Lionel Vairon (sinologue): la Chine bientôt au 1er rang des économies mondiales
Première puissance commerciale mondiale depuis quelques années, la Chine est devenue récemment la deuxième économie mondiale devant le Japon, l'ennemi héréditaire d'hier et le grand rival économique d'aujourd'hui. Elle rêve désormais de détrôner l'indéboulonnable Amérique. Une échéance inéluctable, assure le sinologue français, Lionel Vairon, ancien diplomate et enseignant à l'INALCO (Langues O) à Paris (1). Pourtant, la Chine a le triomphe modeste. Elle se considère toujours comme un pays en développement. Une attitude destinée à donner le change quand on connait les ambitions chinoises en Afrique notamment? Lionel Vairon écarte d'un revers de main l'accusation: "ce genre d'argument ne mérite même pas de réponse au regard de l'histoire". Par contre, il invite les Africains à tirer le meilleur parti de l'expérience de ce pays pour accélérer le développement de leurs économies. Quant à la Tunisie, grâce à sa stabilité politique, elle peut, selon lui, tirer un grand bénéfice "d'un partenariat bien compris" avec les Chinois. Entretien:
1. La Chine est devenue au premier semestre 2010 la 2ème économie mondiale devant le Japon, quel devrait en être l’impact ?
Cette échéance était attendue avec impatience en Chine car elle a une dimension très symbolique, en particulier par rapport au Japon, l’ennemi d’hier et le grand rival asiatique. Comme toujours, la Chine a défié les pronostics puisque les experts estimaient il y a encore deux ans que cette étape ne serait franchie que d’ici une dizaine d’années. La crise économique et financière mondiale, les difficultés structurelles de l’économie japonaise et la formidable croissance économique de la Chine ont eu raison des économistes. Naturellement, la première conséquence est de voir désormais la Chine se situer au plan mondial derrière les États-Unis, certes très en retrait mais la prochaine étape sera celle de l’émergence, inéluctable je pense, de la Chine au premier rang des économies mondiales. Cette position donne à la Chine un poids nouveau aussi bien en tant que partenaire économique et commercial des grandes économies mondiales – il leur est aujourd’hui impossible de faire sans elle, contrairement à ce que laisse entendre le « patriotisme économique » qui pointe à l’horizon en Europe et aux États-Unis -, mais aussi et surtout en tant que partenaire global qui entend peser de manière plus significative sur les grandes décisions qui engagent l’avenir de la planète. Avec une croissance qui devrait se situer pour l’ensemble de l’année 2010 autour de 10%, et même si un ralentissement de la croissance paraît nécessaire en 2011 ou en 2012, la Chine sera désormais l’un des principaux moteurs de la croissance mondiale avec les États-Unis. Elle a donc les moyens de faire entendre ses vues à l’échelle internationale.
2. La Chine semble être devenue ces dernières années la bête noire des puissances occidentales, tant sur le plan économique que stratégique et politique, à quoi cela tient-il à votre avis ?
La Chine est en effet victime d’une campagne de dénigrement, en particulier en Europe, dont les médias sont le principal vecteur. On ne peut certes leur reprocher d’évoquer des sujets brûlants comme l’environnement, les droits de l’homme, les injustices sociales, mais plutôt de ne montrer de ce pays que les aspects négatifs, les faiblesses, les erreurs. Le résultat en est une vision biaisée tant de l’opinion publique que d’une partie des dirigeants politiques de ce qu’est réellement la Chine en 2010. Un pays qui affiche des résultats étonnants sur le plan économique, une véritable volonté de remédier progressivement aux injustices sociales les plus criantes à travers un système de protection sociale qui se met en place progressivement, un système politique qui repose certes sur un parti unique mais dont l’ouverture depuis trente ans est indéniable. Le système politique, économique et social qui émerge depuis quelques décennies en Chine pose un problème culturel.
