Le pont Ajim-El Jorf : Le projet de toutes les controverses
Deux ministres et une Secrétaire d’Etat, respectivement de l’Equipement, des Domaines de l’Etat et à l’Environnement du côté tunisien, l’ambassadeur de Chine et des représentants de la société CCECC du côté chinois, la présence ostentatoire de tous les députés du gouvernorat, enjeu électoral oblige, tous étaient au rendez-vous à Djerba, samedi 13 avril. L’objet d’une telle présence massive résidait dans la présentation aux responsables locaux et régionaux et aux représentants de la société civile, savamment triés pour la circonstance, du projet tant controversé de construction du pont devant amarrer l’île de Djerba au continent.
Dotée d’un pont, Djerba est-elle dans le besoin d’un autre?
Avec ses trois voies d’accès en vigueur, terrestre au sud, par le biais de la chaussée romaine, maritime à l’ouest à travers la desserte assurée par les bacs, et aérienne au nord par l’aéroport international Djerba-Zarzis, l’île de Djerba est-elle dans le besoin d’un deuxième pont, certes acclamé par les uns, mais farouchement et objectivement contesté par bien d’autres?
Les préjudices, que font subir aux pauvres usagers les retards incessants et les perturbations affectant la régularité de la desserte maritime entre le continent et l’île de Djerba, ne laissent pas d’autres choix à certains que d’admettre, bon gré mal gré, l’alternative du pont, quelque irrationnelle qu’elle soit. Mais, qu’ont fait le ministère de l’Equipement et les services régionaux y afférents pour rappeler à l’ordre le personnel en charge de la desserte, souvent zélé à outrance et agissant selon son humeur du jour ? Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse un soleil de plomb, ils demeurent de marbre face aux longues files d’attente et des souffrances des usagers, se plaisant à garder invariable la fréquence des dessertes et le nombre de bacs à mettre en œuvre. Lorsque tout est prétexte pour mettre les bacs aux arrêts et compromettre la fréquence régulière des dessertes : conditions atmosphériques prétendument défavorables, zèle coutumier du personnel, défaillances mécaniques, il n’est plus surprenant aujourd’hui de voir des citoyens se résoudre, non avec enthousiasme et conviction, à s’allier avec le diable pourvu que le calvaire de la longue attente cesse.
Le projet du pont : la solution de la fuite en avant
Au lieu de parer à de telles défaillances, somme toute aisément remédiables moyennant une bonne volonté, nos responsables, mus par on ne sait quel dessein inavoué, optent, en revanche, pour les solutions les plus insensées et les plus effrontées.
Au cas où, par malheur, le projet irait de l’avant, et en attendant que les travaux de construction dudit pont, si entamés, prennent fin, d’ici au moins quatre ans, que comptent faire ces voix qui montent pour appeler à sa réalisation et qui sont déjà parties en guerre contre celles et ceux qui leur sont contraires d’avis ? Taire leurs souffrances et tout le calvaire encore à endurer pour de longues années, ou réclamer d’urgence, auprès de qui de devoir d’agir et de sévir, la cessation immédiate de ces agissements révoltants et irresponsables des agents chargés de la gestion de la desserte, et exiger des mesures concrètes urgentes de rénovation de la flotte vétuste, ou à défaut, une volonté libératrice de privatisation ? Car, de telles mesures ne feront que régulariser la fréquence des dessertes, qu’écourter, donc, la durée de l’attente, et que faire changer d’avis à beaucoup qui, en désespoir de cause, revendiquent,aujourd’hui, vivement le pont.
La fin des travaux du tronçon de l’autoroute Gabès-Médenine est annoncée à décembre 2019 ; les travaux de réfection du tronçon Médenine-Zarzis sont quasiment à leur fin, et emprunter ces voies pour accéder à l’île de Djerba s’avèrera une sérieuse alternative, O combien avantageuse, qui fera oublier à plusieurs celle des bacs.
Un projet contraire aux normes et procédés d’aménagement des zones sensibles
L’Article2 du Décret n°98-2092 du 28 octobre 1998, fixant la liste des agglomérations urbaines et des zones sensibles qui nécessitent l’élaboration d’un schéma directeur d’aménagement, stipule : « Est considérée zone sensible au sens du présent article, toute zone qui présente des caractéristiques naturelles spécifiques, qui constituent un écosystème fragile ou un élément ou un ensemble d’éléments dans ce système et qui requiert, pour sa protection contre la dégradation, la mise en œuvre de normes et de procédés d’aménagement prenant en compte ses spécificités et préservant les sites naturels y existants. » Et aux ministères de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire et de l’Equipement et de l’Habitat, de veiller, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret, comme le stipule l’Article3 du même décret.
En vertu de ce décret, le ministère de l’Equipement, de l’Habitat et de l’Aménagement du territoire, en partenariat avec l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (APAL) et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), a enfin chargé un bureau d’étude « Dirasset International » d’élaborer le schéma directeur d’aménagement de l’île de Djerba. Le rapport provisoire de la Phase I remis, en janvier 2019 par ce bureau d’études,a fait état, en rapport avec le projet du pont envisagé, de ce qui suit : « Le pont, long de 2 km, permettra, certes, de régler définitivement les problèmes engendrés par l’utilisation peu efficace des bacs, mais risque d’avoir des conséquences néfastes et négatives sur l’île et d’entrainer davantage de déséquilibres à tous les points de vue. Le pont permettra d’augmenter au moins par trois la fréquentation de l’île, cela engendrera la multiplication de la population par au moins trois, soit une population de plus de 600 000 habitants concentrés sur un espace réduit pendant les trois mois de la période estivale. Cette population augmentera la consommation de l’eau potable, la génération des déchets, la saturation des stations d’épuration, la pression foncière sur les terres agricoles, …La capacité de saturation de l’île sera vite atteinte, ce qui impactera forcément son développement et rendra problématique sa durabilité. »
Un pont aux impacts environnementaux alarmants :
Pr.Mongi Bourgou, géomorphologue et membre de l’Académie de Tunis Beit El Hikma, tient à souligner que l’aménagement d’un tel pont risque de gêner le transit littoral et l'échange de la faune entre la partie Ouest du golfe de Gabès et la lagune de Bou Ghrara, de nuire davantage à l'eutrophisation de la lagune de Bou Ghrara, déjà gravement affectée, et il met en garde contre la perturbation de l'hydrologie des oueds sous-marins dans le "canal" d'Ajim.
A-t-on pensé aux milliers de pêcheurs d’Ajim, du Jorf, d’El Grine, de Boughrara, de Rsifet, qui puisent l’essentiel de leurs ressources dans cette mer bénie ? Ils ont toujours porté l’espoir que d’autres ouvertures sous la chaussée soient aménagées et qu’un dragage des fonds soit effectué pour faciliter les échanges hydrologiques entre la lagune de Boughrara et la mer et atténuer le déficit d’eutrophisation de la lagune ; en revanche, et en guise de réponse à leurs doléances légitimes, ils auraient droit à un deuxième pont à l’ouest pour aggraver leur cas.
Naceur Bouabid