Slaheddine Dchicha: Qui comprend Kaïs Saïed?
Depuis trois ou quatre décennies, la communication politique est devenue une discipline à part entière avec ses enseignants et ses chercheurs, ses experts et ses conseillers. Ses acquis et ses principes sont désormais pris en considération et les spin doctors et autres communicants qui entourent tout homme politique sont là pour veiller à leur application quasi-systématique.
Le principe le plus connu et le plus évident, car issu de l’observation et de l’expérience, concerne la langue et son usage. Il prescrit de moduler le niveau de langue selon l’interlocuteur et selon la situation de communication. Et de fait, afin d’être efficace : convaincre ses interlocuteurs et les gagner à sa cause, l’homme politique se doit de parler leur Langue et d’adopter un registre adéquat. Et la vague populiste n’a fait qu’accentuer cette exigence puisqu’elle bannit « la langue de bois » et préconise le « parler vrai » opposé au jargon exclusif « des élites ».
Dans les pays où il y a diglossie, l’exercice se complique. Outre le choix d’un niveau de langue adéquat, s’impose l’option pour une des langues en présence. En Tunisie, les leaders politiques et les orateurs ont longtemps privilégié le « dialectal » quitte à le mâtiner d’une dose raisonnable d’arabe classique voire de quelques expressions et mots français. Et ce sont les Islamistes qui ont inauguré le recours systématique à « l’arabe classique », s’approchant ainsi du Coran et de « la nation arabe » et tournant le dos à l’Occident et au « Parti de la France »
Au grand étonnement des observateurs et des analystes, ce principe, si évident et si familier, a été superbement ignoré par le vainqueur des dernières Présidentielles tunisiennes.
La communication de Kaïs Saïed
Tout a été dit du candidat Kaïs Saïed. A quoi sont dues sa fulgurante émergence et sa notoriété soudaine ? comment ce modeste universitaire sans parti, sans programme et sans moyens s’est-il imposé en éclipsant tous ses concurrents ?...mais la question,à notre sensla plus importante, reste : « comment opère le verbe de Kaïs Saïed ? »
Le « verbe » car Kaïs Saïed n’a recours à aucune communication non-verbale. Il se fige toujours dans une attitude statique, qui interdit toute gestualité, toute mimique et tout sourire, ce qui lui a valu un surnom désobligeant qu’on répugne à mentionner ici...
En tout cas, il se dégage de l’ensemble une impression de sobriété, de sérieux et de conformisme, renforcée par le sage et conventionnel costume, impression qui semble exclure tout humour et toute familiarité comme en témoigne le baiser que lui a presque arraché son épouse, le jour de son investiture.
Sur le plan verbal, cet homme qui semble hautain et en même temps modeste, a choisi une fois pour toutes une langue qui l’éloigne définitivement de la majorité de son public, « l’arabe classique » etalorsune série de questionsde surgir : « Comment a-t-il pu balayer son adversaire avec une majorité si écrasante ? », « Comment son discours a-t-il été reçu ? », « comment a-t-il agi ? »…
Le retrait du sens
Comme tout Tunisien, il partage ce que le regretté Abdelwahab Meddeb* appelle « un universel islamique », ce vécu qui consiste pour le sujet tunisien de naître et de grandir en pratiquant comme « langue maternelle » le dialecte tunisien et à partir de quatre, cinq ou six ans de commencer à apprendre « l’arabe coranique » que l’on pourrait qualifier de la langue du père même si elle restepour lui longtemps incompréhensible : « J’avais appris le Coran presque sans comprendre »** dit Meddeb et il poursuit: « …Aussi bien par la voix que par le graphe, le statut saint de la langue s’acquiert dès que le signifiant prime sur le signifié »**
Ce retrait du sens et cette prédominance du signifiant peuvent s’observer et se mesurer quotidiennement lorsqu’on assiste à l’émotion éprouvée par un profaneà l’écoute du Coran psalmodié ou de la déclamation d’un poème en arabe classique. La compréhension s’absente et prédomine alors l’émoi esthétiqueà l’instar de ce qui se passe à la vue d'une calligraphie dans une mosquée. La langue, que ce soit oralement ou visuellement agit alors de façon qui peut** être qualifiée d’abstraite comme une peinture qui ne renvoie pas à la réalité, qui n’a pas de référent.
Nous osons prétendre que c’est ce qui s’est passé et se passe encore avec Kaïs Saïed. Monsieur Saïed n’est pas seulement un Tunisien, il est aussi universitaire et juriste et lettré, et à ce titre il cumule trois voire quatre jargons qui, en cas de mobilisation, rendent ce qu’il dit incompréhensible à une majorité de ses compatriotes.
Visiblement, il est conscient de ce qu’il fait puisqu’il choisit les mots les plus rares et les images les plus recherchées et il les déclame en exagérant systématiquement les voyelles longues donnant à son élocution des airs de récitation, de… psalmodie.
Il y a fort à parier que ceux qui l’ont compris parmi ses innombrables électeurs sont rares, mais ils lui ont fait confiance. Espérons qu’il leur rendra la politesse en leur parlant leur langue !
Slaheddine Dchicha
*Abdelwahab Meddeb, Le Pari de civilisation, Seuil, 2009, pp. 15-20.
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