Tijani Harcha - Développement régional, le projet URD (Unité Régionale de Développement)
Introduction
Depuis le début des années soixante dix, la politique de l'État en matière de développement régional a été dominée par la vision libérale prônée par les bailleurs de fonds c'est à dire le crédo de la logique marchande et de la rentabilité. Les dégâts provoqués par cette orientation sont aujourd'hui visibles sur les 2/3 de l'espace national et singulièrement le Nord-Ouest, le Centre et le Sud du pays: infrastructures défaillantes, équipements collectifs rudimentaires, érosion et désertification des terres chômage massif et exode des jeunes, déclin démographique Pour comprendre comment on en est arrivé à ce désastre national, il est utile de dérouler brièvement le film des principales séquences de la planification qui ont jalonné les décennies passées.
La première décennie (1962-71)
La première décennie inaugure pour la fois le développement planifié sur la longue durée en Tunisie Elle a été consacrée pour l'essentiel à l'édification des bases Préalables à la construction du pays : énergie, barrages, eau, routes, ports, aéroports, sois investissements structurels qui ont permis restauration des sois etc... Ce sont ces d'amorcer le développement en introduisant une grande diversification de l'activité économique disséminée dans la plupart des régions : tourisme, textile, pétrole, engrais chimiques sidérurgie, sucrerie, Papeterie. etc...
Pourtant, tous ces efforts d'équipement en infrastructures et en pôles de production n'ont pas permis de réduire les inégalités entre le littoral et le reste du pays. Une nouvelle approche était nécessaire pour compléter la planification globale par une planification régionale à partir de la base de la société. Cette approche de proximité est à l'origine du concept « d'unité régionale de développement » (URD) un concept qui a connu un début d'application –au niveau des études préliminaires- dans tous les gouvernorats après un premier 'test qui a embrassé tout le gouvernorat de Gafsa qui comprenait à l'époque la plus grande partie de l'actuelle région de Sidi Bouzid. Notons que cette tentative a été entreprise dès le milieu des années soixante. Nous reviendrons.
La deuxième décennie (1 972-81)
C’est la décennie des jubilations et des drames. Elle a connu un gonflement impressionnant des revenus de rente avec des recettes en devises provenant de la vente du pétrole dont le prix a été multiplié par quatre, des phosphates qui ont été revalorisés par trois, sans parler des revenus du tourisme et de l'émigration.
A l'opposé, cette embellie miraculeuse ne nia pas tardé à sombrer sous le poids des crises politiques et sociales sans précédent. Ce fut d'abord l'éclatement du PSD qui a perdu son centre gauche suivi peu de temps après de la dissidence du centre droit. Ayant perdu ses deux boussoles, le navire du PSD n'a cessé de tanguer entre l'union avortée avec la Libye et la centrale syndicale qui, pour sauver son autonomie n'a pas hésité à décréter la grève générale. Il s'en est suivi des arrestations massives, une répression féroce et un bain de sang dont les séquelles restent vives à ce jour le régime a les coudées franches pour continuer sa politique économique de l'initiative privée et de promotion des investissements directs étrangers qui a connu un certain succès. Mais si le cadre législatif et réglementaire de 1972 a effectivement attiré de nombreuses entreprises étrangères, il n'en reste pas moins que leur localisation massive sur le littoral à 94% n'a fait qu'aggraver les déséquilibres régionaux.
Ainsi s'achève la deuxième décennie avec une croissance exceptionnelle (7%) alimentée par des rentes multiples d'origine externe, des ruptures politiques sans précédent, des conflits sociaux dramatiques et un bilan diplomatique exécrable avec le voisinage immédiat.
La troisième décennie (1982-91)
La troisième décennie prend acte de l'échec de la précédente et adopte un dispositif nouveau qui donne la priorité à la dimension régionale dimension sectorielle.
C'est ainsi que le VI' plan (1982-86) dessine une nouvelle carte géographique du pays en six régions selon une délimitation administrative qui reconduit les gouvernorats comme « cellules de base pour la désagrégation du plan » avec l'appui d'une structure nouvellement créée, le « Commissariat Général au Développement Régional » qui existe encore, mais à l'état végétatif depuis des lustres. Cette armature bureaucratique ne résistera pas longtemps aux fracas des émeutes du pain (1984) et surtout aux chamboulements provoqués par le Programme d'Ajustement Structurel (PAS) adopté en septembre 1986, toujours en vigueur depuis 25 ans.
Il s’agit d un changement radical d'orientation de la politique économique el sociale du pays qui touche à des choix essentiels tels que
• L’adoption d'une politique de l'offre qui implique de donnes la priorité aux, exportations largement subventionnées.
• La réduction des interventions de l'État et la privatisation du secteur public.
• Le démantèlement des barrières douanières.
• Le renforcement du secteur privé afin qu'il assume la responsabilité du développement.
