Saïda Douki Dedieu
On a un perdu sa trace depuis qu'elle a quitté la Tunisie. Mme Saïda Douki Dedieu, psychiatre de renom, vient d’être nommée Professeur émérite. Partie à la retraite en décembre 2008, et installée à Lyon, elle visite la Tunisie avec constance et se rend à son bureau, à l’hôpital Razi, où elle continue à vaquer à ses recherches scientifiques, comme toujours. Une nomination qui vient à point nommé. Nos félicitations ! A cette occasion, Leaders emprunte à Mohamed Bergaoui, journaliste écrivain, le Portrait de Mme Douki, paru dans son livre « Médecine et Médecins de Tunisie, de Carthage à nos jours » publié en janvier 2010 chez «BERG-EDITION ».
Said Douki: La Militante
1973 : Saïda Douki qui n’avait que 25 ans, vient d’atterrir pour la première fois à Paris. Objectif : s’inscrire pour des études de psychiatrie à la Faculté de Médecine Cochin-Port Royal à Paris. Pour celle qui a brillé dans ses études supérieures à la Faculté de Médecine de Tunis, et qui était recommandée par le Pr. Mongi Ben Hamida à son collègue Français le Pr. Pichot, cela devait se passer sans encombre.
Premier contact. Premier obstacle. On lui demandait de fournir sa thèse qu’elle n’avait pas encore soutenue. Le refus était net et a priori sans appel. Elle était ébranlée. Mais décida de ne pas baisser les bras. Son caractère trempé lui dicta sa conduite. Son énervement était à son paroxysme quand elle décida de frapper à la porte du ministère Français de l’Education. Il était 18 heures. Les larmes aux yeux, elle croisa une secrétaire qui lui indiqua le bureau du responsable qui pourrait éventuellement l’aider tout en la priant de faire comme si elle ne l’avait pas rencontrée.
Les larmes séchées mais les yeux rouges, la jeune Saïda pénétra dans le bureau après avoir frappé. Elle était confuse mais parvint à expliquer son désarroi et son inquiétude avant de lancer tout de go : « Pour moi, il n’est nullement question de repartir à Tunis pour soutenir ma thèse ».
Que pouvait-il répondre devant tant d’audace et d’assurance ? Il la rassura puisque les deux facultés de Médecine de Tunis et de Paris sont liées par des accords de partenariat depuis la création de la Faculté de Médecine de Tunis en 1964.
Saïda Douki qui a toujours su ce qu’elle voulait, a constamment tenu à se prendre en charge et maîtriser un destin qui plus d’une fois semblait lui échapper. « Je n’avais que deux ans quand j’ai décidé de devenir psychiatre », dit-elle souriante en lisant sur mon visage une sorte d’étonnement mêlé d’incrédulité. Sans me laisser le temps de réagir, elle ajoute, comme pour étayer sa thèse : « Dans le quartier des Tripolitains, à Monastir où je suis née, il y avait une femme qu’on appelait Saïda Al Mahboula (la folle). Elle était d’une grande gentillesse. Et chose curieuse, toutes les maisons lui étaient ouvertes tant et si bien qu’elle pouvait passer la nuit là où elle le désirait », ajoute –t-elle attendrie par cette image qui l’a faite vibrer et pour laquelle elle s’était jurée de devenir Psychiatre. Plus tard, Saïda Douki découvre qu’elle avait une demi-sœur, arriérée mentale, qui enchanta son enfance par les débordements de son imagination, mais dont elle ne comprit que plus tard la souffrance. Cela, révèle-t-elle, décupla ma conviction de devenir ce que je suis afin de guérir ceux que la société désigne par « marginaux ».
Pour atteindre cet objectif, elle ne reculera devant rien ni personne. Cette native de Monastir un certain 27 décembre 1948, commença par fréquenter les Moniquettes, sorte d’école préparatoire tenue par les sœurs françaises, avant de suivre ses parents, installés à Sousse, et de s’inscrire à l’école primaire de l’école française de la gare. Poursuivant ses études secondaires au lycée de Jeunes Filles de Sousse (Mission Culturelle Française), elle obtint son baccalauréat, section philosophie avec mention très bien. Une chance ! Non. Mais le fruit de plusieurs années de labeur et d’une intelligence au dessus de la normale. Ses professeurs envisageaient pour elle une carrière dans la même spécialité. Elle n’avait que 17 ans. Elle se plia à leur volonté et s’inscrivit, sans trop de conviction, à la faculté de lettres de Tunis.
Au bout de trois mois, elle décida de se réorienter à la faculté de Médecine. « Mon père qui nous a constamment encouragé dans nos choix, me donna le feu vert », dit-elle fière de ce père qui « nous apprit, mes frères et sœurs et moi-même l’importance du savoir ». Décidée plus que jamais à avoir gain de cause, elle remua ciel et terre et finit par être reçue par le chef de Cabinet du ministre de l’Education Nationale qui, au vu de ses notes, lui a signé, sur le champ, son inscription à la faculté de Médecine, alors fermée aux littéraires.
