Samir Gharbi: Dans quelle société vouliez-vous qu’on vive? Quelle est notre «identité»?
Durant les Journées de l’Entreprise, tenues à Sousse-Kantaoui, les 6 et 7 décembre, un sujet a constamment survolé les débats généraux sans jamais être explicitement mentionné ni développé. C’est celui de la religion, plus précisément de la place de l’Islam dans notre pays. Ce sujet pose subrepticement deux questions: Dans quelle société vouliez-vous qu’on vive? Quelle est notre «identité»?
Ces mêmes questions ont été posées – naturellement, légitimement – après la colonisation en 1956. Avant même la Constitution de 1959, le régime populaire bourguibien y a répondu. La nouvelle République sera civile, avec une Nation solidaire et un Etat laïc adoptant la religion de l’écrasante majorité (l’Islam) et respectant les minorités religieuses (chrétienne et hébraïque). Dès 1956, les tribunaux islamiques sont abolis, de même pour les «habous» et les écoles coraniques… Le mariage, comme le divorce, devient uniquement civil. Le pays peut enfin s’épanouir loin de la guéguerre islamique et loin du tribalisme, il se modernise, les mentalités changent en bien. Les Tunisiens détournent leurs oreilles de «Sawt el Kahera» (radio du Caire) qui nous insultait à longueur de journée et nous incitait à renverser Bourguiba l’infidèle…
L’Orient, attardé, archaïque, vitupérait l’Occident. Pour le «fan», pour endormir en réalité l’opinion publique et l’« enfiévrer» par des discours verbeux, inefficaces, en tant de paix comme en tant de guerre.
Bourguiba avait choisi, contre vents et marées, une autre voie, celle du développement moderne, de la culture, de l’ouverture sur le monde, pas celle de l’endoctrinement politique et de ses slogans creux sur «El wahda el arabiya» et «El oumma el islamiya»…
Le vrai «jihad», le «combat suprême», disait Bourguiba, était celui contre le sous-développement sous toutes ses formes.
Mais, malgré tous ses efforts, avec ses réussites et ses échecs, ce combat-là exigeait de l’endurance physique et mentale, de la continuité, de la persévérance… Bourguiba qui épuisa toutes ses forces – ou presque – dans le combat pour l’indépendance (1930-1964) n’avait plus en 1969 ni la vigilance ni la sérénité pour soutenir la longue marche vers le progrès.
Les femmes et les hommes, en qui il avait placé toute sa confiance, ont presque tous failli à leur devoir patriotique. Ils sont parvenus à dévier Bourguiba de sa route (l’Histoire les jugera). La Tunisie résistera, elle trouvera l’homme idoine en 1970 (Hedi Nouira). Mais ses ennemis seront trop nombreux, à l’intérieur (les égoïstes) et à l’extérieur (les jaloux). Il a fini par succomber à leurs coups (1978, 1980).
L’arabisme et l’islamisme reviennent en force, profitant des dissensions (guerre de succession de Bourguiba) et de l’affaiblissement de l’Etat. Des capitaux du Golfe trop zélés arrivent au compte-gouttes et sous condition… L’Etat surendetté et déficitaire (crise d 1984-1986) cède à la pression. En 1987, la Tunisie doit, à nouveau, suivre un autre chemin, celui du populisme, de la sécurité et de l’affairisme. En 2011, elle, qui demandait «seulement» le Travail, la Dignité et la Liberté, se retrouve plongée dans une voie, qui n’était envisagée ni même exigée par la «Révolution», celle de l’islamisme, de l’insécurité et encore plus de l’affairisme…
Croyant bien faire, les Tunisiens votèrent pour des candidats «pieux» et «donc» intègres, espérant que la vie politique allait être enfin moralisée, assainie de la corruption gargantuesque des «clans» Ben Ali… Ils voient aujourd’hui, que les «hommes et les femmes» de religion n’ont pas été aussi exemplaires qu’ils le croyaient. Le masque de la religion est tombé, la cupidité et l’esprit de revanche – que le Coran bannit – sont apparus au grand jour. Ces personnes qui n’ont aucunement l’intention de rendre des comptes de leur gestion et de leurs fortunes subitement gargantuesques le feront un jour devant Dieu, si elles le craignent vraiment.
Aujourd’hui, certains demandent aux Tunisiens de s’interroger sur leur «identité». Sont-ils «arabes» et/ou «musulmans»?