• La liberté des prix et des salaires
• ETC…
Désormais tous les efforts seront concentrés sur la mise en œuvre des réformes découlant du PAS sous le contrôle rigoureux des bailleurs de fonds. Quant au développement régional il est dorénavant du ressort de l'initiative privée encouragée par des incitations financières et fiscales modulées en fonction des spécificités locales ; il est aussi du ressort du « 26-26 », un fonds secret hors budget financé par une fiscalité parallèle; géré directement par le chef de l'Etat hors de tout contrôle. Autant dire que les régions hors du littoral ne sont plus un souci pour l'Etat... jusqu'à l'explosion du bassin minier de Gafsa en janvier 2008. Mais c'est déjà trop tard.
Au terme de ce survol historique on ne peut s'empêcher de constater la permanence de l'échec dans la construction de l'avenir, celui d'une nation solidaire et juste. Au nom d'un dogme fallacieux –la rentabilité immédiate- on a accepté la désertification et la clochardisation des deuxtiers du pays. Au nom du même dogme, l’Etat a abdiqué sa responsabilité fondamentale à l'égard des plus faibles dont les protestations et les révoltes ont ponctué l'histoire de la Tunisie postcoloniale.
Aujourd'hui, nous sommes conviés à une rupture avec ce passé douloureux, une rupture qui ne saurait s'accomplir avec des promesses et des déclarations de bonnes intentions, mais avec des réformes profondes d'ordre institutionnel qui assureront la participation effectives des populations concernées avec l'appui technique et financier de l'État.
La gouvernance territoriale (verticale)
Au cours du demi-siècle écoulé, ce qu'on appelle le développement s'est déployé dans les régions à travers deux collectivités locales: le Conseil de Gouvernorat et le Conseil Municipal. On s'intéressera surtout au premier, le second étant confiné dans les affaires d'état-civil et de voirie.
Dans l'ordre institutionnel, le Conseil de Gouvernorat est une création tardive en tant que collectivité publique dotée de la personnalité civile et
de l'autonomie financière (loi du 30 décembre 1963). Ses compétences sont définies comme suit :
a. Il est responsable de l'organisation dans les périmètres non communaux des services pris en charge par les municipalités dans les communes.
b. Il est responsable du développement économique et social de la région. A cet effet il peut participer au capital de sociétés régionales ou parrainer des entreprises industrielles et commerciales.
En réalité, le Conseil ne saurait être tenu pour « responsable » de quoi que ce soit en raison de son statut consultatif, le Gouverneur étant seul maître à bord. Passablement fictif au niveau des compétences, il est également handicapé par sa composition endogamique où l'on retrouve des fonctionnaires du parti et des administrations centrales provisoirement « délocalisés ». Comment concevoir et mettre en œuvre une politique de développement régional avec une instance aussi peu représentative, sans pouvoir délibératif et de surcroît avec un encadrement instable sans parler des ressources aléatoires?
S'agissant des communes, l'étal des lieux est réellement alarmant. Gérées par un personnel trié dans le vivier de l'allégeance, ligotées dans un carcan administratif étouffant, désargentées, elles sont réduites tant bien que mal à l'expédition des tâches courantes de l'état-civil et de la voirie. Le reste, c'est-à-dire le mobilier communal, l'urbanisme, les équipements collectifs, le développement et la culture, est voué à la friche. En un mot nos communes sont dévitalisées faute d'une participation citoyenne active, de ressources et de personnel compétent et dévoué.
II- Les URD - une pédagogie du développement
La question du développement régional a occupé très tôt une place plus ou moins privilégiée selon les époques dans la planification nationale. Dans une première approche on a tenté de mettre l'accent sur une politique de pôles de développement concrétisée par la création d'unités industrielles couvrant la plupart des régions appelées à susciter des effets d'entraînement à l'aval ou à l'amont. Elle sera suivie, après analyse (les résultats obtenus du plan triennal (1962-64) d'une tentative de «déglobulisation » prévisions sectorielles en vue de les projeter sur les régions mais qui n'a pas pu aboutir, faute d’informations économiques fiables. La «commission du développement régional », prenant acte du fait que ni les pôles de développement, ni la régionalisation du plan n’ont permis de mobiliser sur place les populations des régions déprimées, a décidé d'inverser le processus d'élaboration du plan et de laisser l'initiative à la base de Iii société seule à même de formuler ses besoins et de conduire ses propres affaires. Ce renversement de perspective ne pouvait se concrétiser que dans un cadre géographique nécessairement limité. C'est ainsi que furent engagées les premières études dans la région du Sud-ouest (Gafsa-Sidi Bouzid) confiées à des bureaux d'études spécialisés pour couvrir progressivement la quasi-totalité du pays. Ces travaux devaient permettre de délimiter pour chaque gouvernorat des zones formant des ensembles à mettre en valeur en fonction de facteur physiques, économiques, techniques, sociologiques et administratifs. Ainsi « l'Unité Régionale de Développement » est conçue comme le plus petit cadre possible d'une politique d'économie régionale. Pour chaque URD le dossier devait comprendre notamment
- Un inventaire et un exposé des projets déjà étudiés ou en cours d'étude
- Un exposé des nouveaux aménagements envisages
- Un plan de développement
Jamais le pays n'a été aussi fouillé et scruté dans ses profondeurs afin de cerner au plus près ses potentialités de développement. Après quatre années de prospection et d'investigation sur le terrain, on avait réussi à boucler près de 250 dossiers devant servir de base à la création d'autant d'unités de développement. On était alors à la veille du lancement du second plan quadriennal (1969-72). Classé sans suite, le projet ne sera repris que treize années plus tard dans le cadre du VI plan (1982-86). Mais c'était sans compter avec les luttes intestines du sérail pour la succession et le revirement de sinistre mémoire de la politique économique à travers le Programme d'Ajustement Structure] imposé par les bailleurs de fonds.
