Partis politiques et transitions démocratiques
En partenariat avec la KAS (Fondation Konrad-Adenauer- Stiftung), l’Association Tunisienne d’Etudes Politiques avait organisé à Tunis du 22 au 23 juin 2018 un colloque international intitulé ‘Partis politiques et transitions démocratiques’. Les actes de cette manifestation viennent d’être publiés aux éditions Nirvana sous la direction de Hatem M’rad.
L’ouvrage comporte trois grandes parties. La première, « Evolution générale des partis » est entièrement consacrée à l’intervention du professeur émérite, Daniel Gaxie. (Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne)-Centre Européen de Sociologie et de Science Politique (CESSP). Intitulée ‘Autonomie et hétéronomie des partis politiques’, elle tranche par sa rigueur et sa concision.
Modeste, l’auteur reconnaît d’emblée qu’il n’est pas « spécialiste de la question des transitions » et « qu’il est aussi assez ignorant des organisations qui ont pris part ou qui prennent part à ces expériences historiques. » (p.15) Aussi prend-il soin de préciser longuement ce qu’il entend, personnellement, par certains mots, concepts et autres expressions comme ‘démocratie’,‘transitions démocratiques’,‘ démocratie directe’ ou encore, ‘peuple’. Puis, partant « d’un point de vue normatif », à savoir : « les élections sont au fondement des démocratie » (p.17), l’auteur s’interroge sur les caractéristiques et l’institutionnalisation du système d’élections concurrentielles avant de passer, méthodiquement,en revue les principales traditions d’analyses des partis politiques.
La deuxième partie : « L’expérience des partis en Europe de l’Est » comprend trois interventions dont deux sont en anglais à l’intention des ‘happy few’, manifestement de plus en plus nombreux dans notre pays. Celle de Teresa Sasinka-Klas, professeur à l'Université Jagellonne de Cracovie : « Unstable Democratic Arrangements in East-Central Europe: the case of Poland », pose la question du système démocratique en Pologne. Cette question n’est guère facile, avoue-t-elle, prudemment, dès le début, car, « nous devons tout d’abord, clarifier ce que nous entendons par le terme « démocratie » et la manière dont nous définissons le mot ‘crise’.(p.55) Citant le rapport annuelde la Ligueaméricaine pour la défense des droits de l’homme pour l’année 2017, elle note que la Pologne obtientun score de 85 points sur 100, comme étant un pays « libre ». Pourtant ce pays se trouve rangé au côté de la Hongrie, que l’organisation Freedom House décrit comme étant dirigés par « des leaders populistes qui poursuivent une consolidation du pouvoir par des institutions démocratiques et terrorisant les membres de la société civique qui les critique » (p.57).
La deuxième communication en anglais est celle d’Irmina Matonyte, professeur de sciences politiques à l’Académie militaire de la Lithuanie, à Vilnius : ‘Attitudes towards the Communist past by politicalelites in Lithuania : the case of the ban on soviet symbols’.Comme le suggère le titre, cette communication est centrée sur les conséquences de la disparition de l’autoritarisme soviétique en Lithuanie, pays devenu indépendant le 11 mars 1990. Ainsi donc, pour des raisons tenant à leur histoire, les Lithuaniens rêvent d’en finir une fois pour toute avec la politique et les symboles qui leur rappellent un passé douloureux :
« The repertoire of politics of memory is vast: the lustration, the ban on symbols of fallen regime, the restitution of property rights, the compensation claims for colonization or dictatorship, the re-writing history books, the re-naming streets and public buildings, the opening of new museums and monuments, etc.” (p.111)
A cette longue liste, l’auteure ajoutera, la prolifération des partis et groupements politiques reflétant les nouvelles tendances de l’opinion.
La troisième communication est celle du professeur Sorina Soare, de l’Université de Florence : ‘Les défis du succès : une route vers la déconsolidation ? Le cas de la Hongrie.’
