En marge du colloque qui lui est consacré ce jeudi, un article culte de Abdelwahab Meddeb: Le Besoin de l'Autre
Parallèlement à la tenue du colloque international ce jeudi à Beit El Hikma en hommage au penseur tunisien Abdelwahab Meddeb, nous avons jugé utile de reproduire l’un de ses articles que notre site avait mis en ligne le 13 novembre 2014 : «Le besoin de l'autre» où il traitait d'une question qui constituait l'un des problèmes majeurs de l'islam : «la continuité de la panne de l'altérité».
Un des problèmes que rencontre l’islam est la question de l’Autre. Toute une tradition cherche à l’escamoter, à le minorer, sinon à l’annuler, à le proscrire. Et cette tradition a trouvé, avec la maladie de l’identité, un contexte favorable pour croître. C’est ce qui conduit à l’exclusivisme, au culte de soi qui aboli l’altérité. Cette situation s’avère anachronique car, dans la pensée moderne, le fondement de l’éthique passe par l’épreuve de l’autre.
C’est ce à quoi convie Emmanuel Levinas qui étend à tout homme le devoir de responsabilité que chacun pratique naturellement pour ses proches. Tout humain a statut de frère, de soeur, de père, de mère, de fils, de fille. Notre subjectivité se configure par l’accueil de l’autre. Tout sujet est un autre. Et cette hospitalité de l’autre en soi fait de vous l’otage de cet autre qui vient à vous pour vous définir. En effet, l’accueil de l’autre (au risque d’en être l’otage) définit la subjectivité.
Tel accueil devient une exigence de sainteté. Nous avons à considérer l’inconnu de l’autre rien qu’en lui-même, sans le rabattre sur les plis du connu. Dans notre connaissance de l’autre nous n’avons pas à procéder à des identifications qui effacent l’altérité radicale. Il nous faut rester ouvert au mystère de l’autre. Il nous faut aussi subir le choc que provoque la vulnérabilité de l’autre dont la sensation suscite le sentiment de responsabilité envers lui.
Pour revenir à la tradition de l’islam, la panne de l’altérité se manifeste sur de multiples plans. D’abord, elle s’exprime à travers le Tout Autre (Dieu) lorsqu’il se fait absent inaccessible, invisible, cantonné à sa transcendance (tanzîh) comme, à l’opposé, lorsqu’il est en tant qu’inconnu rabattu sur le connu par l’anthropomorphisme (tashbîh), aliment de la superstition et de l’enchantement magique. Fort heureusement, les soufis ont réparé cette panne en vivant Dieu soit entre transcendance et immanence (Ibn ‘Arabî qui analyse admirablement la tension entre tanzîh et tashbîh, entre visible et invisible, entre figural et abstractif) , soit en le logeant comme lâhût en soi en tant que nâsût : vivre le divin dans l’humain à travers l’opération du hulûl, résidence de Dieu en l’homme (Hallâj).
Cette panne de l’altérité apparaît aussi dans la relation de l’homme à la femme. En cette première épreuve de l’autre que subit l’homme, la reconnaissance de la vulnérabilité de la femme n’enclenche pas la responsabilité de l’homme mais instaure l’inégalité et l’infériorité, lesquelles désamorcent la problématique de l’altérité et la vident de sa complexité et de ses ambivalences.
Telle panne de l’altérité se repère aussi dans le rapport avec l’autre de l’autre croyance : le juif, le chrétien, le païen, le manichéen, le mazdéen, le zoroastrien, le bouddhiste, et plus près de nous, le bahâ’i. Tout autre dans la croyance est soit nié au point de mériter la mort – comme le païen, l’athée, l’apostat ou le croyant à une religion post-islamique tel le bahâ’i contrevenant au dogme qui scelle la croyance --; soit reconnu dans une infériorité qui ne peut plus faire de lui le sujet par lequel s’éprouve l’altérité : tel est le statut de dhimmi qui «protège» en inférieurs les «gens du livre» (ahl al-kitâb), juif, chrétien et l’énigmatique sabéen en lequel ont été identifiés bien des croyances (des néo-pythagoriciens du Harrân aux zoroastriens et autres bouddhistes).