L’important restait à faire. Il fallait réussir cette première année préparatoire. Elle réussit avec la mention assez bien. Celle qui avait l’habitude de réussir en tant que lauréate accepta de bonne grâce une mention assez bien qui lui ouvrait enfin les portes toutes grandes de la Faculté de Médecine de Tunis. Depuis, très vite, elle suivra sa destinée qui semblait toute tracée : Une ligne droite ponctuée de bien de moments forts d’une vie dédiée au bonheur d’autrui du moins à la bonne santé mentale d’une frange de la société.
A la faculté de Médecine de Tunis où elle entra, en 1966, elle allait être l’étudiante de professeurs aussi réputés que Zouhaïr Essafi « une véritable star. Très attachant malgré un caractère très sévère », Hassouna Ben Ayed, « éblouissant par son savoir », Saâdeddine Zmerli « un grand pédagogue qui venait spécialement d’Alger pour enseigner », Sleim Ammar « un maître incontesté » qui, quelques années plus tard « m’aidera à prendre sa relève ». « Difficile de se rappeler de tous les professeurs puisque beaucoup étaient des étrangers et ne venaient à Tunis que l’espace d’un cours qui peut durer une semaine ou deux », dit-elle en sirotant un thé infusion sans sucre par ce samedi après-midi du mois de juin. « Nous étions 22 étudiants dans cette promotion, la 3ème de la faculté de médecine de Tunis », ajoute-t-elle non sans souligner que « c’était réellement la belle époque ».
A la fin de la cinquième année de médecine, elle émit le vœu de passer son stage d’internat à l’hôpital Farhat Hached à Sousse dans le service de Chirurgie du Professeur Hamadi Farhat. C’était la première fois que des étudiants venaient passer un stage à Sousse. Ils étaient 6 internes au total et Hamadi Farhat dont la « compétence était fort connue » jubilait. Saïda Douki était la seule fille du groupe. Elle ne répugnait guère, en jeune fille émancipée, à porter le pantalon. Hélas ! Cela n’était pas pour plaire au Directeur de l’hôpital, le Dr. Hamed Karoui dont le bureau donnait directement sur l’entrée de l’hôpital. « Il chargea mon directeur de stage de me dire qu’il « vaudrait mieux venir en jupe afin d’être en conformité avec les us et traditions de la ville », raconte-t-elle l’air sérieux. Elle tint sa promesse et arriva le lendemain, mode oblige, en mini jupe. Ne manquant ni d’attrait ni de charme, elle provoqua grâce à cette intelligente pirouette l’hilarité du Docteur Karoui qui accourut pour voir le professeur Farhat lui disant : « Finalement, je crois qu’il vaut mieux qu’elle vienne en pantalon ». Une petite parenthèse qui n’ôte en rien le sérieux avec lequel elle poursuivit son stage.
Celle qui allait obtenir le Prix de thèse de la Faculté de Médecine de Tunisie et Lauréate de la Faculté, en 1971, montra tant de bonnes dispositions au service de chirurgie que Hamadi Farhat la chargea d’opérer un patient d’une hernie inguinale. Elle accepta. Il était à ses cotés. « Juste au moment de porter le premier coup de bistouri, il me posa la question de savoir si je devais opérer sur le côté droit ou gauche du patient », raconte –t-elle surprise par la question, ajoutant que me voyant hésitante, il me sermonna en déclarant « en opérant, il faut être sûre mademoiselle » tout en la priant d’aller vérifier sur le dossier. C’est ce qu’elle fit. « Cette leçon, je ne l’oublierai jamais ».
A Paris où elle débarqua en 1973, elle poursuivit ses études de psychiatrie à la Faculté de Médecine Cochin - Port Royal à Paris jusqu’en 1978. Ce faisant, elle prépara sa thèse sur « le diagnostic en psychiatrie » qu’elle soutint avec succès à Tunis. Le premier prix de thèse lui fut décerné. Le 1er avril 1978, l’interne des hôpitaux psychiatriques de Paris revient au bercail prendre ses fonctions au service du Professeur Sleim Ammar, « un grand patron dont le nom restera à jamais gravé dans ma mémoire », dit-elle reconnaissante à celui qui lui avait tout délégué qui l’avait aidé et associé à tous les travaux de recherches qu’il avait entrepris à compter de cette date. Dix ans plus tard, elle lui succède en qualité de Chef de service hospitalo-universitaire à l’hôpital Razi de Tunis. En 1991, elle est professeur de psychiatrie à la Faculté de Médecine de Tunis.
