Riadh Zghal: Allons-nous persévérer sur le chemin de la démocratie?
Persévérer sur le chemin de la démocratie nécessite un leadership cohérent avec les principes démocratiques. Ce leadership n’est pas le fait d’une personne désignée par «le chef», voire «le chef suprême» auquel on se soumet sans discuter, parce qu’il a des qualités exceptionnelles ou parce que c’est la tradition ou la règle dans un système bureaucratique. C’est plutôt un leadership qui s’appuie sur des valeurs et des normes partagées qui servent de référent aux comportements des dirigeants. Ces valeurs que l’on peut assimiler à des principes comme l’équité par exemple, et ces normes qui sont autant de modes de comportements respectueux de ces principes, le tout guidé par une vision, des orientations, des objectifs collectifs à atteindre. Or tout cela ne peut constituer un aboutissement naturel et quasi automatique d’un vœu démocratique si noble et si sincère soit-il.
La lame de fond qui a secoué la Tunisie et renversé un régime fondé sur le pouvoir centralisé a certes mis en avant des valeurs et principalement celle de la dignité et de la démocratie, mais les normes pour les appliquer n’étaient pas au rendez-vous. Il s’agit là de comportements, de culture et le changement culturel est difficile et lent même à l’ère du numérique. Les médias et les faiseurs d’opinion ont tenté, au lendemain du soulèvement de 2011, de montrer la voie de la mise en place d’une réelle démocratie. Par exemple Jawhar Chatty avait écrit dans le journal La Presse du 8 janvier 2012 : «Il faut ouvrir les horizons, créer les perspectives favorables à la collaboration et à la mobilisation.» On a cru dans les institutions, on a promulgué une constitution que l’on a cru être le pare-feu empêchant le retour d’une dictature. Mais l’émergence d’un leadership malgré tant d’élections décrites comme «libres et transparentes» se fait encore attendre. Parce que la démocratie, on ne connaît pas. Elle n’est pas seulement élections de représentants du peuple. Au fait représentant du peuple, cela veut dire quoi ? Combien de Tunisiens se reconnaîtraient dans un Gassas, un Mourou, un Ben Jaafar, une Ben Toumia ou une Abbou même s’ils ne douteraient pas de leur bonne volonté pour servir le pays? Toutefois, les Tunisiens reconnaissent malgré tout l’importance des institutions. Ils se sont mobilisés lorsqu’il y avait des risques de dérapage menaçant les acquis de la femme; la société civile a poussé à la promulgation de lois favorables à l’égalité, à la lutte contre la violence faite aux femmes, la corruption, la discrimination…
La révolte et la chute du régime ont créé les conditions favorables à la révélation de toutes les contradictions, les paradoxes, les fractures, les maux divers de la société en plus de l’avidité de pouvoir de certains grisés par le fait que ce pouvoir était là à ramasser. Malgré tout, cela avait du positif car les Tunisiens ont découvert leur diversité longtemps tue par des régimes totalitaires et commencé à reconnaître que le vivre-ensemble nécessite de la tolérance et l’acceptation des différences. Quelques petits pas sont faits dans ce sens, qu’il s’agisse de genre, de région, d’idéologie mais le chemin pour effacer l’accumulation de clivages des décennies durant reste encore long. Des signaux positifs plus ou moins faibles de l’avancée vers une démocratie délibérative orientée vers la participation, le dialogue, la négociation, voire l’association, apparaissent à l’horizon. Je citerai la discrimination positive inscrite dans la constitution, le chemin parcouru en matière de décentralisation et l’organisation réussie des élections municipales qui a promu une mosaïque d’édiles municipaux indépendants ou appartenant aux divers partis, la défense acharnée de la liberté d’expression permettant à des voix jadis étouffées à devenir audibles, l’engagement au plan économique dans le partenariat public-privé, le paysage de la rue désormais diversifié : que les femmes se teignent blondes, se promènent en minijupe ou en jeans moulants ou bien en foulard ou voilées, que les hommes portent une barbe fournie ou des bijoux, cela ne semble plus gêner outre mesure.
