Houda Cherif à Souad Abderrahim : Ne faites pas de la capitale une Tunis Town arabisée
Chère Madame la Mairesse de la ville de Tunis,
Soulevée par votre dernière décision d’arabiser l’ensemble des enseignes de la ville de Tunis, j’ai tenu à vous adresser cette lettre pour vous inviter à réfléchir sur certaines questions que vous avez peut-être oublié dans le tumulte de votre aventure municipale.
D’abord et pour commencer, je voudrais, chère madame, vous exprimer ma grande déception, voire mon regret d’avoir défendu la candidature d’une femme à ce poste en me reposant sur ma grande obsession de l’idée que la femme doit absolument accéder au sommet de l’Etat pour occuper les postes de prise de décision, ma profonde conviction que la femme est particulièrement capable de mener au meilleur la vie de sa commune et ma naïve pensée que l’idéologie ne pourrait en aucun cas s’y interférer ou faire la différence.
Chère Madame,
Je tiens à vous préciser que nous vivons dans un monde où la globalisation est de rigueur. De nos jours, tous les pays se mobilisent pour assurer un maximum d’ouverture sur les cultures et civilisations étrangères dans une quête d’un développement socio-économique équilibré et équitable qui respecte le droit de ses populations à satisfaire leurs curiosités et leurs besoins de mobilité et de découverte.
Dans un passé pas très lointain, la Tunisie fut, comme vous le savez très bien, le symbole de la modernité, de la diversité et de la tolérance dans le monde arabe. Notre richesse en matière de langues lues, parlées et écrites était non seulement une fierté mais aussi notre porte d’accès vers l’univers des lettres, des sciences et du savoir. Le Tunisien fut par excellence un homme curieux, libre et distingué par un penchant vers les langues et les cultures étrangères. Cela n’a jamais pour autant constituer une entrave à son authenticité ou à l’authenticité de la Tunisie. Au contraire, sa maîtrise des langues lui a servi comme tremplin pour faire connaître ses choix, ses traditions, ses coutumes et mettre en valeur une Tunisie à la fois moderne et authentique . Ça lui a aussi permis d’être précurseur dans divers domaines et à montrer l’exemple aux autres pays arabes.
Cela étant dit, la langue arabe tout comme les langues natales dans les pays du monde entier, demeure une langue que nous devons savoir préserver sans en faire une obsession.
Lors de mon tout premier séjour au pays du soleil levant dans les années 90, je me rappelle avoir atterri dans un pays totalement étrange.. Toutes les enseignes, affiches, tous les noms des stations de trains, de métro étaient en Kanji. Avant de commencer mes cours de langue japonaise, j’ai littéralement vécu le sentiment d’un analphabète et je peux vous dire, madame, que c’est un sentiment bien bizarre et assez frustrant.
J’espère que ce sentiment ne sera pas imposé aux touristes qui viendront visiter notre belle capitale et aux résidents étrangers qui décident de s’y installer.
S’attacher à sa propre langue est un honneur indéniable mais s’y attacher exclusivement pour s’y attacher quand on a déjà accompli d’énormes pas respectables et respectés vers l’avant est en effet déplorable. Ce triste et regrettable bond en arrière et une voie sûre vers un renfermement sur soi-même qui ne peut en aucun cas servir l’intérêt du pays. Sans s’attarder longtemps sur tout ce que cela pourrait entraîner comme problèmes d’ordre économique et social, je me permets seulement d’attirer votre attention sur le fait que cela n’est guère la meilleure des décisions dans un pays qui ne cesse de se battre pour attirer et gagner la confiance des investisseurs étrangers et qui devrait, par conséquent, leur garantir une vie confortable qui répond à leurs besoins et qui respectent les critères d’un pays avant-gardiste digne d’accueillir des projets de taille capables de procurer de l’emploi à ses sans emplois. Cela sans parler des coûts que la concrétisation de votre décision va incomber sur les pauvres commerces dans cette situation de difficultés économiques particulièrement pesantes.
En faire de Tunis une « Arabia Town » du style China Town serait une énorme erreur que l’histoire retiendra. Cependant, ce qui me fait le plus mal chère Madame, c’est que l’histoire ne va pas seulement retenir cet énorme pas en arrière imposé sur la ville de Tunis au 21e siècle mais elle retiendra aussi que ça été fait par une femme. Unénorme coup au leadership fémininTunisien.
À la fin et dans l’espoir d’une révision de cette décision qui ne représente aucune des priorités du moment, veuillez recevoir, Madame, mes salutations les plus distinguées.
Titulaire d’une Maîtrise en Langue, Histoire et littérature anglaises, d’un diplôme en Communication et en Médiation et d’un Master en Enfance et Education artistique.
Activiste politique depuis 2011, co- fondatrice de AfekTounes et ancienne membre du bureau politique de Afek et du Joumhouri. Démissionnée du travail partisan en 2013, elle s’est engagée dans la Société Civile en fondant avec un groupe de femmes leaders le Connectin Group Tunisie qui s’est penché sur la consolidation des capacités des femmes dans divers domaines dans le but de leur permettre l’accès aux postes de pouvoir et leur procurer une meilleure visibilité. Houda Cherif a occupé le poste de Conseillère auprès du Président de l’ARP chargée de communication et de Société Civile.
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