Tunisie: Démocratie en danger!
A toutes les époques, les empires de l’Homme se sont étendus sur des milliers de kilomètres, subordonnant les populations à leurs bons vouloirs. Mais c’étaient des empires qui se nourrissaient de sang et qui régnaient par la peur. Les gouvernants d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, vous prennent tout ce que vous avez et vous invitent à leurs jeux pour regarder les autres souffrir et oublier ce que vous avez perdu. A la fin, il ne vous reste plus que l’amertume et le désir de revanche. Il nous faudrait bien des miracles en ce jour et en ceux qui doivent suivre pour recouvrer notre position d’antan et notre ancienne noblesse. Peut-être qu’avec le temps, le pardon et l’indulgence permettront de réconcilier la famille tunisienne, faisant ainsi place à l’espoir et à la promesse de jours meilleurs pour mener le bon combat, pour achever la course, pour garder la foi en l’avenir.
Cela fait presque huit ans que nous confions la destinée de notre pays aux votes frustes du Corps électoral. Au lendemain du premier scrutin, voulant faire preuve de bonne volonté, dans un esprit de concession, je pensais : « Nous devons à la Tunisie un esprit ouvert et donner aux forces en présence, la chance de bien la diriger ». Dans cette disposition, j'espérais que mes craintes pour notre avenir étaient exagérées, mais elles ne l'étaient pas et je me berçais d’illusions.
Au cours des mois écoulés depuis le jour où le régime précédent a été évincé, les forces politiques sont tombées bien en dessous de la barre déjà basse qu’elles s’étaient fixées dans leurs maladroites campagnes. La cruauté indescriptible que l’administration politique a infligée aux familles, y compris aux enfants et à leurs parents. Selon l’opinion publique, l’administration continue actuellement dans cette voie, malgré toutes les protestations et les décisions de justice. Il y a ensuite la négligence monstrueuse des autorités à l’égard du phénomène des Boat-Peoples : après maints naufrages qui ont ravagé nombre de familles, notre administration a à peine répondu ou l’a fait par la répression et un durcissement accru. Des centaines de Tunisiens sont morts. Maintenant, notre administration se réfugie dans une attitude d’ignorance et nie catégoriquement ces décès comme causés par la tempête économique désastreuse qui ravage notre pays. Et, bien sûr, malgré les récentes mises en accusation de plusieurs officiers publics, ils continuent de se jeter leurs erreurs à la tête, laissant le champ libre aux puissances étrangères pour oeuvrer contre notre pays.
Les groupes politiques et leurs acolytes font tellement de fautes, qu'il peut être difficile d’en garder traces. D’ailleurs, c'est peut-être le but recherché, celui de nous confondre, car il est alors plus difficile de garder un oeil attentif sur l’essentiel. L’essentiel, bien sûr, c’est de protéger la démocratie naissante tunisienne, que nous commençons tout juste à expérimenter. En tant que citoyens, c’est notre charge la plus importante. Et maintenant, notre démocratie est en crise. Même s’il n'y a pas de chars dans les rues, la crise est sérieuse. La malveillance de l’administration, par négligence ou du fait de son incompétence, peut être limitée sur certains fronts, pour le moment. Mais nos institutions et notre élan démocratiques sont assiégés de toutes parts. Aussi devons-nous faire tout ce qui est en notre pouvoir pour les défendre. Il n'y a vraiment pas un moment à perdre. Cette attaque contre notre démocratie embryonnaire comporte cinq fronts principaux.
- -Il y a d’abord l'attaque contre la primauté du droit et le principe de hiérarchie des normes avec son corollaires le parallélisme des formes. Si on considère, comme John Adams (deuxième Président, entre 1797 et 1801, et l'un des Pères fondateurs des États-Unis), que la définition d'une république est « un gouvernement de lois et non d'hommes », cet idéal est inscrit dans deux principes puissants, à savoir que Personne, pas même le dirigeant le plus puissant, n'est au-dessus des lois et que tous les citoyens ont droit à une protection égale en vertu de la loi. Ce sont de grandes idées, considérées comme radicales quand les démocraties se sont formées mais vitales et incontestables aujourd’hui. Les fondateurs de cette théorie savaient qu'un chef qui refuserait d'être soumis à la loi ou qui politiserait ou entraverait son application se transformerait en un tyran, dans son sens le plus simple et le plus clair. Cela ressemble beaucoup à ce que nous vivons. (Voir sur ce point l’article de notre collègue Madame Khadija T. Moalla : « Depuis quand les circulaires ministérielles sont-elles plus importantes que la Constitution ? » ; Leaders.com.tn, du 17-09-2018 .
