Ridha Bergaoui : Quel avenir pour la filière lait?
Le lait est considéré comme aliment de haute valeur nutritionnelle indispensable pour la croissance et le maintien en bonne santé. Il est recommandé pour sa richesse en calcium et en vitamines. C’est un produit stratégique que l’Etat subventionne pour qu’il demeure facilement accessible au consommateur.
La Tunisie possède actuellement une filière lait bien constituée qui a permis d’atteindre notre autosuffisance depuis 1999. Toutefois depuis 2011, la filière connait un certain malaise. Les prix du concentré, à base de produits importés (maïs, tourteau de soja, orge …) et des intrants (génisse, matériel d’élevage, carburant…) n’ont cessé d’augmenter entrainant une augmentation importante du prix de revient du lait et une chute de la rentabilité de cette activité. Pris entre le consommateur, dont le pouvoir d’achat ne cesse de se détériorer, et le producteur, qui menace d’abandonner l’élevage et commence à vendre ses vaches, l’Etat a eu recours à chaque crise tantôt à l’augmentation du prix du lait au producteur tantôt à une augmentation prudente du prix au consommateur. A chaque fois la Caisse Générale de Compensation prend en charge cette augmentation au risque de faire crouler les équilibres fragiles du budget de l’Etat.
Cette politique ne résout malheureusement pas le problème de l’élevage laitier en l’absence d’une véritable stratégie qui englobe l’ensemble du secteur. Cette politique qui consiste à essayer de calmer provisoirement la tempête n’est pas une solution durable. C’est le mal de tête qu’on essaye à chaque fois de calmer à l’aspirine, au lieu de chercher et soigner l’origine du mal, et qui peut se compliquer par un ulcère ou une tension artérielle pour devenir chronique et difficile à soigner. C’est la politique de rafistolage qui ne mène guère loin et qui un jour va nous exploser au visage.
La filière pose de nombreux problèmes qu’il faut examiner de prés pour prendre les mesures adéquates afin d’avoir une filière sûre et stable. En premier pour être viable, toute activité doit être rentable. Une exploitation agricole durable doit être autonome et économiquement viable. Par ailleurs, le développement de toute filière animale repose sur cinq piliers :
• Un animal sélectionné
• Une alimentation équilibrée
• Une hygiène et bonne santé des animaux
• Une conduite rationnelle de l’élevage
• La commercialisation adéquate des produits de qualité.
Un animal sélectionné mais mal adapté
La race Holstein, la plus utilisée dans nos élevages laitiers, est connue pour son niveau de production élevé. C’est toutefois une race exigeante en matière de conduite et de soins, d’environnement d’élevage et d’alimentation. Elle est sensible au stress thermique et aux déséquilibres alimentaires. La rentabilité de l’élevage laitier est tributaire d’un vêlage par an et d’une production élevée de lait. La conformation de la Holstein et ses aptitudes à l’engraissement des jeunes sont médiocres. Une sous-alimentation ou une alimentation déséquilibrée et un milieu d’élevage défavorable associés à une main d’œuvre peu spécialisée se traduisent par de mauvaises performances ce qui diminue la rentabilité de l’élevage.
Les performances laitières de nos élevages sont en général médiocres et les taux de morbidité et des maladies sont élevés. Nos vaches Frisonne-Holstein produisent une moyenne de 4500 litres de lait/an. Cette moyenne est faible compte tenu du potentiel génétique de cette laitière très performante dans les conditions optimales d’alimentation et d’élevage. La moyenne en France avec des vaches similaires (prim-Holstein) est de 9 200 l pour une lactation de 300 jours/an. Les vaches laitières à fort rendement peuvent produire jusqu’à 60 litres par jour et les lactations de 20 000 l ne sont pas rares aux Etats-Unis.
Un environnement défavorable, entraine un épuisement précoce de la vache et sa réforme rapide. Le nombre de vêlages réalisé durant la carrière d’une vache Holstein ne dépasse pas quatre alors que la vache est un investissement lourd (une génisse coûte environ 8 000D) qui doit être amorti sur un maximum de vêlages. Des races plus rustiques que la Holstein mais moins productives en lait ou des races à double fin (lait et viande) existent. Il est devenu, de nos jours, facile de croiser les races animales grâce à l’usage de l’insémination artificielle à partir de la semence locale ou importée.
La Tunisie possédait deux races bovines locales il s’agit de la Brune de l’Atlas et la Blonde du Cap-Bon. Ces deux races, de petite taille pesant 300 à 350 kg, étaient bien adaptées à leur environnement et exigeaient peu d’aliment. Elles se contentaient d’aliments grossiers et tout ce qu’elles trouvaient à leur portée. La vache locale a été croisée depuis le temps de la colonisation avec des races importées. Les croisements les plus usités sont celles avec la Tarentaise ou la Brune des Alpes. La production de ces vaches locales croisées est d’environ 2000 litres/vache/an.
Une alimentation déséquilibrée basée sur des aliments importés
L’aliment est le facteur principal dans toute production animale. Pour le lait, l’aliment représente à lui seul prés de 70% du prix de revient. L’alimentation de la vache laitière est normalement basée sur des fourrages grossiers (verdure, ensilage et foin) produits sur la ferme complétés selon le niveau de production des vaches par un aliment concentré partiellement ou totalement acheté de l’extérieur de l’exploitation. Le concentré est composé de céréales, de graines de légumineuses ou des tourteaux ainsi qu’un complément de minéraux et de vitamines.
