Les femmes tunisiennes, des femmes (pas) comme les autres
« Si donc nous mésestimons la femme et oublions le discrédit et le mépris en lesquels elle se trouve être aujourd’hui, cela ne saurait être qu’une forme de la mésestime en laquelle nous nous tenons nous-mêmes. » (Tahar Haddad, 1930)
Dans un pays qui a été fondé par une femme, l’image de cette dernière a constamment oscillé entre, d’une part, celle de conseillère secrète tapie dans l’ombre des palais et des harems qui utilise ruse et subterfuges pour infléchir les décisions des hommes et, d’autre part, celle de travailleuse acharnée dans les champs agricoles soumise à la bonne volonté de l’homme, mais gagnant de la prestance, l’âge avançant. L’histoire garde peu de traces de ces femmes de l’ombre, mais raconte abondamment les combats des quelques femmes célèbres qui se sont distinguées par leur courage et leur charisme telles la guerrière Kahena, qui a rassemblé derrière elle une armée de plusieurs milliers d’hommes ou encore El Jézia El Hilalia, autre figure mythique de la bravoure féminine antique tunisienne. Plus récemment, des Tunisiennes célèbres ont milité pour l’amélioration des conditions de vie de leurs concitoyens, telle la princesse Aziza Othmana, protectrice des pauvres et des malheureux.
Au cours du XXe siècle, les femmes tunisiennes, en raison de la pluralité des nationalités présentes sur le territoire national, s’affranchirent progressivement. La lutte pour l’indépendance du pays leur a donné dès les années 1940 une occasion de faire preuve d’un militantisme actif dans lequel toutes les bonnes volontés étaient les bienvenues. Plusieurs femmes de la bourgeoisie tunisoise prirent part activement au mouvement de libération nationale en organisant des collectes au profit des résistants tunisiens, en ouvrant des centres d’accueil pour les enfants, etc.
Parallèlement à cette contribution à l’indépendance du pays, ces femmes se sont également battues pour toutes les questions relatives aux droits des Tunisiennes ; des actions illustrées en 1956 par leur revendication en faveur des droits de vote et d’éligibilité féminins et couronnées la même année par la création de l’UNFT, quelques mois, faut-il le préciser, avant la proclamation de la République tunisienne.
Toutefois, comme le rapporte Radhia Haddad, figure historique de ce mouvement, l’élan de ce militantisme féministe actif allait être rapidement refroidi par « la cascade de décisions révolutionnaires qui a concrétisé les rêves les plus utopiques des femmes tunisiennes et les a même prises de court par son rythme et son audace». Manœuvre politique – mainmise sur le mouvement féministe – ou volonté de profiter de l’euphorie de l’indépendance pour faire passer en force des droits avant-gardistes pour les Tunisiennes, toujours est-il que d’un grand mouvement national destiné à faire progressivement sortir les femmes tunisiennes des carcans traditionnels, le mouvement féministe tunisien fut alors amené à se concentrer principalement sur des œuvres de sensibilisation, d’éducation, de santé et de charité.
C’est dans la foulée de cette volonté politique et de ce militantisme féministe de la première heure que la population active féminine, qui représentait selon l’Institut National de la Statistique moins de 19% de la population active en 1975, est passée en 2004 à 24 % sur le plan national approchant même les 30% dans la capitale et les villes côtières. Cette proportion atteint également le tiers lorsqu’on se réfère aux actifs âgés de moins de 30 ans. Cette expansion a concerné tous les domaines. Pour la recherche scientifique, en 2005, on compte 18 femmes chefs de laboratoires, soit un taux de 13 % et 90 chefs d’unités de recherche, soit un taux de 14 %. En outre, le nombre d’études et de recherches entreprises par des femmes est passé de 88 en 1994 à 227 en 2004, soit presque un triplement en 10 ans.
Mais c’est dans l’enseignement supérieur que l’avancée féminine a été la plus notable, le nombre d’étudiantes dépassant celui des étudiants depuis la rentrée universitaire de 1999-2000, atteignant en 2009-2010 une moyenne de 60% des effectifs.