- En deuxième lieu, la légitimité des élections est mise en doute. L’ingérence illégale et le recours à des manoeuvres, dans le tracé des limites des circonscriptions électorales pour que certains partis gagnent. Tout cela nous éloigne grandement du principe sacré des élections libres et démocratiques obéissant à l’adage, « une personne, une voix ».
La Tunisie est en train de vivre dans une période où se déclarent toutes les ambitions politiques et nous assistons à une véritable campagne électorale qui sait taire son nom. Nous sommes à quelques mois des élections présidentielle et législatives prochaines et l’ouverture de la campagne pour le premier tour n’a pas encore été fixée si ce n’est que c’est pour 2019 et probablement pour décembre. Mais les hommes politiques brûlent cette étape. En effet, les candidats déclarés ou potentiels sont déjà en campagne avant l’heure. Lancements des mouvements, publications de livres et créations de clubs de soutien, renversement des alliances, tout y passe. Déjà le landerneau politique est en ébullition et nous sommes à fond dans une atmosphère de campagne électorale et de clientélisme politique. La mouvance présidentielle et de l’opposition sont déjà à la rencontre des citoyens. Presque tous les candidats à cette présidentielle se sont déclarés depuis et sont déjà sur le terrain, au contact des éventuels électeurs. Ainsi, le ton a été donné par les municipales et leurs résultats sans réelles surprise si ce n’est un désintérêt toujours affirmé de la jeune population pour les affaires politiques et une déception déclarée de leurs ainés. Plusieurs supposés candidats à la prochaine présidentielle ont d'ores et déjà pris leur bâton de pèlerin en vue des prochaines joutes électorales et fourbissent leurs armes. A environ un an du premier tour de l’élection présidentielle de 2019, la Tunisie devrait être normalement dans une année pré-électorale. Mais l’enjeu est tel que les hommes politiques semblent avoir sauté cette étape. La campagne est en marche dans les quartiers. Les prétendants candidats n’ont pas encore déposé leurs dossiers de candidature et pour cause…, mais déjà ils multiplient et mettent en avant de petites actions qui ne coutent pas grand-chose, pour donner une illusion de rapprochement de la population et de sensibilité à ses difficultés. Ainsi on peut voir des personnalités politiques aux manifestations sportives, assister les personnes âgées et les nécessiteux en période de ramadhan, visiter les centres d’examen du Baccalauréat et autres. Et à chaque fois, ces actes sont assortis d’une vague médiatique et publicitaire au-delà de la mesure de l’action entreprise visant à amplifier l’oeuvre et encenser le prétendant à Carthage. Tout ce tapage est une annonce silencieuse de la rudesse de ce que seront les différentes confrontations que nous espérons démocratiques, qui se profilent à l’horizon de 2019. Pour avoir les faveurs des populations délaissées, et faire montre de leur popularité au sein de leurs partis respectifs, certains candidats anciens comme nouveaux, veulent investir de manière précoce l’espace public et médiatique et faire leur promotion en dépit de tout. Mais ces prémices de visées électoralistes manquent de sincérité et de consistance. Les différents états-majors politiques s’attelant encore à l’investiture des futurs candidats, ces actions publiques s’avèrent s’inscrire dans des stratégies politiciennes prédéfinies afin d’influencer les choix de leurs formations politiques de ressort et l’électorat. Mais c’est déjà une atteinte à la démocratie que de ne pas respecter la temporalité électorale. Tout le monde se déclare candidat, jeunes comme anciens. Certes, la constitution n’exige pas de limite d’âge des candidats, toutefois ce serait sans conteste la chose à ne pas faire que d’investir un candidat trop âgé ou trop jeune ou encore dont l’expérience politique est de fraîche date et donc qui manque de maturité. C’est d’autant plus vrai que la Constitution du 1er juin 1959 fixait sagement la limite à 70 ans et que dans les pays comme le nôtre, les anciens présidents n’ont jamais su se retirer au bon moment tant ils étaient accros au pouvoir. Du côté des partis, on assiste à des transformations dans les personnes se positionnant comme des rassembleurs et des hommes d’Etat. Certains autres ne cachent pas leurs velléités, confiants qu’ils sont dans leurs chances de réussite ou misant sur leur capital