Afif Chelbi: Cinq décennies de développement économique et social en Tunisie1961 - 2010
Nous nous proposons de faire le bilan de cinq décennies de développement en répondant à un questionnement central:
Pourquoi, de 1961 à 2010, la Tunisie est-elle restée à une croissance de 5 % par an, ce qui était, en soit, remarquable et constitue un démenti cinglant aux tenants du «désert», au lieu des 7 à 8 % qui étaient potentiellement possibles ? En d’autres termes, «Pourquoi le véhicule du développement a-t-il plafonné à 60 Km/h, au lieu de rouler à 100 Km/h ?».
Nous présenterons tout d’abord le chemin parcouru avant d’analyser les blocages et lacunes qui expliquent ce plafonnement et d’en tirer les enseignements utiles pour le futur
I- Le chemin parcouru Cinq décennies de développement
I-1-Evolution et structure du PIB
Depuis l’indépendance, la Tunisie a réalisé une croissance soutenue avec un taux annuel moyen de 5 % entre 1961 et 2010, ce rythme n’a été que de 1,5 % entre 2011 et 2015.
Cette croissance a été, pendant longtemps, plus élevée que la moyenne enregistrée par les pays de la région et les pays à revenus intermédiaires, mais plus lente que dans d’autres pays à croissance rapide.
I- 2- Evolution du niveau de vie
Cela a permis de réaliser des progrès remarquables du revenu par habitant, qui s’est accru de 3% par an, supérieur à la moyenne enregistrée dans le monde (2%) et dans les pays arabes (1,4%) mais inférieur à celles des pays du Sud Est asiatique (5%).
L’espérance de vie à la naissance atteint 75 ans, ce qui correspond à près de 28 années de vie gagnées depuis l’indépendance.
I-3- Evolution de la Pauvrete
Indicateur / Année | 1960 | 2010 | |
2 | Logements | 500 000 | 2 500 000 |
3 | Pauvreté absolue | 75 % | < 5 % |
4 | Nombre de Lycées | ~ 15 | 1403 |
5 | Nombre d’étudiants | 2 000 | 380 000 |
6 | Espérance de vie | 47 ans | 75 ans |
7 | Nombre de médecins | 200 (1/200 000 habts) | 12 000 (1/ 900 habts) |
8 | Raccordements électriques | ~ 30 % | 99,8 % global et 99,4 % rural |
9 | Raccordements eau | ~ 30 % | 96 % |
10 | Exportations (prix courants) | 72 MD | 31 210 MD |
La Tunisie a connu une régression importante de la pauvreté, particulièrement au cours de la décennie 2000. Le taux de pauvreté extrême a été divisé par près de 3 au cours de la décennie 2000 (12% à 4,6%), Le taux de pauvreté a été divisé par 2 (32 % à 15 %).
Ce qui prolonge un trend positif depuis l’indépendance ou le taux de pauvreté extrême était de 75 %.
I-4- Evolution et structure des exportations
D’autre part, l’économie tunisienne s’est diversifiée et a connu de profonds changements structurels.
1970 | 1980 | 1990 | 2000 | 2010 | 2015 | |
Agriculture et IAA | 29 | 69 | 136 | 707 | 1 879 | 4009 |
Energie | 26 | 646 | 907 | 977 | 3 313 | 1986 |
Phosphates | 21 | 130 | 442 | 716 | 2 158 | 1 110 |
Textiles | 2 | 170 | 1 126 | 3 726 | 6 036 | 6003 |
IME | 9 | 31 | 299 | 1 323 | 8 070 | 11 451 |
Exportations de biens vers l’UE (Eurostat, millions d’euros)
2006 | 2010 | 2012 | 2013 | 2014 | 2015 | |
Tunisie | 7 337 | 8 622 | 8 838 | 8 681 | 8 998 | 8 758 |
Maroc | 6 524 | 7 147 | 8 455 | 9 147 | 11 261 | 9 976 |
Les exportations de biens et services sont passées, à prix courants, de 72 MD en 1961 à 31 210 MD en 2010.
En termes de structure, et en seulement deux décennies, les exportations industrielles ont supplanté les exportations primaires (agriculture, mines et énergie).
Puis, deuxième grande mutation, dans les années 1990/2000, avec la très forte hausse des exportations industrielles en général et celles des IME en particulier.
