Journées de l’Entreprise - Youssef Chahed : un plaidoyer pro domo
Candidat malheureux à la présidentielle de septembre 2019, Youssef Chahed a esquissé stoïquement le bilan de sa gestion depuis août 2016 devant un parterre de chefs d’entreprises triés sur le volet et réunis, le 6 décembre à Sousse-Kantaoui, pour la 34e conférence des Journées de l’Entreprise organisées par l’IACE (Institut arabe des chefs d’entreprise).
Seizième « chef de gouvernement » du pays depuis mars 1956, il est celui qui aura fait le plus long mandat - parmi les sept occupants du poste - depuis la « révolution » du 14 janvier 2011 : 3 ans et quatre mois… Si son successeur parvient à composer son gouvernement et surtout à le faire approuver par un parlement récalcitrant…
Il n’empêche qu’il restera, à ce jour, le plus jeune « Premier ministre » de l’histoire de la Tunisie indépendante : 41 ans au moment de sa prise de fonction, 44 ans aujourd’hui.
Comment il juge son parcours qui n’aura pas été de tout repos ?
Pour lui, la crise est « politique » avant de devenir économique et sociale. Politique à cause des blocages parlementaires, syndicaux, partisans… Pour faire adopter une loi, il faut une majorité de 109 voix. Plus de 100 projets de loi présentés au parlement sont encore en attente dans les couloirs parlementaires… Que dire si on veut modifier tel ou tel article de la Constitution : il faut au minimum 145 voix…
Aujourd’hui, dit-il, la preuve est faite de l’inadaptation de certains de nos codes et règles. Du fait du code électoral, qui l’a voulu et qui l’a institué en 2014, il ne peut plys y avoir de « majorité parlementaire » pour gouverner à tête reposée. Le pays compte plus de 200 partis et le parlement plus 20 partis (répartis en 8 blocs parlementaires) sans compter les « indépendants », les « flottants » et les potentiels « touristes » (ceux qui changent de camp en cours de route).
Comment adopter une « loi des finances », comment l’évaluer, la corriger, alors que les députés viennent de toute part sans aucune préparation ni un minimum de connaissances économiques, fiscales, juridiques… ? Le code électoral actuel admet n’importe qui sans exigence de C.V. !
Comment fonctionner quand le règlement intérieur du parlement ne facilite pas les choses ? Quand il faut à chaque fois qu’on change de ministre voter en faveur du nouveau avec au moins 109 voix ?
« Il faut que cela change ! », conclut Youssef Chahed. C’est la première des priorités. Il dénonce le maque de maturité de la classe politique en général et appelle à l’avènement d’une « nouvelle génération politique jeune, compétente, capable » d’impulser le changement tant souhaité et de sortir du marasme actuel.
Il faut aussi s’intéresser de près au financement (obscur) et aux dirigeants (inconnus) des partis politiques. Pour cela, la loi devra changer. Il faut enfin améliorer le « perçu » des citoyens en les informant mieux, en vulgarisant davantage (« et-tawiya »).
Ces réformes sont nécessaires, voire obligatoires. Mais, s’il l’on croit Youssef Chahed, « le plus dur est dernière nous. La Tunisie a évité le scénario du pire ». Aujourd’hui, le déficit budgétaire a été réduit, et la croissance repart. En 2016, la Tunisie était parmi les pays « interdit » aux touristes. La lutte contre le terrorisme a été efficace. Aujourd’hui, « elle est banalisée » à tort. L’Etat va encore consacrer 7 milliards de dinars au budget 2020 de la Défense et de l’Intérieur, contre 1,8 milliard en 2016. Cet effort budgétaire colossal a été fait, évidemment, au détriment d’autres budgets socio-économiques de développement.
Aujourd’hui, la chute du dinar s’est arrêtée et les réserves de change en partie reconstituées (6,5 milliards de dollars, contre 5,5 milliards en 2016 et 9 milliards en 2010). « La tendance est positive, mais attention elle demeure fragile », conseille-t-il. La menace terroriste existe toujours. Il faut retrouver un « Etat fort », mais « qui dit Etat fort ne signifie pas retour à la dictature ».
Il lance un appel au réalisme : l’Etat ne peut plus tout faire, il faut qu’il se concentre sur ses tâches essentielles (sécurité, éducation, santé, infrastructures). Et laisse les autres au secteur concurrentiel. Le fardeau des salaires de la fonction publique devient trop lourd. « C’est une hypocrisie que de dire le contraire ». Pour que l’Etat redevienne efficace, il faut qu’il dépense « mieux », moins dans les secteurs productifs, plus dans les secteurs sociaux. « Il faut restructurer les entreprises publiques, ce qui ne veut pas dire « privatiser » afin de dégager des ressources pour l’Etat. Les plans d’action sont prêts, il faut la mise en application par le futur gouvernement (s’il n’efface pas tout pour recommencer…).
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Et, pour conclure, il en appelle à cinq mots d’ordre : 1. Relancer la machine productive et restaurer la culture du « travail bien fait » ; 2. Digitaliser l’administration (en particulier la fiscalité) et poursuivre la rigueur budgétaire ; 3. Intensifier la lutte contre la corruption ; 4. Ne pas lâcher dans la lutte contre le terrorisme (« Cette lutte accaparait, a-t-il confié, 50 % de mon travail. ») ; 5. Créer un environnement politique positif ; 6. Améliorer la communication et la vulgarisation pédagogique (« tout n’est pas noir ») ; 7. Rétablir la politique « contractuelle » stabilisatrice (pacte entre l’Etat et les partenaires sociaux).
Pour faire tout cela, la Tunisie dispose, selon lui, de la « matière grise » nécessaire, tant prisée par feu Habib Bourguiba (« El madda ech’chakhma »).
Samir Gharbi
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