sympathie. D’autres encore, comme FAUST sont prêts à pactiser avec le diable lui-même. La réussite des grands dirigeants réside dans leur capacité de voir loin, de préparer l’avenir et notamment la transition du pouvoir dans des conditions pacifiques loin du chaos, en protégeant et défendant le pays, le peuple et la société. Mais enivrés par leurs ambitions, ils ne semblent pas se soucier du tout de mettre en danger le principe même de la démocratie. - Troisièmement, le gouvernement mène une guerre contre la vérité et la raison en abusant du pouvoir qui lui a été confié, sans cacher ses intentions lucratives. Lorsque nous ne pouvons pas faire confiance à ce que nous entendons de nos dirigeants, sources d'informations, nous perdons notre capacité à demander des comptes, à résoudre des problèmes, à comprendre les menaces, à évaluer les progrès et à communiquer efficacement les uns avec les autres, alors que ce sont les bases d’une démocratie qui fonctionne. Le maître-mots pour permettre à un système socio-politique de progresser c’est la confiance. Aucun de nos politiques n’a su développer un profil de leader, se donner des objectifs, se doter d’un budget de développement et instaurer la rigueur et la discipline par le dialogue avec les citoyens et les convaincre de la légitimité de leurs actions. Les autorités doivent savoir que l’argent collecté au titre des impôts et taxes ne leur appartient pas, ni aux membres de leur famille, mais à la population, aux citoyens qui les payent pour obtenir des services en retour. Le contribuable n’est pas une vache à lait que l’on trait pour combles un déficit ou éponger une mauvaise gestion. Quand on dirige, il faut le faire avec la Parole, il faut le faire avec la foi, car dans la foi, on trouve la sagesse, la discipline et la maîtrise de soi…Les citoyens payent des impôts et taxes pour construire ou reconstruire leur pays, pas pour enrichir ceux qui gouvernent. Gagner la confiance des citoyens c’est instaurer une certaine discipline et de la rigueur. Dans un pays comme la Tunisie, il faut beaucoup de rigueur, de discipline pour avancer. On ne peut rien faire sans la discipline, sans des règlements et des principes établis et surtout sans la confiance des citoyens. Tout ce que nous arriverions à faire en Tunisie, c’est grâce à la confiance instaurée et non par le mensonge institutionnalisé, l’intox et la désinformation. La confiance politique n’est pas un don du ciel, pas plus qu’elle n’est un luxe ou un chèque en blanc. Elle est le produit d’une relation complexe où se mêlent écoute et respect, discours et actions. Il ne s’agit pas de la réclamer comme un droit, ni de la déclarer comme un fait, mais de comprendre ce qui l’anime pour en travailler les raisons. Ce travail, de même que la valeur accordée à ses résultats, est au fondement de la démocratie. Or, force est de reconnaître qu’aujourd’hui la confiance politique n’est plus. Elle s’est érodée, abîmée et l’ampleur du désaveu paraît considérable. Les citoyens, dans la rue comme dans les urnes ou sur le Net, ne cessent d’exprimer leur mécontentement, leur lassitude, leur défiance, voire leur dégoût à l’égard du personnel politique. Chaque nouveau scandale vient renforcer le sentiment populaire d’être gouverné par une élite cupide et corrompue, qui plus est incompétente et dédaigneuse. Dans l’actuel contexte de grande morosité économique, où de trop nombreux ménages peinent à finir le mois, les propos d’un chef d’Etat ou de gouvernement, diffusés par les media, ont du mal à passer. Impossible d’échapper à l’indécence des mots. Impossible d’ignorer le témoignage de mensonges qu’ils portent. Symptomatiques d’une élite politique qui pour beaucoup demeure coupée du monde, ces mots viennent donner carrière et crédit aux discours populistes. La démocratie et ses institutions, quant à elles, en sortent chaque jour un peu plus affaiblies. Au reste, cette crise de confiance n’est pas la simple expression d’une inquiétude générale face aux ténèbres d’un futur incertain. Inquiétude dont les mandataires politiques, incriminés sans nuances, paieraient les frais. Plus profonde, elle porte sur les valeurs qui fondent notre existence collective et nos institutions publiques. Elle touche à la façon de faire de la politique ainsi qu’au statut de ceux qui la font. La confiance qui est en cause ici, et que les citoyens jugent brisée, renvoie au terme ‘’Vérité’’. Cette confiance-là