Aujourd’hui, le moment est venu de reprendre ces dossiers les actualise] si nécessaire et d'engager un vrai débat sur le contenu et sur la finalité de ce grand projet qui représente une nouvelle frontière pour l'ensemble du peuple tunisien. Pouf commencer il convient de clarifier le sens des mots et des choses qu'ils recouvrent Qu'entend-t-on par la notion de «développement régional » qui est tellement galvaudé (que l'on peut mettre dedans tout ce que l'on vew ? Pour les uns, il s'agit de quelques projets ficelés « clé en main » qui n'attendent que le feu vert d'on ne sait d'où pour leur mise en œuvre. Pour d'autres, moins pressés. il est question de procéder à une consultation nationale auprès d'un panel régionalisé qui permettrait d'identifier la hiérarchie des besoins. Pour d'autres encore, la priorité doit être accordée à l'infrastructure et à l'aménagement de zones industrielles qui font défaut, etc...
En réalité, ces approches ne se contredisent pas bien au contraire elles peuvent se compléter au niveau du discours et ne trouvent le plus souvent aucun débouché en l'absence d'une armature urbaine adéquate et surtout en raison d'une gouvernance embryonnaire.
a- La gouvernance territoriale rénovée
L’innovation majeure proposée par le projet URD réside dans le remodelage de l'espace et des compétences entre le gouvernorat et les communes. Le fil conducteur de ce nouveau partage est la réhabilitation de la société en tant qu'acteur de son propre développement après avoir été marginalisée voire infantilisée des décennies durant. Il s'agit d'élargir le périmètre communal de manière à couvrir l'ensemble du territoire du gouvernorat. ce qui veut dire que le conseil de gouvernorat doit transférer ses compétences et les ressources qui s'y rattachent aux communes élargies. Quant au gouverneur, il conservera son statut d'autorité de tutelle et assurera les fonctions de coordination des services publics décentralisés, de médiation entre toutes les commune, et les organisations présentes et veillera au maintien de l'ordre public. Désormais, le développement économique et social relève de la compétence des communes élargies démocratiquement élues
b– L'armature urbaine
Le défi principal qui attend les nouvelles collectivités est l'édification d'une armature urbaine, véritable fer de lance de leur développement, en rapport avec les besoins de la population et avec les potentialités de chaque région. A cet effet, l'élaboration d'un nouveau plan d'aménagement figurera en tête des priorités des responsables élus.
c– La fiscalité communale
Le dernier étage de la fusée régionale concernera la fiscalité communale qui appelle une transformation profonde parce qu'elle est désuète et injuste en particulier pour les régions les plus fragiles.
Apres avoir passé en revue tous les plans de développement du pays ainsi que certaines archives relatives au projet URD- on ne peut s'empêcher d'y voir l'anticipation dune autre Tunisie débarrassée des carcans bureaucratiques, urbanisée et équilibrée, confiante dans ses capacités à assumer la modernité.
Cette ambition a été ravalée par des bricolages dérisoires étalés sur quatre décennies sous des appellations multiples chantiers de chômage, projets de cellules du parti programmes de développement rural ou urbain, « 26-26 ». Les milliards de dinars ainsi saupoudrés n'ont pu empêcher, faute d'une vision d'ensemble, ni les frustrations ressenties, ni l’hémorragie du dépeuplement massif par la fuite d'une jeunesse condamnée à l'oisiveté et à la migration vers l'étranger.
Ce n'est pas par hasard si le projet URD a été retenu puis différé par le IIIe et par le VI' plan de développement du pays. Si son adoption obéissait à un impératif de justice et d'efficacité, son report, par contre, relevait du registre des intrigues et cabales de l'époque pour la captation d'un pouvoir chancelant.
Il revient maintenant à la société de se l'approprier el, si possible, de l'enrichir en fonction de ses besoins, comme il revient à l'Etat d'assumer enfin sa véritable fonction de serviteur de la Société.
On aura ainsi doublement valorisé le 14 Janvier 2011.
Intervention de Tijani Harcha, Expert en Développement Régional
au Forum lecture critique de l’Amicale des Anciens Parlementaires
Tunisiens le 05 Octobre 2016
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