Taoufik Habaieb: Amortir les chocs à venir...
Les Tunisiens ne se posent plus la lancinante question : où va le pays ? Droit au mur ! Ils en sont désormais convaincus. Leur grande interrogation est de savoir : que peut-on faire ? Que doit-on faire ? Comment parer à la situation actuelle ? Comment freiner à temps ce choc fatal ?
Sans pessimisme excessif, tout semble y conduire si un sursaut salutaire n’intervient pas massivement pour sortir la Tunisie de la crise. Oubliez les tableaux de bord économiques et financiers, regardez les Tunisiens. La dualité du pays entre riches et pauvres se cristallise de plus en plus, face à l’érosion du pouvoir d’achat et l’absence de sources de revenus, entre très riches et quasiment tous pauvres.
En jeans, en veste-haillon ou en kachabia, comme pour les «gilets jaunes» français, la colère n’est plus encore latente en Tunisie. Elle est partout perceptible. Et risque d’éclater à tout moment en lame de fond puissante que plus rien ne saurait arrêter. Comme désormais partout ailleurs dans le monde. Aux marginalisés et laissés-pour-compte, s’ajoutent des centaines de milliers de familles aux abois, gagnées par le désespoir, menacées dans leur panier quotidien, ruinées dans leurs maigres ressources.
Tous ne demandent plus écoute, mais réponse ! Jamais l’anxiété, qui a rapidement supplanté l’euphorie des premières semaines de 2011, n’aura suscité autant d’anxiolytiques, d’antidépresseurs, d’addiction aux drogues et autres boissons alcoolisées et spiritueux. Les chiffres sont là, les dégâts aussi. La réaction n’attendra pas. Le pouvoir du Nous, spontané, déstructuré, sans commandement ni représentants, comme aux origines du 17 décembre 2010 - 14 janvier 2011, s’imposera de lui-même.
La perte d’illusions a éteint toute magie de la révolution promise. La rupture n’a pas eu lieu. La citoyenneté nouvelle tarde à s’accomplir. Dans cette absence totale de visibilité et de leadership, les querelles politiciennes n’ajoutent à la complexité de la situation que perplexité générale et manque de confiance aux hommes politiques et en l’avenir. Et une grande peur du vide.
Déconnectée de la réalité profonde sur le terrain, la classe au pouvoir et celle qui y prétend ne fournissent aucun effort d’imagination. Encore moins de réponse. Tant il est vrai que la marge de manœuvre est bien réduite. A moins d’un an des élections législatives et présidentielles et leur effervescence croissante, le stress du temps a accéléré les changements d’alliances (Ennahdha avec Youssef Chahed, mais aussi Machrou, Al Moubadara et Al Itlaf, alimenté par les dissidents de Nidaa Tounès). Les nouvelles ambitions personnelles se multiplient dans un rebattage cafouilleux des cartes. Alors que le modèle économique tire la langue de nouveau.
Dans cet imbroglio, le chef du gouvernement Youssef Chahed veut se tenir vent debout, bravant les tempêtes, forçant le passage, dans une course effrénée pour la récupération politique et la consolidation de ses chances pour les échéances de 2019. Il sait pourtant que les véritables atouts ne sont pas entre ses mains.
Les chocs à venir sont multiples et ravageurs. Financiers, faute de recettes suffisantes, et encore plus en devises; économiques, avec une inflation galopante et une croissance difficile à relancer. Sociaux, sous le poids de la précarité et du chômage, et sécuritaires, le risque terroriste persistant. Le plus compliqué est le choc politique, du fait d’une rupture de l’attelage récemment monté et d’une montée en puissance de la contestation populaire difficile à maîtriser.
Quelle que ce soit son ingéniosité, la nouvelle feuille de route du gouvernement pour 2019 que Youssef Chahed s’échine à peaufiner ne garantira pas la sortie de crise, tant qu’elle n’est pas adossée à une lecture juste de la réalité, des réponses directes aux demandes et financements appropriés.
Le temps des choix fatidiques est arrivé. Trancher dans le vif, lancer les réformes, aussi douloureuses et impopulaires qu’elles soient, pourchasser intensivement la malversation et rendre justice à tous les opprimés, à tous ceux dont les droits sont spoliés et la dignité est bafouée, ne constituent plus une option, mais un impératif.
Le temps de la politique politicienne, des alliances conjoncturelles et des récompenses est révolu. L’habileté au pouvoir qui a jusque-là permis peut-être de naviguer sous la houle n’est plus à même de mener la Tunisie à bon port.
Pas besoin de radars puissants pour identifier les chocs à venir. Ils sont là! Tout est de savoir comment, sinon les éviter, du moins les amortir. C’est l’essence même du commandement politique auquel les Tunisiens appellent de tous leurs vœux en ultime recours. Leur vote risque de s’imposer en sanction. Si ce verdict des urnes venait à se produire, il serait certainement grave.
Taoufik Habaieb