Me Boubaker Chaouch : Celui qui avait dit non le 26 janvier 1978
Rarement une vie aura été aussi remplie en rebondissements, aussi pétrie d’expériences croisées et de grands sourires à la fois. Me Boubaker Chaouch, qui vient de nous quitter à 82 ans, aura été parmi les premiers juristes hauts commissaires de la police nationale, au lendemain de l’Indépendance, occupant des fonctions très sensibles, un fin négociateur de l’ombre après le 26 janvier 1978 avec la direction emprisonnée de l’Ugtt et un avocat dénouant des affaires des plus complexes. Dans son Djérid natal, Me Chaouch (30 janvier 1937- 14 mars 2019) a gardé la simplicité, l’intelligence, l’humour et la fine courtoisie. Très positif, il prenait tout avec un large sourire, cultivant le sens de l’amitié, venant au secours de ceux qui se trouvent en difficulté, mettant tout son poids et son épais carnet d’adresses pour les en sortir. Monsieur Solution, Si Boubaker l’avait toujours été.
Jeune commissaire de police à Béja, Sousse (tout le Sahel, du temps d’Amor Chéchia) et Tunis, Boubaker Chaouch sera ensuite promu aux premiers postes: contre-espionnage, chef de la sécurité présidentielle, et inspecteur général des services. Il sera parmi les premiers à moderniser le travail de la police nationale, veiller à une formation de haut niveau, encourager le développement de la police technique et scientifique, renforcer la coopération technique internationale et promouvoir de nouvelles générations de spécialistes de la sécurité intérieure. Les patrons successifs de la Sûreté nationale et du ministère de l’Intérieur, Taieb Mehiri, Béji Caïd Essebsi, Driss Guiga et autres Taher Belkhouja savaient qu’ils pouvaient compter sur son esprit moderniste et son efficacité.
Pour avoir refusé de cautionner le carnage du 26 janvier 1978 faisant des dizaines de morts et des centaines de blessés, parmi d’humbles citoyens, des manifestants et des syndicalistes, et décidé à diligenter une enquête devant délimiter les responsabilités et faire traduire les coupables devant la justice, il a été limogé de ses fonctions. Boubaker Chaouch n’avait alors que 41 ans. Commence alors pour lui une nouvelle vie. Hommage.
Le goût du bonheur
Il l’aimait tant son cher pays. Peut-être n’aurait-il pas trouvé les mots pour dire combien il l’aimait. Sa lumière, ses couleurs, son soleil, sa mer, ses parfums, ses frimas des matins d’hiver, ses après-midi d’automne à la moiteur somnolente, et surtout ses longues soirées d’été où, sous une lune pleine, à l’éclat froid des étoiles, il retrouvait ses amis fidèles, une famille aimée et choyée, leurs plantureuses agapes, leurs histoires, leurs tracas, leurs rires. Une vie.
Tozeur 1937. Tozeur, sa ville natale. Tozeur, vieille citadelle hors du temps. Ses briques ocres et pâles, celles des palais de Saba, ses ruelles ombragées, ses palmiers, sa Forêt , ses fruits gorgés de lumière, ses Anciens, aux visages burinés de soleil, ses femmes, ô combien déjà indépendantes, l’humour inaltérable des gens du Sud, et puis son rire à lui, enfant, avec sa chèvre, avec ses jeux dans la palmeraie, ses courses à en perdre haleine dans le désert immense, le sable sous ses pieds nus, le regard vert de sa mère… L’enfance. On ne quitte jamais vraiment le pays de son enfance.
Parfois, une rencontre change tout. Son instituteur, Mohammed Souissi, est un humaniste. Il le pousse à étudier, lui insuffle la soif d’apprendre, la curiosité des mots et des choses. Vient le concours d’entrée au collège. Il est reçu au lycée Alaoui de Tunis, seul admis du gouvernorat. Il a 13 ans. Il quitte les siens. Un nouveau monde s’ouvre alors.
Une jeunesse tunisienne
Tunis sous protectorat français. Il ressent dans sa chair l’escarre du colonisé, il l’a lu dans le regard sombre de ses jeunes camarades lors des premières manifestations lycéennes. Enfin, le pays s’ébroue et sort de sa torpeur séculaire. Le 20 mars 1956, la Tunisie recouvre son indépendance. Un an plus tard, un drame survient: la mort de son père. Il faut affronter la douleur. Interrompre ses études. Remiser ses rêves. Il a vingt ans. Il doit gagner sa vie. Il passe d’un petit boulot à un autre.
Il parvient à intégrer la police, au dernier échelon. Il reprend parallèlement ses études, s’inscrit à la faculté de Droit, participe brièvement au bureau politique des jeunes étudiants du parti destourien. A son tour, il veut servir. Souveraineté, République, mérite, ces mots résonnent comme une promesse.
Il se marie; elle aussi est jeune étudiante: Maherzia. Ils fondent une famille, ont un fils, Sami; deux autres enfants suivront, Hajer et Slim. Il obtient son diplôme de droit. Il a 30 ans. Vite, rattraper le temps perdu.