Depuis, Saïda Douki allait se donner corps et âme au métier qu’elle avait choisi. Elle s’assumera de la meilleure des façons. Elle est présente sur tous les fronts : national, arabe, francophone et international. Sa réputation de psychiatre de renom, elle allait la forger lentement mais sûrement. En 1988 déjà, un premier prix scientifique, à savoir : Le prix Maghrébin de Médecine du Président de la République Tunisienne pour son « Manuel de Psychiatrie du Praticien Maghrébin ».
En 1993, elle est membre fondateur de la Société Tunisienne de Psychiatrie qu’elle préside entre 1996 et 2002 puis de 2004 à 2006. Sous sa présidence, elle organisera, à Tunis, en 2001, le IX° Congrès de la Fédération des psychiatres Arabes dont elle est président jusqu’à ce jour. Deux semaines plus tard, elle récidive en organisant, à Hammamet, le Centième Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française dont elle est élue Présidente.
Femme émancipée vibrant avec son environnement dans son sens le plus large, Saïda Douki est de toutes les réunions et autres conférences scientifiques sur la condition de la femme particulièrement dans le monde islamique. Mieux. Elle est membre international de l’Association américaine de psychiatrie depuis 1998, et secrétaire générale de la section consacrée à la santé mentale des femmes. Du Forum bipolaire Tunisien dont elle est membre fondateur et Présidente en passant par le Comité de lecture international de la revue « L’Encéphale », Saïda Douki est également secrétaire général de la section « Santé mentale des femmes » de l’Association Mondiale de Psychiatrie depuis 2003 et co-Présidente de la section « Management et résolution des conflits » de l’Association Mondiale de Psychiatrie depuis la même année.
Cette femme à l’activité débordante est l’auteur de pas moins de 200 publications dont 26 indexées sur PubMed, précise-t-elle ravie de trouver dans Internet une nouvelle dimension pour élargir son champ d’activité. Depuis quelques années déjà, elle ne se déplace jamais sans son PC portable. « Une mine d’informations en même temps qu’un outil extraordinaire pour communiquer », souligne-t-elle en jetant un coup d’œil furtif sur son PC pour en contrôler la charge de la batterie.
Ses charges administratives ont toutes un lien direct avec la santé mentale et tout ce qui peut l’altérer comme les drogues ou encore les stupéfiants. Ses multiples occupations ne gênent en rien ses centres d’intérêts qu’elle résume en quelques mots : Psychiatrie transculturelle, santé mentale des femmes, troubles bipolaires et psychopharmacologie. A ce niveau, nous citons la publication de deux articles dans un ouvrage collectif espagnol. Le premier sur « La maladie mentale dans la perspective islamique » et le second sur « Les aspects culturels des troubles de l’humeur ».
Commandeur de l’Ordre de la République et récipiendaire de la médaille du mérite de la Santé Publique et de l’Education Nationale, Saïda Douki est, en 2005, Professeur Invité à la Faculté de Médecine Claude Bernard de Lyon et est depuis le 1er septembre de la même année et pour une durée de trois ans, Professeur Associée à la même Faculté. Mariage oblige, elle s’installe à Lyon avec son mari Jean Pierre Dedieu, Directeur de Recherches au CNRS.
Bien qu’elle ait quitté l’hôpital Razi (2006) dont elle garde des souvenirs indélébiles, Saïda Douki planche, à son habitude, sur plus d’un dossier, sur plus d’une thématique. Elle élabore avec l’OMS un instrument d’évaluation des systèmes de santé mentale dans le monde : « le WHO-AIS assessment » et participe, au sein du Comité Editorial International, à la X° révision du « Textbook of Psychiatry » de l’Association Américaine de Psychiatrie. Parallèlement, elle se concentre sur ses thèmes favoris, à savoir : La santé mentale des migrants, les aspects culturels du trouble bipolaire, les attentats-suicides et suicides, le travail et la santé mentale des femmes (en anglais), l’usage des psychotropes chez le sujet âgé et la santé mentale de la femme âgée.
Autant dire des dossiers « hard » pour une femme « soft » dont la nostalgie la ramène avec constance à l’hôpital Razi, là où elle s’est donnée à fond. Ne regrettant rien mais ne pouvant s’empêcher de dire « ce fut la belle époque ». Des moments forts : Sa prise de fonction avec Sleim Ammar, « symbole du sacrifice et du don de soi » ainsi que la visite du Président Zine El Abidine Ben Ali et de son épouse à cet hôpital le 26 décembre 1995. « Une visite unique dans le monde » souligne-t-elle reconnaissante, ajoutant qu’elle a « permis de déstigmatiser la maladie mentale en Tunisie. Et c’est très important pour la guérison du patient ». Un autre thème qui lui tient à cœur : « La fin de l’internement de nombreux patients et leur intégration au sein de la société ».
Par Mohamed BERGAOUI (1)