naît dans l’identification, chez autrui, de valeurs et de principes partagés. Elle pointe vers l’appartenance à une communauté de sens, de discours, de destin. Elle répond à la parole donnée. Quoique d’aucuns semblent l’avoir oublié, la confiance accordée aux mandataires politiques ne repose que secondairement sur leur capacité à poser des actes techniques et à gérer les choses. Elle est avant tout fondée sur les moyens qu’ils mobilisent, en termes de discours et d’actions tant pour porter la parole que pour incarner les valeurs de ceux dont ils espèrent les voix ou qui les ont élus. La confiance placée dans les compétences, le talent ou encore l’habileté des mandataires politiques supposent, notamment en période d’incertitude et de doute, une confiance préalable dans la disposition de ces derniers à faire un bon usage de leurs atouts pour servir primordialement l’intérêt général. Demeurer sourd et aveugle au contexte de rupture sociétale constitue une faute politique majeure. En effet, même si le problème relève moins du légal que du légitime, du décent et du juste, mépriser ces valeurs en restant en poste ou en lice, c’est trahir la parole qui a été donnée. Sans confiance, la démocratie tend à se dérober et s’éteint, comme s’étiole l’efficacité du personnel politique dont la parole, largement discréditée, peine à mobiliser autour d’elle. Pour que notre démocratie ait un avenir, il est indispensable de restaurer cette confiance perdue en réparant les liens rompus et en donnant un nouveau corps à la représentation politique. Mais sans trop se faire d’illusions, car le remède miracle n’existe pas et aucun bricolage cosmétique ne saurait enrayer la colère qui gronde. Les décisions et les projets que porte le discours politique ne sont pas évidents, ne s’imposent jamais d’eux-mêmes et ne vont pas de soi. En démocratie, seul la persuasion, fondée sur la confiance dans celui qui porte la parole et qui, par ses mots, esquisse le monde à venir, confère à ces projets et décisions, leur force autant que leur légitimité. Aristote disait dans ce sens : « il y a trois choses qui donnent confiance dans l’orateur, (…) le bon sens, la vertu et la bienveillance ». Concrètement, les mandataires politiques n’ont aujourd’hui d’autre choix que de refonder l’image qu’ils projettent sur la foule citoyenne à travers leurs discours, en appliquant ces trois piliers.
- Quatrièmement, la corruption a pris une envergure à couper le souffle. L'informel bat son plein et les rues et trottoirs sont les sièges des marchands ambulants, qui les prennent d'assaut quotidiennement. Les employés modèles se perdent parmi les autres dont la seule obsession est de gagner de l’argent par tous les moyens et qui cèdent à l’appât d’un gain facile mais destructeur. C’est la corruption qui anéantit la possibilité ou l’occasion d’atteindre et réaliser les objectifs fixés. Elle est automatiquement l’ennemi, celui qu'il faut combattre. Considérant que cette administration a promis de vider et assécher le marécage de la corruption, il est étonnant de voir avec quelle allégresse nos dirigeants, les lobbyistes de l’industrie, les gouvernements étrangers et les organisations républicaines, ont accumulé des profits, occasionnant des conflits d’intérêts, des délits d’initié, des abus de pouvoir et des violations flagrantes des règles d’éthique sans précédents. Aucun de nos officiels n’accepte de donner la priorité au bien public par rapport à ses propres intérêts personnels et/ou politiques. Ils ne semblent pas comprendre que les fonctionnaires de l’Etat sont censés servir le public, et non l’inverse. Les fondateurs de la théorie républicaine pensaient que, pour qu'une république réussisse, des lois sages, des institutions solides et une constitution brillante ne suffiraient pas. La vertu civique et républicaine était l’ingrédient secret qui ferait fonctionner tout le système. Il ne s’agit donc pas, de "communiquer mieux" ni de changer les formes, mais d’accomplir des actes symboliques, capables de témoigner d’un changement réel et radical des moeurs politiques. Les brebis galeuses doivent être sacrifiées et les imposteurs en tous genres dénoncés. En outre, le changement ne pourrait advenir qu’en restaurant l’écoute, car les citoyens ne sont pas seulement des votes à conquérir. Ce sont des voix et des mots qu’il faut entendre, écouter et accueillir et qui doivent dans un deuxième temps être traduits en actions.