En revanche, d’autres signaux risquent de faire le lit d’une nouvelle dictature. Il y a d’abord les médias qui ont mis en avant, y compris dans les journaux radiodiffusés et télévisés, cette tendance du citoyen à se déresponsabiliser et à miser sur l’Etat pour résoudre tous ses problèmes (on apprend davantage sur les revendications que sur les efforts déployés par des acteurs institutionnels ou de la société civile en faveur de la communauté). Ensuite, il faut relever que de nombreuses voix s’élèvent contre la démocratie. Ils trouvent à cela plus d’un argument :les difficultés économiques au niveau de l’Etat (déficit budgétaire et de la balance commerciale, endettement, incapacité d’appliquer des accords signés avec des corps de métiers et des structures de la société civile…), l’appauvrissement de la classe moyenne, de l’extension de la corruption et de l’économie informelle et bien d’autres griefs qui font que certains souhaitent un coup d’Etat à l’égyptienne, un retour de l’Etat autoritaire sous prétexte que le citoyen tunisien n’est pas du tout «mûr» pour la démocratie… Parallèlement apparaît une montée de ce que Maurizio Ferraris appelle l’imbécillisme à cause d’Internet, au téléphone portable et aux réseaux sociaux qui ont donné la parole à tout un chacun pérorant sur le Net en dehors des codes de bienséance et du respect de l’autre, permis la diffusion d’informations mensongères et non moins influentes. Tout cela constitue une réelle menace pour le processus démocratique. Certes la démocratie peut être considérée comme une condition nécessaire pour le développement économique et humain mais elle n’est pas suffisante. La démocratie, c’est des institutions mais aussi et surtout une culture, des attitudes et des comportements. L’aspiration à la démocratie a été criée haut et fort par la jeunesse tunisienne en 2011 et par tous ceux qui ont subi dans leur chair la répression d’un régime autoritaire. Continuer la marche du processus démocratique est aujourd’hui une opportunité historique pour instaurer la liberté et le respect des droits de l’Homme avec un effet de non-retour. Si on échoue dans cette dynamique, personne ne peut répondre de quelle dictature sera fait l’avenir, ni de combien d’autres révolutions la société aura besoin pour désapprendre les pratiques dictatoriales et neutraliser les aspirations de ceux qui sont avides de pouvoir et ne cherchent qu’à faire échouer toute tentative d’autonomie individuelle, groupale ou nationale.
La démocratie est un apprentissage et pour que ses principes soient étendus à toutes les sphères de la société, il faut de la pédagogie et du leadership. De la pédagogie parce qu’il s’agit d’un changement culturel profond qui rompt avec des représentations et des comportements d’une autre époque. Le changement viendra d’un sens partagé de ce qu’est l’intérêt général, et ce sens il faut le définir clairement et le diffuser, mais avant cela il faut que les cloisonnements qui séparent les partis, les institutions et les organisations de la société civile perdent de leur étanchéité. Le sens de l’intérêt général devra être décliné en national, régional et local. Il réside également dans la reconnaissance que chaque citoyen, quelle que soit sa position, dispose d’une marge de liberté pour agir soit individuellement, soit collectivement, au lieu d’attendre que le remède vienne d’ailleurs. Et la pédagogie ne porte pas ses fruits grâce aux seuls discours mais surtout grâce à l’ajustement des discours avec les actes que sont les politiques et les comportements des dirigeants à tous les niveaux. Et pour avoir raison des écueils qui jalonnent le chemin vers la démocratie, notre pays a besoin aujourd’hui d’un leadership en mesure de persuader du sens de l’intérêt général établi, qui aide le citoyen à supporter les turbulences du changement, les efforts et les sacrifices nécessaires pour atteindre l’état du système social et de la gouvernance souhaités. Maintenant que les lignes ont bougé à plus d’un niveau, nous devons rester vigilants pour éviter des reculades néfastes pour les générations futures de notre pays.
Riadh Zghal