Jusqu’à 2012, les exportations de la Tunisie vers l’UE ont été supérieures à celles du Maroc.
La part, dans les exportations, des secteurs à contenu technologique (Electronique, automobile/aéronautique, TIC, biotechnologies, textiles techniques) est passé de 12 % en 1995 à 25 % en 2010.
Tandis que la part des secteurs traditionnels (Agro, textile, électrique) est passé de 88 % à 75 % .
C’est un résultat remarquable, même si la remontée des filières aurait du être plus rapide, l’objectif qui était assigné, était d’atteindre 50 % de contenu technologique des exportations en 2016.
I-5- Evolution de la FBCF
La Tunisie a réalisé un effort d’investissements significatif. Leur taux par rapport au PIB (25 % durant la décennie 2000) a été plus élevé que celui de plusieurs pays similaires, comme le taux d'investissement privé/PIB, qui a été de 20 %.
Néanmoins, de nombreux autres pays ont des performances meilleures avec des taux d’investissement de près de 30 % et des parts du secteur privé avoisinant les 25 %.
Le ratio IDE/PIB a progressé pour atteindre 3 %, hors privatisation TT, durant la décennie 2000.
Le niveau des IDE est semblable à celui de la plupart des pays comparables.
I-6- Evolution de la Productivité
Depuis 1961, la croissance a été possible grâce à l’accumulation du facteur capital et du facteur travail.
La contribution de la Productivité Globale des Facteurs (PGF) à la croissance a connu une phase de croissance exceptionnelle de 1988 à 1995 (> Chine), ce qui a permis de sortir de la crise de 1986, suivie par une phase de ralentissement et de baisse jusqu’à 2015. D’autre part, au classement de DAVOS, la compétitivité de la Tunisie était 32éme en 2007/2008, elle est 92éme en 2015/2016.
I-7- Evolution de l’emploi et du chômage
De 1961 à 2010, l'économie tunisienne a crée 2,4 millions d’emplois, sur un rythme annuel ascendant.
De 11 000/an entre 1961 et 1970, jusqu’à 72 000/an entre 2000 et 2010, mais seulement 35 000/an entre 2010 et 2015.
Néanmoins, ces créations d’emplois n‘étaient pas suffisantes pour réduire le chômage structurel élevé avec un taux de l’ordre de 15 %.
I-8- Equilibres financiers
Au cours des deux dernières décennies (1990-2010), la Tunisie est parvenue à maitriser ses équilibres financiers, tant internes qu’externes.
Cependant cette aisance financière n’a pas été mise à profit pour la mise en œuvre de politiques publiques plus ambitieuses.
La situation s’est, par la suite, sensiblement détériorée au cours de la période 2011-2015
II – Les lacunes constatées et les blocages rencontrés
Le chemin parcouru, ne doit pas occulter les lacunes constatées et les blocages rencontrés.
L’explication qui ressort de l’analyse historique est que les principaux obstacles à une croissance plus soutenue et plus équitable ont été, tout d’abord, les failles de gouvernance, de transparence et de démocratie qui ont constitué «un plafond de verre» auquel s’est heurté le modèle de développement tunisien.
Mais également, à un blocage idéologique sur les rôles de l’Etat (plus d’Etat ici, moins d’Etat là), et du Secteur Privé (plus de libertés d’initiative, de PPP…).
Ce blocage est né du «traumatisme des années 60» et l’échec des politiques étatistes, du choc du P.A.S. et de la crise de 1986, ajoutés à la vague néolibérale des années 80.
Il a entrainé une fâcheuse incompréhension du fait que, les déséquilibres technologiques, régionaux… ne peuvent être réduits par le simple jeu des lois du marché, et qu’un secteur privé dynamique nécessite des politiques publiques ambitieuses, promues par un Etat stratège et volontariste.
Cela a induit une grave erreur de politique économique.
L’aisance financière, dont a bénéficié le pays pendant longtemps, n’a pas été mise à profit pour impulser les infrastructures logistiques et technologique, renforcer les compétences publiques et booster le développement des entreprises.
Les politiques publiques ont été responsables de la non mise en œuvre d’un modèle de développement renouvelé, plus ambitieux et plus équilibré.
Mais quelles actions l’Etat aurait-il du entreprendre ? Fallait-il revenir à l’investissement public direct ?
