Mohamed Larbi Bouguerra: On est empoisonnés et tout le monde s’en fout!
J’emprunte cette expression à la belle interview de la grande cinéaste Coline Serreau - une femme remarquable - parue dans le Monde du 20-21 octobre 2019 (p.27).
Il me paraît évident que cette constatation s‘applique parfaitement aux responsables de notre pays après le marathon des élections.
« Et pendant ce temps, notre maison brûle ».
Ailleurs, « Youth for Climate » mobilise les jeunes contre le changement climatique, l’agriculture industrielle et la société de consommation. Le bel élan de nettoyage et d’embellissement du milieu et des écoles, observé après les élections chez nous, fait chaud au cœur et montre que ce peuple conserve de remarquables ressorts pour rebondir. Indépendamment des partis, des caciques et des médias. En Tunisie, nous avons des milliers de Greta Thunberg !
Ramasser et nettoyer collectivement est excellent et renforce le sentiment d’appartenance à ce mien pays mais comment éviter la réédition de comportements inappropriés si des poubelles régulièrement vidées ne sont pas installées dans le domaine public ? Dépose-t-on les déchets ramassés dans des décharges contrôlées ? Comment résoudre la question des décharges sauvages ? Comment introduire chez le Tunisien le tri sélectif et faire du compostage une habitude ? Sans un minimum de mesures pérennes, ce bel élan risque de ressembler - qu’à Dieu ne plaise - au tonneau des Danaïdes.
Il n’en demeure pas moins vrai que la crise écologique est le dernier souci de nos politiciens et elle n’a eu qu’une bien menue portion des débats qui ont émaillé le marathon électoral. L’urgence de la crise écologique ne semble inquiéter personne. Dans son discours d’investiture, M. Kaïs Saïed n’a soufflé mot des questions environnementales. Pourtant, la crise écologique qui s’exacerbe - avec son lot d’inondations, de manque d’eau potable, de moustiques, de rongeurs et de températures estivales dantesques - aggrave la crise sociale.
Deux morts sur cinq dans le monde seraient liés directement ou indirectement à des facteurs environnementaux selon notre ami le Pr David Pimentel de l’Université Cornell à Ithaca (Etat de New York) (Lire la revue « Human Ecology », décembre 2007). Pimental écrivait : « Actuellement, 40% des décès dans le monde résultent de différents facteurs environnementaux, notamment les polluants chimiques, le tabac et la malnutrition. »
Dans notre pays, apparemment, cela ne dérange pas grand monde parmi nos responsables. Comme si la Tunisie était immunisée de cette pollution globale avérée. Sous cloche.
Combien coûtent à la communauté nationale les cancers des fumeurs ? Comment oublier que le pays enregistre chaque année 2200 nouveaux cas de cancer du sein ?
Mais on ne parle que du gouvernement d’Ennahda, on marchande tel ou tel portefeuille ministériel, on s’interroge sur l’apparition d’extra-terrestres du type de la Coalition El Karama, on suppute les chances de revenants d’outre-tombe du type PDL. On est pour ou contre la fermeture de telle ou telle chaîne de télévision….
Et pourtant….
L’obésité infantile augmente car le Tunisien se nourrit mal, s’empoisonne avec des boissons sucrées et des repas trop salés. L’eau potable est rare dans maints endroits du pays et certains se voient contraints de stocker leur eau dans de dangereux récipients en plastique de récupération comme l’a montré une émission de télé le 26 octobre 2019 ; d’autres, plus fortunés, se ruent sur l’eau en bouteilles en plastique qui polluent le pays du nord au sud et d’est en ouest, faisant de la Tunisie le 13ème contributeur de plastique à la mer Méditerranée sur les 22 pays riverains de la Mare Nostrum.