Il ne s’agit pas en disant cela de justifier ses errements, en particulier politiques, et de l’absoudre pour certaines violations des droits de l’homme fondamentaux, mais plutôt d’observer le développement de ce modèle en cherchant à comprendre ses fondations, sa relation aux traditions philosophique et sociale chinoises, et de rechercher un partenariat respectueux des particularités chinoises pour mettre en place un partenariat harmonieux. Les valeurs occidentales comportent incontestablement des aspects universels, mais il est temps de se tourner vers des sociétés autres et d’y rechercher d’autres aspects universels qui peut-être seront nouveaux pour les Occidentaux ou bien qui représenteront un retour vers des valeurs oubliées pour eux, en particulier dans le domaine des relations humaines et sociales. C’est peut-être précisément cette perspective de perte du monopole des valeurs et du sens qui inquiète les Occidentaux, plus portés au doute que les Américains, et qui explique cette soudaine hostilité à la Chine.
Les Africains doivent-ils avoir peur de la Chine?
3. Cette émergence stupéfiante de la Chine dans l’ordre international aura-t-elle un impact sur les pays en développement en particulier en Afrique ?
L’Afrique est un continent sinistré sur le plan économique, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas ici mais qui ne tiennent pas uniquement – voire essentiellement - aux Africains eux-mêmes et pour lequel la Chine représente une formidable opportunité. Naturellement, certains accusent la Chine d’arrière-pensées et de ne voir l’Afrique que par le prisme de ses ressources naturelles, en particulier énergétique. C’est à mon sens soit une erreur de jugement soit une analyse idéologique destinée à effrayer les Africains et à les encourager à se rapprocher des Européens en abandonnant l’idée qu’un modèle nouveau de gouvernance serait en voie d’émergence en Orient. Les Européens crient au « pillage » de l’Afrique, au « néo-colonialisme », mais ces arguments ne méritent même pas de réponse au regard de l’histoire. C’est aux Africains eux-mêmes d’en juger, de décider de la forme que prendra leur partenariat avec la Chine, de tirer de ces pays le meilleur de son expérience de ses trente dernières années pour accélérer le développement économique et social. La Chine n’est pas un modèle, ses particularités sont trop fortes par rapports à l’Afrique, mais de nombreuses leçons peuvent être tirées de ses expériences.
La « démocratie » est-elle souhaitable ? oui sans doute. Doit-elle prendre la forme exclusive que lui donnent les Occidentaux ? cela peut se discuter. Le développement économique est-il prioritaire sur les réformes politiques ? oui très certainement. Mais les réformes politiques sont-elles nécessaires ? oui, de toute évidence, à terme. Toutes ces questions sont aujourd’hui posées avec acuité par l’émergence de certaines puissances non occidentales et des réponses doivent y être trouvées qui ne se limitent pas au mépris ou à l’invective. L’émergence de la puissance chinoise conduit sans aucun doute à un remodelage de l’ordre international, les Européens tentent encore de le réfuter mais les États-Unis ont, eux, compris que cette nouvelle ère était venue.
4. Nous voyons un nombre croissant de sociétés chinoises de toutes tailles se lancer à la conquête des marchés à l’international, comment peut-on et doit-on à votre avis réagir ?
Les entreprises chinoises qui se sont lancées depuis le milieu des années quatre-vingt-dix sont très différentes dans leur taille, leurs objectifs et leurs stratégies. Cette internationalisation fut très progressive, très prudente, souvent très discrète. Avec la montée en puissance de ces groupes, des obstacles ont commencé à leur être opposés je pense en particulier au premier grand dossier qui fut en 2005 le renoncement du rachat du groupe énergétique américain UNOCAL par un groupe chinois, sous pression politique. L’arrivée des entreprises chinoises sur les marchés internationaux a provoqué une tentation de repli idéologique, un recul par rapport aux théories libérales, à la Open door policy américaine.
