Ahmed Ouerfelli: Une malvenue leçon de désordre et d’Etat de Non-Droit
J’emprunte ici un terme inventé par le Doyen Jean Carbonnier dans son fameux ouvrage : « Flexible Droit », dans lequel il décrit le monde du Droit, affirmant que contrairement à la prétention des juristes, selon laquelle le Droit couvre tous les aspects de la vie humaine, il existe un temps de non-droit et un espace de non-droit, et il y a aussi une zone médiane, où la présence du Droit est assez légère ; une zone grise, avec un ton décroissant.
Ce concept de Non-Droit m’est revenu à l’esprit ces derniers jours, suite à la deuxième manche de la finale de la Champions’ League africaine qui a opposé l'Espérance Sportive de Tunis (EST) au Widad Athlétique de Casablanca (WAC), laquelle partie de jeu a suscité plus qu'une controverse et beaucoup de polémiques, dont beaucoup n’ont pas à être relatés ou commentés, à l'exception des abus inacceptables à l’égard des deux peuples imputables à certains individus des deux côtés qui se permettent sans scrupule d’utiliser de mauvaises épithètes les uns à l’égard des autres ; seuls certains commentaires sérieux pourraient être analysés par les juristes.
Indépendamment des aspects techniques des règles du jeu, j'ai été particulièrement interpellé et vexé par le fait insolite et aberrant que le président de la Confédération Africaine de Footbal (CAF) se permette de descendre sur le terrain du jeu en cours de match et à un moment où il était censé contribuer à ancrer les principes de l'Etat de Droit dans les pratiques quotidiennes de son organisation. Le Président de la CAF croyait probablement qu’il devait protéger l'arbitre de toute ingérence ou pression de la part d'une partie (club local, club visiteur ou de tout autre organisme gouvernemental ou privé). Il s’est donc imposé au milieu de l’écran. Cette « initiative » devait être mesurée car elle ne serait à la limite du justifiable que si le staff arbitral avait perdu tout contrôle de la situation ou était sérieusement menacé dans son intégrité physique ou morale. Or, après un second visionnage du match, ce que j’ai vu est que suite à l’arrêt du jeu, il y a eu un supporter de l’EST qui voulait s’infiltrer sur l’aire du jeu et qui a été immédiatement stoppé par la police, puis un joueur marocain qui essayait d’agresser une ou des personnes, fort probablement l’arbitre, et qui a été maîtrisé par ses collègues et par la police, et ce fut tout ! Mis à part ces deux incidents, et le jet de bouteilles d’eau, il y avait une ambiance surchauffée mais la situation était sous contrôle. Il y avait une forte présence de toutes les formations des forces de sécurité tunisienne, qui ont assuré la sécurité de tout le monde, à commencer par les officiels et les arbitres, de façon un peu extravagante. L’intervention de M. Ahmad Ahmad a, à un premier temps, contribué à calmer les esprits, et il a semblé que le jeu allait reprendre dès lors qu’il a été compris que le VAR ne fonctionnait pas et que les lois du jeu imposaient impérativement au WAC de reprendre le jeu et d’obtempérer à la décision de l’arbitre. Ensuite, l’on a glissé progressivement vers le chaos.
En toute honnêteté, je crois que si la descente du président de la CAF sur le terrain du jeu était justifiable (et elle ne l’était pas, car l’arbitre était en train de prendre les décisions qui s’imposaient et de gérer la situation de façon raisonnable), elle devait être limitée dans le temps et quant à son objet : il devait appeler les présidents des deux clubs, au vu au su des médias, enregistrements à l’appui, à aider l’arbitre à faire respecter le règles du jeu, puis il devait simplement se retirer et regagner la tribune d’honneur. C’était l’occasion pour lui de lancer un message fort, de respect des instances et de la « souveraineté » de l’arbitre en cours de match et sur le terrain, tel que prévu par les Règles de Jeu de l’IFAB(1).