Or, à l’intérieur de l’islam, dans le texte coranique lui-même, est déposée la matière qui peut nous accorder en toute légitimité avec l’éthique fondée sur l’épreuve de l’altérité et la conscience de sa vulnérabilité qui engage le sentiment de notre responsabilité à son égard. C’est le verset 48 de la cinquième sourate al-Mâ’ida («La Table servie») qui cristallise cette matière. Ce long verset rappelle que Dieu n’a pas voulu que les humains constituent une seule communauté à l’horizon d’une croyance unique ; la diversité des croyances est voulue par Dieu afin que les uns soient éprouvés par les autres. Ainsi l’altérité comme épreuve de soi qui est au fondement de l’éthique proposée par Levinas est littéralement un impératif coranique. Et cette dimension éthique est confirmée dans ce même verset qui finit par dire: peu importe la croyance à laquelle vous adhérez, ce qui compte c’est d’ «entrer en course pour l’œuvre de bien» (voir comment nous commentons ce verset dans Pari de Civilisation, 2009). Ainsi le critère de l’élection divine n’est plus la croyance mais le gain par l’émulation éthique.
Cette expression coranique (istabiqû al-kayrât, «entrez en course pour la bonne œuvre»), nous la retrouvons chez cet autre qu’est l’auteur juif de langue arabe le Dayyan, le Rabbin Bahiya ibn Yûssif ibn Paqûda l’Andalou de Saragosse. Cette expression est présente dans l’introduction de son fameux traité Al-Hidâya ilâ Farâ’izh al- Qulûb wa at-Tanbîh ilâ Lawâzim al-Zhamâ’ir («La Guidance aux devoirs du Cœur et l’Avertissement des Obligations de la Conscience»). Simplement l’expression coranique passe sous sa plume de la forme verbale (istabiqû…) au substantif (istibâq…). Ainsi l’impératif : «Entrez en course…» devient chez lui «la course» pour le bien : l’émulation entre soi et les autres par l’œuvre bonne est confirmée par un auteur juif se fondant sur une réminiscence coranique, une quasi citation.
Ainsi Ibn Paqûda semble connaître assez le texte coranique pour se souvenir du verset qui cristallise au mieux l’éthique fondée sur l’épreuve de l’autre. C’est le juif – subissant le statut dégradant de dhimmi, du minoritaire protégé dans l’humiliation et l’infériorité, ce qui le dégrade en tant que autre -- c’est donc le juif humilié qui perçoit dans ce verset la possibilité pour le majoritaire qui l’humilie, le musulman dominant, d’entrer dans la course éthique où tu éprouves l’autre. Le choix de ce verset est d’autant plus remarquable qu’il appartient à une sourate égrenant bien des méchancetés et des anathèmes à l’encontre et des juifs et des chrétiens, il y est même écrit que le musulman n’a pas à les avoir pour awliyâ, pour «proches», «alliés», «amis». Mais Ibn Paqûda est allé vers l’essentiel. C’est comme s’il avait lu d’instinct cette sourate comme l’a analysée Michel Cuypers (dans son livre Le Festin, 2007). En la soumettant aux grilles que propose la technique de «la rhétorique sémitique» appliquée depuis le XIXe siècle à la Bible, Michel Cuypers montre que le message contradictoire de cette sourate trouve sa résolution en classant le sens en faveur de l’éthique ouverte à l’autre : en effet, les versets qui appellent à une sorte de «théologie des religions» où les trois alliances (islamique, chrétienne, juive) se trouvent légitimées, de tels versets ont pour eux une haute intensité rhétorique tandis que les versets exclusivistes dénigrant l’autre sont de basse intensité rhétorique.