Parce que la Hongrie fait partie d’un groupe hétérogène de pays postcommunistes comprenant la Pologne et le République tchèque proche du modèle européen continental, elle a bénéficié du statut de membre de l’Union ; mais dès 2007, elle enregistra un recul politiqueen lien direct avec non seulement les émeutes qui eurent lieu dans le pays mais également la gestion de la Pologne sous les frères Kaczynski et l’inclusion du Parti National slovaquedans la coalition de gouvernement de l’époque :
« Depuis une décennie déjà, le long fleuve tranquille de la démocratisation postcommuniste semble être pris dans un tourbillon illibéral et son parcours est devenu incertain » (p.83)
C’est à partir de «la logique de ces symptômes visibles dans le fonctionnement des démocraties qui permettentd’identifier une démocratie malade » (p83) que Sorina Soarerelève méthodiquement les signes de la déconsolidation de la démocratie en Hongrie.
La troisième et dernière partie, « L’expériences des partis en Tunisie »contient quatrecommunications dont celle de Maryam ben Salem, Maître-assistante en sciences politiques. Vice-présidente de l’ATEP. Faculté de droit et des sciences politiques de Sousse. Intitulée « Fluidité politique et transition « incertaine » d’Ennahdha vers l’islamo-démocratie », cette communication se veut une analyse d’un parti qui, souffrant du stigmate « islamiste », afinalement opté pour la modération à l’issue de la phase de fluidité politique qu’il a connue de 2011 à 2013. Selon Maryam ben Salem, Ennahdha est un parti qui s’est aujourd’hui tourné vers la spécialisation de ses cadres et la mise en retrait de la dimension religieuse à cause del’opposition de plus en plus forte des progressistes.Elle conclut :
« Bien qu’hautement avantageuse à l’heure actuelle en termes purement stratégiques, la spécialisation pourrait néanmoins conduire à une transformation radicale du mouvement sur les moyen et long termes…Seule une analyse sociologique fine des trajectoires militantes au sein du mouvement et des clivages qui le traversent permettrait de nous informer sur le devenir de cette modération encore « incertaine » du mouvement. » (pp.180-81)
L’œuvre de la cheville ouvrière de cet ouvrage, le professeur de science politique, Hatem M’rad, de l’Université de Carthage a pour titre : « Le passé-présent ou la question du retour des membres de l’ancien régime dans le paysage politique de la transition tunisienne ». Parlant dans son introductiondes transitions politiques, c’est-à-dire « un processus de changement politique qui part d’un système dictatorialrévolu », Hatem M’rad en distinguetrois modèles :
« Globalement trois modèles de transition apparaissent selon qu’on met en avant la continuité, la rupture ou la réforme. Si l’on écarte les deux extrêmes, la continuité (retour à l’ancien régime) et la rupture (qui ne tient compte que du présent, en éradiquant le passé), il ne reste plus que le modèle raisonnable et modéré : celui de la réforme graduelle, qui essaye de réconcilier le passé et le présent.» (p.185) C’est précisément ce dernier modèle qui s’applique à la transition politique tunisienne, proche non seulement du modèle espagnol« fondé sur la négociation, le gradualisme, le pacifisme et le consensus. », mais également du modèle de certains payspostcommunistes« dans la mesure où il se caractérise par le retour des acteurs de l’ancien régime, du Destour et du RCD qui se sont aussitôt convertis à la démocratie… » (pp. 186-87).
Évidemment, faute d’espace, nous ne pouvons pas citer toutes les contributions mais comme dans ce genre de manifestations le risque est grand de s’attarder sur les différences plutôt que sur les confluences, disons, simplement que toutes ces interventions ne se recoupent pas.
Partis politiques et transitions démocratiques est un ouvrage à lire et à relire. Les dirigeants des partis politiques qui aujourd‘hui prolifèrent en Tunisie feraient bien de s’en inspirer ; ils en tireraient sûrement profit de bien des points de vue.
Partis politiques et transitions démocratiques, sous la direction de Hatem M’rad, Editions Nirvana, Tunis, mars 2019, 20DT/20€.
Rafik Darragi