Mohamed Arbi Nsiri: Carthago Servanda est!
Après avoir été un centre et un foyer de l’Antiquité, la presqu’île de Carthage devint durant le Moyen-Âge et jusqu’au début de l’époque contemporaine un finistère délaissé en dehors des courants d’échanges, presque sans habitants à l’exception de quelques veilleurs de garnisons, de quelques marabouts et de quelques cultivateurs.
Ainsi la véritable réputation du site venait, durant presque treize siècles, de l’exploitation de ses vestiges comme carrière de pierre et de marbre. Jusqu’à le début du XIXème siècle, les navires qui desservaient La Goulette ne repartaient pas sans embarquer colonnes et marbres ramenés le long du rivage par les exploitants des ruines. Cette activité continuelle des carriers à travers les siècles a mis à bas la totalité des monuments de la grande métropole méditerranéenne, parfois jusqu’aux fondations, n’épargnant que les citernes et le blocage des fondations.
En 1969, l’État tunisien affirme la vocation archéologique et historique du site mais est impuissant à endiguer les faits accomplis. Il en appelle à l’opinion publique, souvent inconsciente, et à l’aide internationale mue par l’intérêt scientifique. L’Unesco patronne une compagne internationale où participent des nombreux pays. Les fouilles sont longues et lentes en raison de la densité, de l’épaisseur et de la complexité des strates archéologiques. Elles ont lieu en priorité dans les secteurs les plus menacés.
Un plan d’aménagement, âprement négocié entre diverses parties, fait la part des choses : entre ce qui est sacrifié à l’urbanisation et ce qui doit être sauvegardé. Un plan de classement confirme les secteurs sauvegardés. Ainsi, la décision de créer, sous l’égide de l’Unesco, un parc archéologiquemarque-t-elle l’aboutissement de la volonté de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine historique du site.
L’idée du parc s’est donc imposée comme étant la seule alternative à l’urbanisation tentaculaire qui risquait d’engloutir le site de Carthage comme un banal terrain à bâtir. Aujourd’hui, Carthage, et malgré son inscription sur la liste du patrimoine historique mondial dressé par l’Unesco, est menacéepar lesconstructions illégales qui menacent ses vestiges archéologiques.
Déjà depuis la fin des années 1990, la prise en charge de la sauvegarde du site par la force publique a posé un grand problèmeà la communauté internationale dû à l’omniprésence des lobbies d’aménageurs dans les cercles du pouvoir. C’est pourquoi il semblelogique de devoir, à un moment donné, mesurer l'impact de la force économique portée par l’aménagement du territoire sur la sauvegarde du patrimoine archéologique d’un site comme celui de Carthage. Celui-ci est d’autant plus en danger quand sa valeur est reléguée au second plan. Si, d'un côté, les dirigeants de certains grands groupes de promotion immobilière ont su maintenir une proximité avec le pouvoir politique, dans le but de faciliter leurs actions, la force publique réagit lentement à l'apparition des prémices de l’archéologie préventive.
La lenteur de la prise en compte de ce risque par les entrepreneurs est significative. Le patrimoine archéologique de Carthage doit être défend, face aux pressions économiques. Ainsi, les évolutions législatives successives depuis la mise en place de l'archéologie préventive visent à être mieux comprise et mieux acceptées de la part des acteurs de l'aménagement du territoire. Cette notemet en avant la tension qui existe entre le patrimoine culturel et les acteurs de l'économie. Par quels moyens le législateur tunisien attend de ces derniers qu'ils comprennent et respectent le patrimoine archéologique ? A-t-onune résurgence du débat de fond sur le patrimoine archéologique et son importance culturelle ? En Italie par exemple, une frange des professionnels de l'archéologie a construit un raisonnement à l'inverse qui vise à donner au patrimoine archéologique une valeur économique intrinsèque, le plaçant à égalité avec tout autre bien marchand : s'agit-il d'un biais pour convaincre les acteurs de l'économie, qui financent les opérations de sauvetage ?
Enfin, il est utile de signifier que le contexte économique local, fortement déstabilisé depuis 2011, a eu des conséquences sur l'activité archéologique à Carthage. Le ralentissement des projets d'aménagement permet-il aux services du ministère de la Culture de dégager des plages de temps pour alimenter la base de données qu'ils entretiennent ? D'effectuer plus de vérification de terrain, ou plus de recherches ? Si les répercussions de la crise économique récente ne peuvent encore être analysées à ce jour, elles devraient l'être a posteriori, dans le cadre d'une réflexion globale sur l'implication économique réelle de la sauvegarde du patrimoine archéologique tunisien, et plus particulièrement le patrimoine archéologique de l’ancienne capitale punique.
Mohamed Arbi Nsiri
Historien