C’est donc un juif écrivant dans un contexte religieux islamique du milieu du XIe siècle (Ibn Paqûda) qui annonce un juif écrivant dans un contexte séculier occidental de la deuxième moitié du XXe siècle (Levinas). Par le détail que nous avons analysé, Ibn Paqûda propose en prémices ce que Levinas pensera en affirmant que l’altérité s’éprouve hors le rapport de pouvoir, hors l’acte de connaissance qui réduit par identification l’inconnu au connu, hors l’expression du manque. C’est une pensée qui consonne aussi avec cette phrase de Dostoïevsky, souvent citée en contexte levinassien: «Nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous et moi plus que les autres». Formule qui élimine du rapport à l’autre le rapport de dominant à dominé, de supérieur à inférieur, d’offensant à offensé, d’oppresseur à opprimé tout en engageant sa propre responsabilité après avoir été confronté à la vulnérabilité de l’autre. C’est comme si Ibn Paqûda renvoyait le musulman à cette vérité qui provient de son livre saint. Plus encore, Ibn Paqûda l’utilise aussi pour son propre compte et à l’adresse des siens.
La participation à la course pour l’œuvre de bien devient le critère de l’altérité éprouvée dans l’égalité. Toute inégalité qui disqualifie telle épreuve est corrigée. C’est par la course, et rien que par elle, qu’il y aura un premier et un dernier. La hiérarchie s’établira selon le classement par l’œuvre.
Et le même Ibn Paqûda dans ses Devoirs du cœur dit combien il doit aux autres. Il destine en effet son ouvrage aux siens : par son écrit, il éclaire les juifs en les sermonnant. Il leur approte une science qui n’est pas encore née chez eux et qui a prospéré depuis le milieu du VIIIe siècle chez les musulmans. C’est la science du Bâtin, de l’ésotérique, de l’herméneutique qui conduit au sens caché que comportent les Ecritures. Sens qui insiste plus sur l’éthique que sur la loi, qui s’adresse au secret des cœurs et non aux réflexes du corps (qui eux sont gérés par la Loi, laquelle comporte, rappelle-t-il, «613 devoirs»). Pour cet apport inaugural dans la tradition juive, Ibn Paqûda s’appuie d’abord sur sa propre tradition scripturaire pour légitimer l’avènement de cette science nouvelle qui, non seulement ne contredit pas ladite Tradition, mais met en acte ce que certains de ses aspects portent en puissance. Il s’inspire en second de la sagesse des autres, qui ne sont que les sages d’islam et à travers eux les sages grecs. Ainsi, trouvons-nous dans ce livre, nombre de concepts et de termes techniques appartenant au lexique des soufis (comme le ikhlâç, «purification», le tawakkul, «appui sur Dieu», la muhâsaba, «introspection»), le zuhd, «dépouillement», la mahabba, «amour»). Mais c’est probablement la lecture de l’ensemble ismaélien néo-pythagoricien qui est la source majeure d’Ibn Paqûda, les fameuses 52 épîtres des Frères de la Pureté (Rasâ’il Ikhwân as-Safa’) qui datent du Xe siècle et qui ont migré d’Orient en Occident, d’Iraq à al-Andalus à l’orée de l’an mil.
Cet usage de l’autre, Ibn Paqûda le légitime en se référant à la tradition juive elle-même. Toujours dans son introduction (tout ce que nous disons du Devoir des cœurs se limite à notre lecture de la quinzaine de pages de l’introduction), l’auteur cite par deux fois le Sanhédrin, ce mot d’origine grecque utilisé par les juifs pour renvoyer aux dits attribués au haut tribunal du Ie siècle de notre ère comptant 81 rabbins experts en Loi. «Sanhédrin» désigne un des chapitres du Talmud. C’est un mot qui adapte le grec sunédrion qui veut dire «l’assemblée». La première citation rappelle que les juifs vivant parmi les nations agissent à l’instar de ces nations – mais souvent «ils n’agissent pas» comme agissent les vertueux parmi ceux qui peuplent ces nations. Ibn Paqûda entend par là que nous juifs qui vivons parmi les musulmans, nous avons à imiter les vertueux d’entre eux, ceux qui sont dignes de l’impératif coranique qui convie à la course pour le bien, au-delà des croyances, qui incite à l’émulation éthique, laquelle devient le critère de l’élection et du salut.
