Elections Tunisie 2019 - Mohamed Hedi Zaiem: Comment choisir son Président?
Beaucoup d’éminents constitutionalistes, dont mon ami le Doyen Sadok Belaid, dont je reprends ci-dessous certains éléments d’analyse importants, ou Mme Salsabil Kelibi ont montré, par référence au texte de la constitution, que les pouvoirs du Président de la République sont beaucoup plus étendus qu’il ne parait et que ce que certains crient sur tous les toits. Nous renvoyons à ces références ceux qui veulent en savoir plus. Ce que nous voulons, c’est montrer que l’étendue de ces pouvoirs présidentiels est réelle et très importante en période normale dans des domaines dont il est dit qu’ils sont en dehors de son champs de compétence, et nous désignons le domaine économique est social.
Selon la Constitution de 2014, « Le Président de la République représente l’État. Il lui appartient de déterminer les politiques générales dans les domaines de la défense, des relations étrangères et de la sécurité nationale relative à la protection de l’État et du territoire national des menaces intérieures et extérieures, et ce, après consultation du Chef du Gouvernement. (art. 77).
Deux éléments de la constitution permettent d’étendre la compétence du Chef de l’Etat au domaine des questions économiques et sociales : un certains nombre d’articles de la constitution le disent explicitement, d’une part, et une lecture judicieuse du concept de « sécurité nationale », d’autre part.
La constitution octroie au chef de l’Etat des responsabilités dans la garantie des principaux droits économiques et sociaux
Un certain nombre d’articles énoncent un nombre de droits de nature socio-économique dont la garantie incombe à l’Etat. Il s’agit précisément des articles 38 à 44 de la Constitution qui stipulent que des droits de nature typiquement sociale et économique doivent être garantis par l’Etat, soit successivement : le droit à la santé, le droit à l’instruction, le droit au travail, le droit à la protection de la propriété, le droit à la culture, le droit à l’exercice du sport, le droit à l’eau et le droit à un environnement sain. Le Chef de l’Etat peut légitimement considérer que veiller à la garantie de ces droits relève de ses attributions, l’article 77 spécifiant qu’ « Il veille au respect de la Constitution ». S’il juge que le gouvernement ne fait pas ce qu’il peut et ce qu’il doit pour garantir ces droits, il est en droit de le lui rappeler par tous les moyens dont il dispose : s’adresser au parlement, s’adresser au peuple ou proposer des mesures législatives (article 62). Il peut le faire pour l’inciter à agir, ou en dénoncer ou sanctionner l’éventuelle incurie, comme il n’a pas manqué de le faire concernant le scandale du camp de Regueb ou le drame du décès de nouveau-nés à la maternité de l’hôpital La Rabta. Si le président ne dispose pas d’une majorité au parlement et que ses initiatives législatives restent sans issue (comme c’est le cas pour le projet de loi relatif à l’égalité successorale) cela n’enlève en rien l’intérêt pour lui de cette compétence qui devient un atout de manœuvre politique. Il peut, en effet, toujours présenter des projets de loi en au risque qu’elles ne soient pas appuyées par la majorité parlementaire, dans le but d’acculer la majorité parlementaire à prendre position sur des questions éludées ou tues jusque-là par elle. D’autres moyens constitutionnels lui permettent d’aller plus loin.
Mais c’est surtout la notion de « sécurité nationale » qui rend le Président puissant
En démocratie, la longévité d’un gouvernement dépend de ses résultats essentiellement économiques, même s’il dispose d’une confortable majorité au parlement. Ceci peut amener le chef du gouvernement à chercher les solutions qui permettent d’obtenir les « meilleurs » performances et les plus rapides à obtenir. Pour l’opinion publique, ces résultats se mesurent généralement à l’aune de la croissance, principal déterminant de l’emploi et l’amélioration du pouvoir d’achat. Le danger est de voir le gouvernement faire feu de tous bois pour obtenir des résultats satisfaisants, ou couvrir ses défaillances, et recourir aux solutions faciles, quitte à compromettre l’avenir.
Le débat développement-croissance est ancien. Si tout développement implique une certaine croissance, la croissance ne veut pas toujours dire développement. Pour reprendre les termes d’un économiste connu « Le développement est la combinaison des changements mentaux et sociaux qui rendent la nation apte à faire croitre cumulativement et durablement son produit réel global. » J’ajouterai qu’il n’y a pas de développement sans qu’il soit durable et inclusif. Le développement est ainsi une affaire stratégique et je dirai même une affaire qui relève de « sécurité nationale ». A ce titre il est aussi et surtout l’un des soucis premiers du chef de l’Etat ! On peut même aller jusqu’à dire qu’il y a un « pouvoir exécutif tactique » dont la tête serait à la Kasbah, et « pouvoir exécutif stratégique » dont la tête serait à Carthage. La recherche de résultats économiques rapides peut se traduire –volontairement, ou à son propre insu- par la mise en péril de l’avenir du pays et de sa stabilité. A ce titre, l’aggravation de l’endettement extérieur, ou l’ouverture du pays à n’importe quel type d’investisseur étranger (au nom de la croissance et de l’emploi), ou l’accélération de l’épuisement des ressources naturelles, ou encore les atteintes à l’environnement, peuvent compromettre, et l’avenir des générations futures et l’indépendance nationale. Des choix économiques qui ne soient pas inclusifs, c'est-à-dire qui ne permettent pas à terme de réduire les inégalités entre catégories sociales et entre les régions, peuvent mettre en péril la cohésion sociale et l’unité du pays, ce qui constitue une des plus grandes atteintes à la sécurité nationale.