- Cinquièmement, la politique menée par le gouvernement sape gravement l’unité nationale qui rend la démocratie possible. Les démocraties sont tapageuses par nature. Nous débattons librement et sommes en désaccord avec force. Cela fait partie de ce qui les distingue des sociétés autoritaires, où la dissidence est interdite. Mais nous sommes maintenus ensemble par de profonds liens d’affection, comme l’a dit Abraham Lincoln, et par la conviction commune qu’en dehors du métissage idéel, il y a un ensemble corporel unifié qui est plus fort que la somme de nos parties. C’est comme cela que la machine sociétale fonctionne. Notre gouvernement ignore les souffrances de certaines régions comme s'il considérait qu’elles ne sont pas des parties de la Tunisie, faisant preuve d’un racisme systémique. Le message qu'il envoie par son manque d'inquiétude et de respect pour certains Tunisiens est indéniable et ses actes disent que certains d’entre nous ne sont pas créés égaux et que certains n’ont pas été dotés par leur Créateur des mêmes droits inaliénables que les autres, ce qui n'est pas juste. Dès le premier jour, notre nouvelle administration a sapé les droits civils que les générations précédentes ont obtenu et défendu par la lutte. Il y a eu sur ce point, des édits très médiatisés et d'autres actions plus silencieuses, mais tout aussi insidieuses. Le ministère de la Justice a largement abandonné le contrôle des services de police ayant des antécédents de violations des droits civils et politiques et ce faisant, il a réduit l'application de la protection des droits de l’Homme. Pendant ce temps, les services de l’immigration et de l’application des droits de douane se déchaînent partout dans le pays et piétinent de leurs bottes, certains des droits citoyens si durement acquis.
Comment en sommes-nous arrivés là?
Le gouvernement et certaines personnalités politiques peuvent être particulièrement hostiles à la règle de droit, à l’éthique dans la fonction publique et à une presse libre. Mais l’attaque contre notre démocratie naissante n’a pas commencé avec les élections. Elle est autant un symptôme qu'une cause de ce qui nous fait mal. Considérez notre corps politique comme un ensemble, avec nos freins et contrepoids constitutionnels, nos normes et nos institutions démocratiques et nos citoyens bien ou moins bien informés, agissant tous comme un système immunitaire nous protégeant de la maladie de l'autoritarisme. Pendant de nombreuses années, nos défenses ont été épuisées par un petit groupe de gens qui ont consacré beaucoup de temps et d’argent à construire une réalité alternative où la science et la parole étaient refusées et où la contre-vérité et la paranoïa fleurissaient. En sapant le cadre factuel commun qui permet à un peuple libre de délibérer ensemble et de prendre les décisions importantes en matière d'autonomie, ils ont ouvert la voie à l'infection de la propagande, de la corruption et des mensonges. Ils ont utilisé leur argent et leur influence pour capturer notre système politique, imposer un programme et priver de leurs droits des milliers de Tunisiens. Les critiques disent que le capitalisme est fondamentalement incompatible avec la démocratie, mais ce n’est que le capitalisme prédateur, non réglementé, qui l’est certainement. L'inégalité économique massive et le pouvoir monopolistique des entreprises sont antidémocratiques et corrodent le mode de vie d’une société.
Pendant ce temps, l'hyperpolarisation s'étend maintenant au-delà de la politique dans presque toutes les parties de notre culture. La force de l'identité partisane et de l'animosité idéologique contribue à expliquer pourquoi tant de responsables continuent de soutenir un gouvernement si manifestement inapte à remplir ses fonctions et antithétique à nombre des valeurs et des politiques que nos fondateurs chérissaient autrefois. Lorsque la politique est conçue comme un jeu à somme nulle et que les membres des autres partis sont considérés comme des traîtres, des criminels, ou d’autres formes illégitimes, alors les échanges politiques se transforment en sport de sang.