Sûrement pas, car tout projet productif doit se situer d’emblée sur le marché international. Fallait-il pour autant laissez faire les forces du marché ? Sûrement pas non plus.
Il aurait fallu des actions publiques qui auraient concerné tout sauf l’investissement direct dans les secteurs productifs.
III- Bref Historique des politiques économiques
Première décennie (1961-1970)
Rôle prépondérant de l’Etat et politique protectionniste qui ont, certes, permis le lancement de projets publics sur la base d’une vision élaborée du développement.
Mais cela restait circonscrit, en l’absence d’encouragement de l’investissement privé.
Deuxième décennie (1971-1980)
Libérer l'initiative privée et stimuler les exportations
• Loi 72 instaurant le régime «off-shore».
• Loi 74 et FOPRODI pour encourager les promoteurs privés et le développement régional
• Création de l’API, l’APIA, l’AFI, l’AFT.
Toutefois, maintien des politiques protectionnistes, et forte présence de l’Etat dans les secteurs productifs.
Résultats probants pour la création d’entreprises privées, et l’exportation, mais très insuffisants en termes de décentralisation et de développement technologique.
Troisième décennie (1981-1990)
Période pré-ajustement (1981-1986), grave dégradation de la situation économique.
Puis période (1987-1990), initié en janvier 1987 par le P.A.S, qui rétablit progressivement les équilibres, mais pose des freins durables pour des politiques publiques ambitieuses.
Quatrièmes et cinquièmes décennies (90) et (2000)
Accord d’association avec l’UE, catalyseur de compétitivité, gestion graduée de l’ouverture, sur 12 ans, avec mesures de sauvegarde et de mise à niveau.
Réussite en terme de croissance et d’exportations (multipliées par 4 entre 1995 et 2010)
Mais résultats moindres pour le développement régional même si, une inflexion est enregistrée à partir de 2008, les mouvements sociaux ayant imposé un changement de cap:
• Accélération de la réalisation des Technopôles régionaux.
• Impulsion du programme autoroutier vers les villes de l’intérieur
D’où une nouveauté dans notre histoire industrielle: un début de déplacement vers l’axe intérieur, avec l'installation de 10 grands projets tels que Yazaki à Gafsa, Metz à Siliana, Somitomo à Jendouba, Krumber à Béjà,…
A la fin de la dernière décennie, 8 Gouvernorats intérieurs comptaient chacun plus de 100 entreprises de plus de 10 emplois, «Club des Cent», contre un seul Gouvernorat intérieur appartenant à ce Club en 2000.
Néanmoins, la part de l’investissement privé dans les régions restait limitée.
De fait, les investissements publics au niveau régional ont été significatifs, mais il s’agissait surtout d’infrastructures sociales et peu d’investissements ayant un effet sur l’investissement privé.
Entre 1992 et 2010, les 14 gouvernorats de l’intérieur, ont reçu plus d’investissements publics/habitant que les gouvernorats côtiers, mais quatre fois moins d’investissements privés.
De fait, les investissements publics au niveau régional ont été significatifs, mais il s’agissait surtout d’infrastructures sociales et peu d’investissements ayant un effet sur l’investissement privé.
Entre 1992 et 2010, les 14 gouvernorats de l’intérieur, ont reçu plus d’investissements publics/habitant que les gouvernorats côtiers, mais quatre fois moins d’investissements privés.
A noter que le problème des déséquilibres régionaux n’est pas propre à la Tunisie. Tous les pays connaissent, à des degrés variables, ces déséquilibres.
En France, par exemple, 3 régions sur 13 concentrent plus de 70 % des emplois industriels.
Néanmoins, tous les pays ont engagé des actions volontaristes pour corriger ces déséquilibres, convaincus que les disparités régionales ne peuvent pas être réduites par les seules lois du marché. C’est ce qu’à fait la Tunisie.
Mais Il aurait fallu, pour aller plus vite, tout en maintenant l’effort public uniformément réparti sur les régions, mener une action ciblée sur les infrastructures logistiques et sur des «pôles d’attractivités», offrant à l’entreprise l’environnement adéquat.
Présentation de Afif Chelbi, ancien ministre de L’Industrie
au Forum de l’Amicale des Anciens Parlementaires Tunisiens le 07 Décembre 2016
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