Je rejoins là l’opinion exprimée par mon ami et collègue, le brillant économiste Tahar Abdesslem. D’autres brillants économistes reconnus, l’ont aussi montré, je fais là référence aux questions que MK Nabli, ou encore Mourad Ezzine ont posées aux candidats à la magistrature suprême, et qui relèvent toutes du stratégique.
Je tire de cela un certain nombre de conséquences.
- S’il est important de modifier le code électoral de manière à permettre de dégager une majorité confortable et stable au parlement, contrairement à l’idée dominante et répandue, je ne vois pas la nécessité de modifier la constitution dans le sens d’octroi de plus de pouvoirs au chef de l’Etat. J’irai même jusqu’à dire que nous avons probablement la configuration idéale en matière de répartition des pouvoirs entre les trois têtes de l’Etat. Ceux qui veulent concentrer le plus de pouvoirs entre les mains du Chef de l’Etat vivent dans la nostalgie du dictateur, et nous avons vu où cela nous avait mené. La démocratie et les libertés, si durement acquises, et malgré leurs déboires, s’en trouveraient inéluctablement menacées.
- Je reprendrai à mon compte une phrase de MK Nabli : « Pour développer une vision et jouer ce rôle le (la) candidat(e) peut appartenir à un parti, comme il (elle) peut être un(e) indépendant(e). Mais le cas où il (elle) est indépendant(e), cela lui offre plus de chances de réussir à mobiliser la plus grande part possible des acteurs politiques. » Ceux qui pensent qu’un président sans parti, ou sans majorité parlementaire, est un président faible sont totalement à côté de la plaque. Un président indépendant du parlement est le meilleur garant du bon fonctionnement des institutions et de la démocratie.
- Dans un régime purement parlementaire ou semi-parlementaire comme le notre, un chef du gouvernement doit préférablement être relativement jeune, vu la masse de travail qui lui incombe. Mais il est préférable que le chef de l’Etat soit un homme de grande expérience et de grande sagesse. Il est même préférable que son avenir soit « derrière lui ». C’est cette image de sage, de « père de la nation » qui avait fait le succès de BCE.
- Il en découle que, s’il est impératif de lever l’impunité de ceux qui ont commis des crimes, et qu’ils doivent dans le cadre de la loi rendre compte de leurs faits, on ne peut construire son projet en tant que Président de la République sur la volonté d’exclure, voire exterminer une fraction de la société. On combat les opinions par des opinions différentes, mais pas en éliminant ceux qui les portent.
- Le futur chef de l’Etat se doit d’être un rassembleur. Ceci est très différent du « tawafok ». Etre rassembleur c’est permettre à ceux qui on fauté, de se racheter. C’est veiller à assurer à tous les tunisiens la dignité, la liberté d’expression et de rassemblement dans le respect des fondamentaux de la république et de la seule allégeance au pays. C’est ça aussi « un père de la nation ».
- La Tunisie n’a ni la taille, ni les attributions d’une grande puissance, et cette situation est appelée à être notre destin pour encore très longtemps. Pour les pays comme le notre –et c’est le cas de la très grande majorité des pays- la notion « d’indépendance nationale » est quelque chose d’extrêmement relatif. Cette indépendance est avant tout du ressort du chef de l’Etat, mais il n’y a qu’un « thawraji » ou un « adolescent politicien » ou un Don Quixotte (et il y en a parmi les candidats) qui fera croire au peuple qu’il tiendra tête à toutes les puissances qui nous convoitent dans un monde où une guerre de positionnement –et des plus sanglantes- entre grandes puissances ne fait que commencer. Le meilleur président possible sera celui qui saura tirer le mieux de cette situation. Et ce mieux est un compromis entre des « bénéfices » réels et le prix à payer. Le prix à payer ne devrait dans tous les cas pas consister à livrer le pays « pieds et poings liés » contre des bénéfices qui ne dureraient que la vie d’une fleur. Mais si l’indépendance est avant tout du ressort du chef de l’Etat, nous avons vu qu’elle peut être compromise par les choix gouvernementaux. Et c’est là que le rôle du chef de l’Etat est aussi majeur. Ce rôle crucial exige encore une fois que le futur chef de l’Etat soit un homme de grande expérience et de grande sagesse.
Maintenant vous savez que le Chef de l’Etat est un acteur très important et qu’il sera là pour cinq ans (si Dieu les lui octroie), alors que le chef du gouvernement est toujours assis sur un siège éjectable. Il vous revient de faire votre choix.
En dépit de mes fonctions au sein de la haute administration, j’avais refusé de signer une « mounachada » pour Ben Ali, malgré des menaces à peine voilées. Je continue. Je sais pour qui je voterai, mais je ne ferai pas ici appel pour lui. A vous de décider. Mais de grâce ne ratez pas l’occasion !