Pollution visible
Depuis bien longtemps, le gouvernement parle d’interdire les sacs en plastique à usage unique. Mais cette interdiction ne s’est jamais concrétisée sur le terrain. Actuellement, quand on entre chez un commerçant en fruits et légumes par exemple, on vous tend spontanément ce type de sac ! Ces sacs omniprésents enlaidissent tous les paysages du pays : des oliveraies du Chaal aux conifères des forêts de Ain Draham. Pour ne rien dire de leurs effets mortels sur la biodiversité et même sur le bétail. Ou de leurs effets quand ils s’accumulent dans les réseaux d’eau usée et les canalisations pour les boucher hermétiquement. Comment alors s’étonner des inondations catastrophiques de l’Ariana ou même du centre de la capitale lundi 28 octobre 2019? La fatalité a bon dos mais le laisser-aller et la triche sur les spécifications lors de l’exécution des travaux publics jouent un grand rôle dans ces drames récurrents de Nabeul à Bizerte et du Kram à l’Ariana et à Raouèd.
La permanence de ces sacs en plastique dans notre environnement prouve la puissance et la force de certains lobbys qui n’ont pour horizon que le gain immédiat, les yeux rivés sur le cours de la Bourse. Pourtant, les urgences des Tunisiens ne sont pas celles des « investisseurs » et des « marchés ».
Le néolibéralisme finira-t-il par avoir la peau de cette Terre ? La question écologique rejoint ici la question démocratique.
Autre constat : Les transports publics en Tunisie ne satisfont personne (la ligne E du RFR prend du retard apparemment) et la circulation automobile est démente : la pollution par les particules fines, les oxydes d’azote et l’ozone est l’ogre invisible dont le souffle se loge dans les poumons des enfants (qui respirent plus que les adultes), ensuite dans ceux des adultes. Au niveau mondial, la pollution de l’air fait trois millions de morts dont deux tiers d’enfants de moins de cinq ans victimes d’infections respiratoires. (Le Monde 17 août 2007, p. 6).
En Tunisie, la politique du transport de l’Etat est illisible. Il construit des autoroutes et des ponts-échangeurs et le Premier Ministre annonce l’arrivée de voitures populaires (polluantes ?) mais le chemin de fer est négligé voire abandonné et le transport en commun par bus est déficient et souvent très polluant car à moteur thermique diésel et mal entretenu. Pourquoi ne pas créer dans nos grandes villes des zones à faibles émissions avec accès réservé aux véhicules les moins polluants et pourquoi ne pas multiplier les espaces piétonniers ?
Bien sûr, la Tunisie est un petit pays à moyens limités mais il faut regarder ce qui se passe ailleurs pour diminuer la pollution et le recours aux énergies fossiles, atteindre la neutralité carbone tout en améliorant le quotidien des gens. Ainsi, en France, le plan Mobilité présenté en juillet 2017 par le gouvernement prévoit le versement d’une prime de mobilité de 400 euros pour les salariés se déplaçant à vélo ou en covoiturage. La ville de Niort (près de 60 000 habitants) en France a choisi de ne pas faire payer les usagers des transports publics. Le JDD du 20 octobre 2019 écrit, p. 28, à propos de cette gratuité : « Souvent présentée comme une chimère par ses détracteurs, la gratuité des transports en commun est bel et bien une réalité dans plusieurs dizaines de villes en France et sur le continent… Certaines villes comme Niort et Dunkerque ont réussi à mettre en place un réseau complet en accès libre… Chez nos voisins luxembourgeois, la gratuité des transports en commun à l’échelle nationale devrait arriver dès l’année prochaine. Mais en Estonie, les bus sont déjà gratuits depuis 2018. »
Cent maires français contre les pesticides
S’il est encore hors de portée de notre pays de décréter la gratuité des transports publics, il est, par contre, parfaitement possible - si volonté politique il y a - de suivre la démarche de M. Daniel Cueff, le maire de la commune bretonne de 602 habitants de Langouët en France. Cet homme et sa commune ont fait la Une de l’actualité en raison du vote le 11 mai dernier d’un arrêté interdisant aux agriculteurs d’utiliser des pesticides à moins de 150 mètres des habitations. En application du principe de précaution et pour remplir son devoir de protection de ses administrés, affirme ce courageux édile. Du reste, depuis 20 ans, sous l’impulsion du maire, la commune a multiplié les réalisations dans le domaine de l’écologie et de la transition énergétique : abandon du désherbage chimique en 1999, école HQE (« Haute Qualité Environnementale ») en 2003, cantine scolaire servant aux écoliers des repas 100% bio depuis 2004, centrale solaire, voitures électriques partagées, jardin de formation en permaculture visant l’indépendance alimentaire. Résultats : la commune est aujourd’hui quasiment autonome sur le plan énergétique et ne consomme plus que très peu d’énergie fossile grâce à sa filière bois-énergie.