Au service de l’Etat
Il regagne le ministère de l’Intérieur par la grande porte: il est nommé commissaire de police à Tunis. En 1968, il est fait chevalier de l’ordre de la République, et dans la foulée, on lui attribue la région de Sousse, lui, l’homme du Sud, sans parentèle, sans famille. L’atmosphère du pays est morose… Les antagonismes «claniques» au sommet du pouvoir peuvent être féroces. Mais il refuse catégoriquement toute fonction «politiquement» sensible. Différents ministres de l’Intérieur se suivent: l’un des premiers d’entre eux est M. Béji Caïd Essebsi, qui aura le destin que l’on sait.
En 1974, il est fait commandeur de l’ordre de la République, obtient le grade de commissaire supérieur. Il prend successivement la tête de différents services: contre-espionnage, école de police, chef de l’escorte présidentielle, inspecteur général des services. Il est fier d’expliquer à ses collègues marocains qu’on ne lui a pas confié l’escorte présidentielle parce qu’il était de Monastir ou qu’il était de la famille de Bourguiba. Pendant ce temps, à Tunis, la guerre de succession continue, larvée.
1978: coup de tonnerre dans le pays. Il est inspecteur général des services, à la tête de «la police des polices». Ce 26 janvier, après la grève générale décidée par l’Ugtt, la puissante centrale syndicale, les évènements s’accélèrent. Manifestations, émeutes, la colère éclate. Le pouvoir fait tirer. On compte de nombreux blessés, des morts. L’état d’urgence est décrété. Lui n’hésite pas. Conformément à la loi, il diligente les enquêtes. A chaque demande de sa hiérarchie, il objecte le droit. Rester fidèle à ses principes, ne pas céder, ne pas trembler. «Saint-Just !», s’esclaffera-t-il plus tard. Le couperet tombe: il est démis de ses fonctions. Mis à la retraite d’office. Il a 41 ans. Il ne possède rien. Tout est à refaire.
Aux affaires sociales
Sa traversée du désert dure deux ans… Deux longues années éprouvantes, éclairées par les mains tendues de quelques amis.
1980: les choses se remettent en branle dans le pays. Un nouveau gouvernement se forme. Suite aux événements de 1978, et de surcroît après la crise de Gafsa , il faut impérativement apaiser le pays. On prône l’ouverture, on rappelle des «démissionnés».
Il accepte une fonction de conseiller au sein du cabinet du ministre des Affaires sociales, M. Mohamed Ennaceur.
La première mission qu’on lui confie l’enthousiasme: reprendre langue avec l’Ugtt, la centrale syndicale historique dirigée par Habib Achour, alors en prison avec ses camarades du bureau exécutif et plusieurs dizaines de cadres. Dans la plus grande discrétion, jour et nuit, il était à l’œuvre, aboutissant à la libération, le 1er mai 1981, de tous les hauts dirigeants de l’Ugtt, puis le placement d’Achour en résidence surveillée avant son affranchissement total.
Au cours de ces années-là, il noue des amitiés indéfectibles: feu Tahar Azaiez, Mohamed Karboul, Slaheddine El Abed, Naceur Gharbi, Frej Souissi, Brahim Jameleddine, Taoufik Habaieb, alors jeune attaché de presse, tant de visages, de rencontres…Mais le souvenir du 26 janvier le hante. Il décide qu’il prendra seul les rênes de sa vie. Il s’inscrit au barreau de Tunis. Il a 45 ans. Une nouvelle carrière commence.
Avocat au barreau de Tunis
Il endosse sa robe d’avocat, se replonge dans ses livres de droit, ses vieilles passions familières. Mais il est de l’autre côté désormais. Il est avocat conseil de l’ambassade d’Autriche un temps, puis de l’ambassade de Suisse pendant de longues années. Il découvre un autre métier, se crée de nouvelles habitudes. Tous les matins, il prend son café chez le bâtonnier, Maître Lazhar Karoui Echebbi, son grand ami. Un grand nombre de ses amis d’autrefois sont encore aux affaires. Bien qu’à l’écart des centres de décision, il se plaît à jouer un rôle de «pacificateur» entre hommes de différentes sensibilités. Car il aime les gens. Il se nourrit de leur présence. Il leur donne en retour son rire reconnaissable entre tous, sa chaleur.
7 novembre 1987: coup d’Etat
Loin des méandres du pouvoir, lui suit son chemin. Le pays suit son destin. Les veillées demeurent égayées par la présence de ses amis, comme feu le grand poète Midani Ben Salah, ou le juriste Mokhtar Ben Jemaa. Peu à peu, il ralentit son rythme de travail et sa vie sociale se concentre sur ses amis intimes, sa famille, ses petits-enfants. À l’automne d’une vie, le temps est trop précieux. On distingue enfin l’essentiel de l’important.
14 janvier 2011. Il voit des visages familiers revenir au-devant de la scène politique. Lui n’éprouve plus le désir de livrer de nouvelles batailles. Il n’en ressent ni l’envie, ni la force. Peut-être qu’au crépuscule de son existence, finit-on par comprendre la dernière phrase de Candide de Voltaire qu’il se plaisait tant à citer : «ceci est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin». Voilà. C’est le printemps. Tu rejoins dix ans et un jour plus tard ton jeune frère Mahmoud. Sa perte inattendue t’avait cruellement affecté, il te manquait tant. Une vie. Ces quatre-vingt-deux années sont passées comme un éclair, comme un songe.
Une vie. Tant de souvenirs…
Tu as partagé avec nous ton rire, ton soleil. Par-dessus tout, tu nous as appris l’essentiel.
Le goût du bonheur.
Elias et Hajer Chaouch