Les lois sur les femmes en Tunisie
L’émancipation de la femme tunisienne est fortement liée à la promulgation du Code du statut personnel en août 1956, c’est-à-dire seulement cinq mois après l’accession de la Tunisie à l’indépendance. Cette consécration législative a été, en bonne partie, inspirée par plusieurs écrits progressistes, œuvres de libéraux et de féministes avant-gardistes, avec à leur tête, Tahar Haddad. Le texte de 1956 abolissait notamment la polygamie et la répudiation et instituait le divorce judiciaire. Dans la société, la femme avait désormais le droit à l’éducation, au travail, au vote et à la gestion de sa vie personnelle et sexuelle. Avec le Changement du 7 novembre 1987, ces acquis se sont consolidés sous l'impulsion du Président Ben Ali. C'est ainsi qu'en 1988, le Pacte national a confirmé le principe d’égalité entre l’homme et la femme et en 1989, la Tunisie a ratifié la convention des Nations Unies sur l’interdiction de toute discrimination à l’égard des femmes. En 1993, le principe de la coresponsabilité familiale du couple est institué. En outre, la création, d’abord en 1990 du Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur la femme (CREDIF) doté, depuis fin 1993, d’un observatoire de la condition de la femme, puis en 1992 du ministère des Affaires de la Femme et de la Famille a permis à la Tunisie de disposer de structures consacrées à la femme et de moyens pour assurer sa participation en tant qu’élément actif de la société. Enfin, le Code du travail, depuis 1992, date à laquelle il a fait l’objet d’un amendement, affirme le principe de non-discrimination entre l’homme et la femme dans tous les aspects du travail (accès à l’emploi, égalité de salaire), aussi bien pour le secteur public que pour le secteur privé.
La société tunisienne et ses femmes
Comme on le voit, le statut privilégié et unique des femmes tunisiennes dans le monde arabe et musulman est principalement l’œuvre d’une élite intellectuelle et politique inspirée des idées des Lumières. Il est certain cependant que la société tunisienne portait en elle-même les germes de la libération féminine pour avoir accepté et mis en œuvre les profondes réformes sociales qu’impliquait l’égalité homme/ femme. Par ailleurs, aucune régression n’a été effectuée depuis les premières promulgations de 1956. Bien au contraire, plusieurs pierres sont venues, ces dernières années, consolider l’édifice qui consacre la centralité de la place de la femme dans l’œuvre de développement national. Et même si un retour du religieux a affecté la société tunisienne dans son ensemble durant ces dernières années, rares sont les femmes qui se disent favorables à un rétablissement des lois traditionnelles qui régissaient la société. Voilées ou non, les femmes tunisiennes semblent toujours aussi ambitieuses et audacieuses, prêtes à continuer leur conquête d’un plus grand pouvoir de décision dans les entreprises et la société.
Ces avancées ne doivent cependant pas nous empêcher de rester vigilants. La question de la relève, notamment, n’est pas résolue car l’hypothèse d’un retard historique des femmes aux postes de responsabilité est remise en cause par des travaux plus récents qui constatent que l’accroissement du vivier de recrutement de femmes diplômées dans les organisations n’a pas été suivi par une progression proportionnelle des femmes dans l’encadrement.
En outre, dans un contexte national et international affecté par une série de crises économiques, les femmes seraient-elles tentées de se réfugier vers des professions sécurisantes comme l’éducation et la santé où les possibilités d’évolution hiérarchique sont moindres ? Dans un autre ordre d’idées, la récente introduction du temps partiel, en 2006, dans la fonction publique tunisienne, n’est pas conciliable avec le travail de cadre qui est un travail à temps plein. En faisant ce choix, certaines femmes risquent de s’exclure des possibilités d’évolution hiérarchique. Pire, le fait que ce choix existe désormais peut rendre la décision de garder une activité professionnelle à plein temps difficilement justifiable au regard de l’entourage personnel.
Enfin, il faut dire qu’en Tunisie, la première génération de femmes décideurs prend sa retraite dans les années en cours. Elle a tracé la voie et montré que le plafond de verre pouvait être percé en s’imposant dans un monde d’hommes. Elles passent la main, en espérant que celles qui les suivront sauront préserver les acquis et consolider l’image de sérieux, de rigueur et de compétence des femmes tunisiennes.
Anissa BEN HASSINE
Extrait d’un article qui peut être téléchargé sur http://www.enap.ca/OBSERVATOIRE/docs/Telescope/Volumes12-15/Telv13n4ben_hassine.pdf