Ce problème identitaire a ramené, en Europe, les extrémistes de droite, les xénophobes… De temps en temps, la flamme identitaire rejaillit en France, en Allemagne ou en Belgique. Elle n’est pas prête de s’apaiser car le virus est entré dans leur corps et leur esprit. Pour l’extirper, il faut des années et des années d’éducation, de vulgarisation…
Chez nous, la réouverture de ce débat identitaire suranné, en raison des passions religieuses qui l’entourent, en raison aussi des manipulations étrangères, serait «un crime contre la Tunisie», parce qu’il va la reléguer des siècles en arrière. Il va nous enfermer sur nous même, déjà que nous exportons les «terroristes» par milliers… Notre image en sera encore dégradée.
Reprenons l’esprit de la Constitution de 1959, la religion doit rester à sa place, dans le cœur des gens qui le souhaitent (et qui n’ont de compte à rendre qu’à Dieu, dixit le Coran).
En fait, c’est depuis 1987 que la religion a été instillée à petites doses dans la vie quotidienne (à la télé, comme à la radio, hors et dans les mosquées) par «inconscience» politique de Ben Ali. Lequel, en parallèle, s’était mis à pourchasser impitoyablement les islamistes après les avoir amadoué fin 1987-1988 (libération des prisons) puis en 1994 (participation aux élections sous la bannière «indépendante» violette).
Trêve d’hypocrisie. Avis à toutes et à tous: les Tunisiens n’ont pas la mémoire courte. Le jour où ils se (re)lèveront…!
Lors des Journées de l’Entreprise, Mohamed Ennaceur, l’ancien président du Parlement, a fini par esquisser une solution: une «conférence nationale»!
Oui, à une conférence nationale sur «comment sortir de la crise morale», mais pas à une conférence sur « quelle est notre identité » ou, en camouflant, sur « quel est notre modèle de société». Oui, sur quelle vision économique, sanitaire, sécuritaire et sociale pour 2030, 2050 ? Oui, sur quelle Justice indépendante.
Oui, sur comment faire pour que les deniers publics volés - avant et après 2011 - soient restitués, d’une manière ou d’une autre, à l’Etat (donc aux contribuables tunisiens). Par mesure de clémence, on épargnera aux voleurs avérés de passer par la case « prison » s’ils acceptent de demander «pardon» à la Patrie.
Rien ne plus être caché. Les Tunisiens – tout comme l’Administration - savent qui a volé quoi, qui a acheté quoi et avec quel argent…
Mais, pour le moment, ils se taisent… abasourdis qu’ils sont par ce qui vient de leur arriver depuis 2011. Ils n’ont obtenu ni le Travail ni la Dignité souhaités, exigés, lorsqu’ils ont dit d’une seule voie «Dégage» au système Ben Ali. Ils n’ont jamais dit «Dégage» à la République civile.
Quant à notre «identité», il suffit de rappeler, avec des preuves historiques et géographiques à l’appui, que nous sommes Tunisiens, méditerranéens, africains. Nous parlons l’arabe (celle de l’avant dernier colonisateur) et le français (celle du dernier colonisateur). Avant, nous parlions le berbère, le punique, le latin, un peu de grec, de turc et d’italien...
La religion de la majorité est devenue l’Islam (depuis 14 siècles), et avant l’Islam, on vénérait Ammon, la Lune et le Soleil. Les visiteurs (comme les envahisseurs) convoitaient nos ports, nos terres, jalousaient notre climat et nos rivages…
Hier comme aujourd’hui, chacun est – en théorie – libre dans ses convictions, dans ses croyances, dans sa vie (Constitution 2014). Tout irait bien si chacun respectait la Liberté de l’autre et réciproquement, bien sûr.
Notre seul objectif pour 2020 et après: nous remettre au travail. Ne plus mentir (comme dirait Youssef Seddik). Penser à l’avenir de nos enfants et à l’essor de notre chère patrie.
Le «changement de société» - auquel aspirent certains dirigeants, élus et non élus, imams ou cheikhs enturbannés… qu’ils veulent nous imposer depuis 2011 sans y parvenir de manière pacifique… - ne doit pas figurer à l’ordre du jour. Faites un referendum « test » et vous verrez que la majorité des Tunisiens veut vivre librement dans un pays musulman, mais pas islamique. Et si ce pays tient encore debout, c’est grâce à cette masse compacte et au socle bourguibien de la modernité. Nous avons beaucoup de travail pour restaurer la confiance et rétablir le civisme.
A la différence de plusieurs autres pays «frères», nous sommes capables de produire ce que nous consommons, de bâtir et d’échanger comme nous le voulons. Sans importer ni main d’œuvre étrangère (asiatique) ni ingénieurs étrangers (occidentaux). Nous n’avons pas besoin d’imiter la «civilisation» des autres, ni celle de l’Orient ni celle de l’Occident. Nous avons la nôtre, merci.
Samir Gharbi
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