Mais comme le préfet a suspendu son arrêté anti-pesticides, le maire de Langouët s’est adressé au tribunal administratif affirmant être parfaitement en accord avec la Constitution (principe de précaution). Quoiqu’il en soit, ce maire a suscité un large mouvement anti-pesticides dans le pays avec plus d’une centaine de ses collègues qui lui ont emboîté le pas « pour protéger les populations, alerter et faire avancer la loi, dans la foulée de l’arrêté pris en Bretagne par le maire de Langouët, Daniel Cueff » affirme Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers dans la région parisienne - commune à zéro pesticide depuis 2008 pour ce qui relève de la municipalité - qui ajoute : « Il y a avec les pesticides un véritable danger et une carence patente de l’Etat. » (L’Humanité, 29 octobre 2019, p. 7). Ces maires visent à faire bouger la législation sur les pesticides et pour protéger la population. Ils visent également à ce que l’Etat accorde des aides et des moyens aux agriculteurs pour leur permettre d’effectuer une transition vers l’agriculture biologique et de rompre avec les produits agrotoxiques.
Cette position des maires français hostiles à l’épandage près des habitations devrait inspirer les autorités et les élus de notre pays où un ministre de l’Environnement osait préconiser en juillet 2018 l’épandage de pesticides par avion, polluant ainsi écoles, hôpitaux, femmes enceintes, vieillards et nourrissons !
Les débats qui ont lieu actuellement sur les dangers du glyphosate – un produit cancérigène probable- laissent de marbre notre ministre de l’Agriculture. Plusieurs présentations de ce toxique sont vendues dans notre pays ainsi que bien d’autres pesticides dangereux interdits ailleurs comme le paraquat. La dangerosité du glyphosate mobilise l’Union Européenne, le Président Macron et les défenseurs de l’environnement dans le monde. Chez nous, calme plat avenue Alain Savary : le glyphosate ? Quel glyphosate ?
Les multinationales de la chimie comme Monsanto inondent les pays du Sud de pesticides toxiques car ailleurs, leurs lobbys enregistrent des défaites. Ainsi, en mars 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne a annulé « les décisions de l’EFSA* refusant l’accès aux études de toxicité et de cancérogénicité de la substance active glyphosate ». Cet arrêt constitue une inversion de la tendance générale à faire primer les intérêts commerciaux et financiers sur le droit à l’information, l’évaluation strictement scientifique et l’intérêt général.
De son côté, le Parlement européen a adopté en avril 2019 la législation alimentaire générale révisée (LAG). Suite à l'Initiative Citoyenne Européenne « Stop Glyphosate» signée par près de 1 400 000 Européens, la Commission européenne a proposé la révision de cette législation encadrant les législations européennes spécifiques en matière de denrées alimentaires , y compris celles relatives aux pesticides, OGM, additifs alimentaires et nouveaux aliments.
Quand se décidera-t-on à faire la lumière sur la liste des pesticides utilisés par nos agriculteurs ? Il y a là une importante matière à débat, aussi importante que l’attribution de tel ou tel ministère à M. X ou à Mme Y !
Quel maire chez nous prendra exemple sur le Breton Daniel Cueff pour protéger ses administrés des pesticides toxiques et encouragera l’agriculture durable et biologique?
Au cri désabusé de Coline Serreau « On est empoisonnés et tout le monde s’en fout », les Tunisiens devraient répondre : « On veille au grain ! »
Mohamed Larbi Bouguerra
*Autorité Européenne de Sécurité des Aliments