Quand on parle de ces choses, on a tendance à se tordre les mains. Mais la vérité est que le radicalisme croissant et l'irresponsabilité des Partis ainsi que des lustres de gouvernement dégradant, de diabolisation des démocrates et de normes dégradantes, sont ce qui nous a donné la crise actuelle. Qu'ils aient abusé de l'obstruction systématique et volé un siège au gouvernement, confisqué les districts municipaux et circonscriptions pour priver certains citoyens de leurs droits ou museler les climatologues du gouvernement, ils ont miné la démocratie tunisienne.
Maintenant, nous devons faire tout notre possible pour sauver notre démocratie et guérir notre corps politique.
Premièrement, nous devons mobiliser une participation massive dans tout le pays, pour réfléchir sur la manière de pallier les maux immédiats de la société, des solutions pour augmenter les salaires de façon à restaurer un pouvoir d’achat respectable, réduire les coûts des soins de santé et lutter pour la justice pour tous. Après la tempête, lorsque la poussière retombe, il est impératif de faire un nettoyage sérieux. Après les scandales qui ont entaché nos institutions, il nous faut adopter une série de mesures drastiques en réponse aux abus de pouvoir.
L’un des principaux domaines de réforme devrait être l’amélioration et la protection de nos valeurs et des droits de tous, ainsi que des élections, afin de mieux sécuriser les systèmes de vote, y compris la sauvegarde des bulletins de vote, les audits des votes et une meilleure coordination entre les autorités nationales, étatiques, régionales et locales. Réparer les dommages causés à la Loi électorale en rétablissant la protection complète dont les électeurs ont besoin et qu'ils méritent. Nous avons besoin d’inscrire automatiquement les électeurs de manière à ce que tout citoyen éligible puisse voter ou être élu dans les mêmes conditions. Nous devons retirer l'argent de notre politique électorale et déterminer un système équitable de financement des campagnes électorales. Pour pouvoir financer une campagne électorale aujourd’hui le candidat doit pratiquement disposer d’une fortune personnelle, ce qui est un mode déguisé de réduction des catégories citoyennes éligibles par l’instauration d’un cens insidieux.
Mais, même les meilleures règles et réglementations ne nous protégeront pas, si nous ne trouvons pas le moyen de réorganiser notre tissu social effréné et de raviver notre esprit civique. Il y a des mesures concrètes qui aideraient, par exemple en mettant en place des programmes de service civil national et en ramenant l'éducation civique dans nos écoles. Nous avons également besoin de réformes économiques systémiques, qui puissent réduire les inégalités et le pouvoir incontrôlé des entreprises et donner une voix forte aux familles qui travaillent. Et en fin de compte, la guérison de notre pays reviendra à chacun d’entre nous, en tant que citoyens et individus faisant consciencieusement leur travail, en essayant de franchir les divisions de la race, de la classe et de la politique et de regarder la société à travers les yeux des personnes différentes de nous. Lorsque nous pensons à la politique et que nous jugeons nos dirigeants, nous ne pouvons pas simplement nous demander : « Suis-je mieux qu’il y a cinq ans ?». Nous devons demander : « Sommes-nous mieux lotis ? Sommes-nous, en tant que pays, meilleurs, plus forts et plus justes ? ». La démocratie ne fonctionne que lorsque nous acceptons l’idée que nous sommes un ensemble.
En 2018 encore, une interrogation nous interpelle dans les faits, en raison du comportement de nos dirigeants, qui est de savoir si nous avons, une république ou une monarchie ? Cette question mobilise parfois les esprits éclairés ces derniers temps. La contingence de notre système montre à quel point notre expérience en matière d'autonomie gouvernementale et de démocratie est fragile et, au vu de l’histoire humaine, empreinte de fugacité. La démocratie est peut-être notre droit de
naissance en tant qu’Humains, mais ce n’est pas quelque chose que nous pouvons prendre pour acquis. Chaque génération doit se battre pour cela, doit nous rapprocher de cette union plus parfaite de la citoyenneté. Ce temps de lutte et de vigilance est revenu.
Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
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