Nous lisons ceci dans la deuxième citation du Sanhédrin (même référence (B39) : «Quiconque profère une sagesse acquiert le statut de sage, fût-il gentil.» Cette référence autorise Ibn Paqûda à utiliser la sagesse des musulmans; il va même jusqu’à butiner le suc d’une des fleurs de leur livre saint quand même tel livre appellerait à se substituer au sien et à le rectifier.
Ibn Paqûda, avec ses Devoirs du cœur apporte ainsi aux siens la sagesse de l’autre jusque-là inouïe, restée non exprimée dans sa propre tradition. Et c’est par cette imitation de l’autre qu’il mettra en acte ce qui était chez les siens en puissance.
Voilà un bel exemple médiéval d’une éthique à l’épreuve de l’altérité, proposée par un minoritaire de la cité d’islam. Voilà une œuvre qui témoigne du divers qui colorait une telle cité. Belle leçon à méditer aujourd’hui par les musulmans en manque, sinon en panne d’altérité.
Je fréquentais ce livre au moment des derniers débats sur la constitution tunisienne en décembre 2013. D’abord, j’ai été ému par le fait que c’est le même mot de «conscience» (zhamîr) qui est au centre au centre et de ce débat et de ce livre : dans le débat il s’agissait d’inscrire d’une manière inaugurale en langue arabe Hurriyat azh-Zhamîr, «la liberté de conscience»; dans le livre, c’est le zhamîr, la conscience, qui accueille de soi à soi le tribunal éthique mis en scène pour l’exercice quotidien de la muhâsaba, de l’introspection pour juger de sa compétence ou de son insuffisance, de sa performance ou de sa défaillance dans la course pour l’œuvre de bien. Comme quoi, le concept de conscience, de zhamîr était en langue arabe éthiquement à l’œuvre depuis des siècles. Il fallait simplement l’accorder avec ce que l’humain, fût-il autre, a apporté de plus. En adoptant la liberté de conscience, nous avons, en tant que Tunisiens, imité l’autre occidental dans son avancée. Et nous avons éclairé par cet apport d’un heureux inouï la tradition dont nous provenons.
En même temps, je constatais dans ce débat la continuité de la panne de l’altérité. Elle s’est manifestée particulièrement à travers le refus d’inscrire dans la loi fondamentale la dimension méditerranéenne de notre pays, pourtant évidente. La raison invoquée est que telle explicitation faciliterait la reconnaissance d’Israël. Cette obsession confine à l’absurde. Et elle approfondit la panne de l’altérité. C’est vraiment le fantasme qui voile. Telle appréhension injustifiée nous coupe de tant d’héritages qui nous constituent : puniques, latins, romains, byzantins, andalous, ottomans, francophones. En plus, la phobie d’Israël nous coupe de notre part juive, illustrée ici par un exemple arabographe andalou et qui peut être illustré par tant d’exemples du même type déposés en Africa/Ifriqiyya, première appellation en latin et en arabe de la Tunisie, laquelle devient la métonymie de tout un continent. Cette dimension africaine me ramène aux deux autres attributs de l’identité tunisienne, strictement continentaux : berbère (avec, en saillie, le temps de gloire numide, celui de Jugurtha, figure d’identification de l’Emir Abdelkader selon Rimbaud dans son poème latin) et subsaharien, avec tous les restes de l’esclavage que recueille notre citoyenneté.
Vous voyez que la réalité historique et anthropologique du pays est autrement plus riche que le caractère arabo-islamique, le seul explicitement inscrit dans la constitution qui a été votée le 26 janvier 2014. Je vois en cet escamotage la parfaite illustration de la panne de l’altérité comme maladie de l’identité. Nous avons les moyens de la réparer par une matière puisée justement dans ce legs arabo-islamique. Ce legs, dans ce qu’il a de meilleur, a été honoré par un juif agissant à l’horizon coranique de l’éthique au fondement de l’autre. Un juif médiéval s’avère ainsi, en bonne logique coranique, plus pertinent que bien des musulmans contemporains bouchés par le fanatisme. Comme il en est de certains des constituants tunisiens marqués par l’idéologie exclusiviste islamiste ou par l’anachronique nationalisme arabe populiste et tout aussi exclusiviste.
Abdelwahab Meddeb