Ce libéralisme économique ne serait en effet praticable que lorsqu’il s’agit pour les groupes occidentaux de s’introduire dans les pays en voie de développement ou dans les nouveaux pays industriels, mais cette ouverture se ferait à sens unique. Nous avons vu avec l’expérience du groupe indien Mittal lors du rachat de l’Européen Arcelor à quel point ce libéralisme économique ne pouvait être dans l’esprit des Occidentaux qu’unilatéral. La peur est mauvaise conseillère, en économie comme en politique. Les réactions protectionnistes qui se manifestent de plus en plus dans les cercles dirigeants des pays développés sont inquiétantes.
La Chine demeure une opportunité pour la croissance mondiale. Naturellement, chacun doit préserver son intérêt national et se défendre, mais cette défense ne doit pas passer par l’isolement, le renoncement, l’hostilité, elle ne peut passer que par la recherche d’un nouveau dynamisme, la compétition, la coopération. Chacun doit se faire respecter certes, mais aucun pays ne peut aujourd’hui ignorer la puissance économique chinoise, il faut chercher les passerelles, construire des ponts au lieu d’élever des murs.
Pour "un partenariat bien compris" entre la Chine et la Tunisie
5. Dans le cas du Maghreb, et plus spécifiquement de la Tunisie, cette émergence chinoise est-elle une opportunité ou un risque ?
La Chine est une opportunité pour le Maghreb comme pour le reste de l’Afrique. Il faut briser les mythes, les préjugés. Certains croient aujourd’hui le message que véhiculent les médias : la Chine serait une nouvelle puissance coloniale, la présence de milliers de travailleurs chinois en Afrique en serait la meilleure preuve. Des incidents graves ont même eu lieu en Algérie entre Chinois et Algériens. C’est une dérive préoccupante. Les travailleurs chinois sont là pour bâtir des routes, des infrastructures qui servent le développement du Maghreb. Certains viennent commercer, mais peu envisagent de s’installer définitivement, la plupart espérant gagner rapidement assez d’argent pour s’installer à leur compte en Chine.
Leurs coutumes sont différentes de celles des Maghrébins, alors qu’il en soit débattu avec eux, avec leurs représentants, avec leurs autorités, mais il faut rechercher l’harmonie. Ces entreprises chinoises apportent une contribution importante au développement, elles peuvent aussi offrir des transferts de savoir-faire, y compris dans la notion de travail, les valeurs chinoises sont des valeurs nobles qui méritent d’être étudiées et dont il est possible de s’inspirer. Bien entendu, la Tunisie est un petit pays par rapport à son grand voisin algérien, mais elle peut saisir les opportunités qui se présentent sur le plan économique et commercial. Son atout majeur est la stabilité.
La principale difficulté qui pèse sur les relations sino-maghrébines est d’ordre culturel. Les deux parties peinent à se comprendre, pratiques commerciales, méthodes de travail, modèles économiques différents, les obstacles sont nombreux. Il est certes possible de réaliser des opérations commerciales ponctuelles. Mais construire des partenariats durables demande des efforts, une compréhension et une confiance mutuelles, et je pense que les milieux économiques tunisiens et chinois n’en sont pas encore arrivés à ce stade.
Les milieux d’affaires et industriels considèrent généralement que la perspective des gains fait sauter les barrières et que s’entendre sur des contrats suffit à nouer une relation. Rien n’est plus faux et la multitude d’échecs de partenariats sino-arabes est là pour le prouver – mais c’est aussi vrai avec les Européens. Dans sa phase de développement actuelle, la Tunisie peut tirer un très grand bénéfice d’un partenariat bien compris avec la Chine, mais elle doit pour cela comprendre son partenaire et faire appel à de véritables spécialistes qui permettront la mise en place de partenariats harmonieux et durables.
Propos recueillis par T.H
Copyright Leaders
(1) Lionel VAIRON, Docteur de l’INALCO, Diplômé de Chinois et de Science politique ; ancien diplomate ; enseignant à l’INALCO, conférencier au Collège Interarmées de Défense (Paris), à l’Académie des Élites de Shanghai et à l’Institut Diplomatique de Beijing (Chine) ; président de CEC-Consulting (Luxembourg) et de Concordia Consulting (Tunisie)