Alors que l'arbitre était censé jouer son rôle naturel en débarrassant tous les intrus du terrain lorsque le jeu s’est arrêté, et en expulsant tous ceux qui se rendaient sur le terrain, à commencer par certains responsables du club visiteur, un joueur du WAC qui menaçait d’utiliser la violence, puis tour à tour, le président du WAC, celui de l’EST, les entraîneurs, les assistants et d'autres personnes qui n'avaient pas leur place sur le terrain, le Président de la CAF s’invita au bord de l’aire de jeu, et se mêla contre toute attente à la foule et entama un débat long et inutile avec les présidents des deux clubs, le président de la Fédération tunisienne de football (FTF) et plusieurs autres personnes que je ne suis pas parvenu à reconnaître, de façon chaotique et aléatoire, sans possibilité pour les observateurs d’identifier qui était là, qui ne l’était pas, qui avait contribué, et qui avait pris parole au débat houleux et non structuré, qui avait dit quoi, qui a parlé et à quel titre ou en quelle qualité il a parlé, et suite à quoi… Une véritable mêlée selon le jargon du rugby!
Ce bain de foule désordonnée, centré autour du Président de la CAF, qui s’élargissait puis se rétrécissait sans logique perceptible, avec un staff arbitral oublié, excédé et complètement marginalisé, qui ne savait plus quoi faire (photos à revoir), me rappelle personnellement l’atmosphère des réunions désordonnées des tribus de la Jahiliyah ou du Moyen-Age.
Un spectacle étrange et choquant pour tous les goûts: imaginez, par exemple, qu'une chambre civile d’un Tribunal soit en audience solennelle avec ses trois juges assurant leur fonction de façon normale, et subitement le président du Tribunal, le procureur général, le ministre de la Justice et le gouverneur de la région, ainsi qu'un certain nombre de fonctionnaires et de membres du cabinet ministériel, le chauffeur du ministre et le responsable du protocole et de la sécurité, participeront au débat. Des uns s’en vont, d’autres reviennent, puis se mêlent aux débats.
Le tribunal est en pleine audience, mais cette foule intruse se tient au milieu de la salle d’audience et ouvre une discussion sans ordre ni arrangement. Le ministre s’entretient personnellement avec le demandeur et le défendeur, laissant les avocats et leurs mémoires de côté, et sans rédiger de procès-verbal d’audience ou de document de référence ou d'enregistrement des actes de la réunion, puis le ministre et un groupe non identifié de personnes prennent une décision qu’ils estiment la bonnet envoient un émissaire pour la notifier verbalement aux juges, ébahis et éblouis, annonçant que les procédures sont closes et que l'affaire sera renvoyée devant un autre tribunal!
C’est ce qui s’est passé au stade Rades le 30 mai 2019. Des milliers de personnes étaient assises au stade, ignorant ce qui se passait, oubliant les joueurs qui se sont réchauffés un moment puis se sont rendus compte que l’on ne se préoccupaient plus d’eux, et que le monde ne les reverrait plus jouer depuis. Les cols blancs et les fans de football dans les cafés, chez eux et sur les places publiques doivent dormir ou sortir pour se préparer à leur Souhour.
Beaucoup de choses malheureuses se sont produites lors de ce match, mais le plus misérable est la leçon de chaos et le manque d'esprit institutionnel et le mépris du concept d’Etat de Droit et de bonne gouvernance, à laquelle s’est substituée la mentalité du chaos et de l’absence de séparation des pouvoirs et de la spécialisation des structures et la confusion des rôles. En un mot, la mentalité médiévale.
Rappelons que l’article 2 des Statuts de la CAF prévoit :
«2. La CAF est tenue de respecter en tout temps et sans réserve les principes de bonne gouvernance, d’intégrité et de sportivité, ainsi que les Statuts, les règlements, les décisions et les directives de la FIFA».
En quoi le comportement du Président de la CAF ressemble-t-elle à ces principes de bonne gouvernance ? En toute sincérité, je ne vois rien!
Ahmed Ouerfelli
Avocat au barreau de Tunis - Arbitre international
(1) Lois publiées sur la page web : http://www.theifab.com/laws