Mohamed Salah Ben Ammar: Ne pas vendre son âme
Il n’y avait aucune raison pour que la Tunisie échappe à la vague populiste qui secoue le monde. Elle y est même tombée dedans à pieds joints. Les ingrédients des discours démagogiques sont partout les mêmes, en Inde, aux Philippines, en Hongrie, au Brésil et bien sûr chez nous. Faire de la détresse des autres et de la religion un fonds de commerce n’est pas nouveau. Certains, chez nous, se sont découvert une vocation politique le lendemain de la fuite du dictateur. Ils tentent de récupérer une révolution qu’ils n’ont ni initiée ni faite. On peut admettre qu’ils ont pris le train en marche, ce n’est pas le problème. Le danger est ailleurs.
Exception faite de l’élection présidentielle, rares sont ceux qui se reconnaissent dans la représentation nationale issue des élections de 2019, c’est à se demander qui a voté pour elle?
Hier encore j’entendais un nouveau député parler des avantages exorbitants qu’auraient les ministres, j’ai dû rater quelque chose? Pour un autre les tablettes électroniques données aux nouveaux députés seraient destinées à les espionner. Un autre démagogue en herbe s’est attaqué aux porteurs de double nationalité et aux élites francisées. Mais le fond a été touché avec ce député qui a affirmé qu’un médecin homme ne peut pas examiner une femme sans ressentir du plaisir, ce même député exige aujourd’hui d’être nommé ministre de la santé! A ce rythme, ils finiront par couper des mains et s’en prendront à ceux qui portent des lunettes ou écoutent de la musique.
Est-ce cela la démocratie rêvée? Est-ce le prix à payer après tant d’années d'obscurantisme? Est-ce le résultat de l’abstention aux élections? Est-ce le résultat d’un code électoral très imparfait?
En réalité l’expérience de NIDA a été un piège. Elle a détruit les forces démocratiques du pays. Les manœuvres, les coups bas, le népotisme, les promesses non tenues, l’absence de courage ont caractérisés le quinquennat 2014-2019. Sans surprise Ennahdha qui est en réalité au pouvoir depuis 2011 (à l’exception de la période 2014-2015) a gardé un socle électoral qui lui a permis d’être en tête des élections. Ni l’expérience de la Troika, ni les échecs des gouvernements successifs ne semblent perturber ses fidèles. Elle a même fait des petits, très turbulents, à sa droite. On retrouve une bonne partie des fameux populistes.
Les socio-démocrates semblent sidérés. Ils sont désorientés. Certes il y a les groupes Ettayar, Echaab et quelques individualités mais l’opposition de gauche est incertaine voire inexistante. Kalb Tounes et les ex RCD étant de toute évidence à droite. Dans ce contexte un danger se profile, des alliances se préparent et le fard d’un soi-disant programme de gouvernement, ou de personnes indépendantes aux ministères régaliens ou encore de disposer d’une majorité confortable ne trompe personne et n’arrivera pas à masquer les vraies intentions des uns et des autres.
On ne change pas une méthode qui "gagne". Les mêmes méthodes utilisées depuis 2011 ont été réutilisées. En sortant de sa manche à la dernière minute Mr Habib Jemli, un homme certainement respectable mais jamais élu. Ce n'est pas l'esprit de la constitution. Le chef du gouvernement n'est pas un gestionnaire, il doit être issu de la majorité, il doit en être le chef et c'est lui qui conduit la politique du pays. En réalité si on arrive à avoir un gouvernement on aura signé un chèque en blanc, on ne sait rien de celui a été choisi pour nous ! Mais ce n'est pas une vraie surprise, car on savait qui était l’homme fort du pays, aujourd'hui on peut affirmer qu'il détient tous les pouvoirs ou presque, mairies comprises. Cela ne présage rien de bon.
Que faire?
Se démarquer politiquement. Certes la situation économique est préoccupante mais elle n’impose pas de perdre son âme et de toutes les façons il n’est jamais bon d’avoir une majorité de plus de 51%. Nous avons eu des majorités de 169 députés et même plus qui ont fait plus de mal que de bien. En tout cas l’urgence économique ne doit pas masquer les défis sociaux que nous affronterons car les orientations politiques ultra libérales qui s’annoncent ne feront qu’accroître la colère sociale. Colère sociale qui fait le lit des populistes et des âmes charitables. Tout cela est peut être prémédité?
Les socio-démocrates vont avoir leur traversée du désert, elle durera ce qu'elle durera, ils vont se reconstruire c'est un besoin pour le pays. Pour le moment ils sont inaudibles. S’ils veulent exister, ils doivent oser prendre position. Jusqu’à présent ils ont été piégés. Souvenons-nous du GUN, de Carthage 1. Pour satisfaire l’amour propre d’un secrétaire général ou d’un militant en vue, ils ont accepté de jouer le rôle de faire valoir dans des gouvernements difformes. Ils le payent cher. Aujourd’hui ils doivent se positionner clairement dans l’opposition. Ils doivent souligner les divergences profondes qui existent entre leurs choix et ceux des autres. Entre eux qui luttent pour la dignité, la liberté et pour une réelle justice sociale et ceux qui regardent en arrière et veulent imposer un modèle de société totalement anachronique, ceux qui voient en la charité un moyen pour lutter contre la pauvreté Entre les deux il y a un fossé qui ne sera jamais comblé. Ceux qui sont plus proche du capital que de l'humain, ceux qui sont pour un libéralisme sans limites et ceux qui croient en l'Homme, en l'égalité des sexes et la liberté ne pourront jamais se rejoindre. Notre époque est confuse on a joué sur la disparition des idéologies et pourtant la différence entre les priorités des deux camps sont plus que jamais réelles. Cela n'a pas été clairement déclaré jusqu'à présent. Trop d’ego, trop de compromissions, trop d’opportunisme ont pris le dessus sur l’essentiel.
Les cinq prochaines années seront à n’en point douter difficiles pour tous, raison de plus pour ne pas s’engager dans des alliances hasardeuses.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar