Habib Touhami: la situation économique tunisienne et le mauvais diagnostic
Si l’on se réfère au sens exact du mot, la situation économique prévalant actuellement en Tunisie ne correspond nullement à une situation de crise. En effet, la crise est « une manifestation brusque et intense, de durée limitée, pouvant entraîner des conséquences néfastes». Or la «crise» tunisienne n’est ni brusque ni de durée limitée. Ses premiers signes remontent loin dans le temps même si ses conséquences les plus manifestes ou les plus pesantes ne se sont amplifiées qu’au cours des neuf dernières années. Quant à sa durée, chacun constate qu’elle dépasse allègrement les délais impartis habituellement aux crises.
Querelle sémantique ou préalable essentiel à la compréhension de la situation ? Nul ne doute qu’il s’agit là d’une question fondamentale à laquelle il faut répondre clairement. En effet, de la réponse dépend le bon diagnostic et par la suite le traitement adéquat à prescrire. Qualifier la situation économique de «crise» réduit grandement le champ de vision et fait supporter sa responsabilité entière aux dirigeants de l’après-14 Janvier 2011. Mais bien que la responsabilité de ceux-ci soit avérée, ils ne sont pas les seuls en cause, loin de là. Le blocage du développement en Tunisie, déterminant capital de la «crise», était une réalité tangible bien avant. S’il en était autrement, la «révolution» ne se serait pas déclenchée, pas dans ces conditions en tout cas. C’est parce que la politique socioéconomique s’est révélée incapable de juguler l’érosion des classes moyennes et de réduire le chômage des diplômés et les inégalités sociales et régionales que le pays s’est révolté.
Et le bon taux de croissance enregistré jusqu’à 2010, objecte-t-on ? Certes, le taux de croissance de la décennie 2001-2010 est honorable (+4,4% en moyenne), mais la croissance n’est que l’accroissement du PIB à prix constants même si c’est le PIB per capita qu’il faut retenir dans ce cas (+3,3%). De plus, cette croissance s’est produite sans impact croisé de l’infrastructure (moyens de production en gros) sur la superstructure (institutions politiques, environnement culturel, habitus social, etc.) et inversement. Il s’agit en quelque sorte d’une croissance « hors sol » sans effet positif sur son environnement global, la population ou le processus de développement lui-même. Or le développement est fonction de la croissance mais aussi des évolutions mentales, culturelles et sociales d’une population la rendant «apte à faire croître cumulativement son produit réel et global».
De cela, il est peu question dans les programmes socioéconomiques alternatifs proposés à ce jour bien que tout montre que les mentalités et les comportements sociaux sont devenus trop régressifs et que les rapports de production ont atteint un tel degré de tension et d’incohérence qu’ils entravent tout progrès réel. En tout état de cause, la sortie de « crise » économique exige, comme pour toutes les autres formes de crise, des solutions de rupture, nécessairement. Mais aucune force politique de poids ne s’inscrit dans cette perspective. Pour les décideurs économiques du pays, anciens comme nouveaux, la «crise» économique s’estompera d’elle-même ou presque pour peu que l’on adopte des mesures économiques et monétaires classiques en la circonstance et que l’on procède à certains aménagements constitutionnels. Dangereuse illusion qui risque d’attiser la «crise» au lieu de la dénouer.
H.T.