Les cultures fourragères sont peu pratiquées par nos agriculteurs qui préfèrent des cultures plus rentables comme la céréaliculture ou l’arboriculture fruitière. Par ailleurs, l’élevage est une activité contraignante. Même au cas où l’agriculteur est intéressé par les fourrages, il préfère en cultiver pour vendre du foin que les valoriser par des animaux qu’il élève sur sa ferme. L’augmentation des effectifs des vaches laitières élevées au niveau national ne s’est pas accompagné d’une augmentation proportionnelle des surfaces fourragères ce qui explique le prix élevé des fourrages et le recours massif des éleveurs à l’usage des concentrés.
Les éleveurs en hors sol ne disposent pas de parcelles pour la culture des fourrages et ont recours, pour l’alimentation de leurs vaches, à du concentré, du foin, de la paille (utilisée aussi comme litière pour le couchage des animaux) et l’utilisation selon les disponibilités locales ou régionales de résidus divers (entre autre des résidus du pain). La rentabilité de ces élevages dépend étroitement du prix des aliments achetés. Un excès de concentré dans la ration de la vache est à l’origine de problèmes de santé et la détérioration de la qualité du lait (diminution du taux de MG).
La production céréalière reste limitée et la Tunisie est loin d’atteindre son autosuffisance. Elle doit importer des céréales aussi bien pour l’alimentation humaine qu’animale. Le concentré destiné à l’alimentation animale est composé essentiellement de maïs grain ou orge et du tourteau de soja importés. Le prix de ces matières premières varie en fonction du cours international et du taux de change du dinar. Ces dernières années le cours des matières premières est plutôt à la hausse du fait de l’augmentation de la demande au niveau mondial (surtout la Chine) et leur utilisation comme biocarburant. Le prix du concentré ne cesse d’augmenter et affecte la rentabilité de l’élevage amenant l’éleveur à abandonner cette activité et la vente de ses animaux.
Cette situation de dépendance vis à vis des l’étranger est encore plus grave lors des années de sécheresse qui connaissent une réduction sévère des ressources fourragères et l’augmentation sensible des prix des aliments du bétail. Lors de ces années difficiles, on importe également du foin et des bouchons de luzerne pour les besoins des animaux. Le réchauffement du climat dans les années à venir et la rareté de la pluie et des ressources hydriques qui l’accompagnent risquent de compliquer encore la situation et le problème du déficit des ressources alimentaires deviendra récurrent.
Des maladies encore présentes et un manque flagrant d’hygiène
La brucellose et la tuberculose sont deux maladies infectieuses graves qui peuvent se transmettre des vaches laitières à l’homme. Elles entrainent une baisse importante de la productivité de l’élevage soit par les avortements soit par perte de l’appétit des vaches, du poids et des productions. Les animaux atteints diagnostiqués par les vétérinaires doivent être éliminées ce qui représente une perte importe pour l’éleveur surtout en l’absence d’une aide par l’Etat. Ces maladies représentent un danger pour l’éleveur et sa famille. La contamination de la vache au consommateur se fait par l’intermédiaire de la consommation du lait et produits laitiers frais non pasteurisés vendus dans les crèmeries et les marchés. Le lait industrialisé ne pose aucun problème du fait qu’il est stérilisé à haute température.
Négliger les aspects sanitaires des élevages conduit à des problèmes au niveau des animaux se traduisant par une chute de la production de lait, une morbidité et une mortalité élevées. Les problèmes des mammites (inflammation des mamelles) sont fréquents. Cette pathologie des mamelles se soigne par l’utilisation d’antibiotiques. La traite doit être faite dans des conditions d’hygiène strictes pour obtenir un lait de bonne qualité. Chez les petits éleveurs, la traite est manuelle et peut être à l’origine d’un lait contaminé avec un taux élevé de germes.
Une qualité du lait douteuse
La qualité du lait concerne d’abord sa composition chimique particulièrement son taux de matière grasse et celui de protéines. Les rations riches en concentré conduisent à un lait à faible teneur en matière grasse. Certains enlèvent une partie de la matière grasse avant de livrer ou vendre le lait. Le mouillage est une fraude fréquente et consiste à ajouter de l’eau pour augmenter le volume. Un autre critère de qualité c’est le nombre de cellules somatiques présentes dans le lait et qui découlent d’une inflammation des mamelles. Une vache atteinte de mammite a un lait riche en cellules somatiques. A partir d’un certain seuil, le lait est rejeté et la vache doit être soignée en utilisant des antibiotiques. Le lait provenant de ces vaches doit être en principe détruit. On le retrouve toutefois dans le circuit de commercialisation du lait aussi bien formel (centres de collecte) qu’informel (commercialisé par des colporteurs). L’usage abusif des antibiotiques en élevage représente un vrai danger par l’antibio-résistance qu’il peut induire chez l’homme. Egalement les résidus des médicaments peuvent être excrétés dans le lait et représentent un risque important pour le consommateur.
En été avec la chaleur, les germes se multiplient très vite et le lait se dégrade rapidement. Pour ralentir cette multiplication des microorganismes certains éleveurs ont recours à plusieurs produits qu’ils ajoutent dans le lait à de petites doses pour ralentir la multiplication des germes. Ces produits peuvent représenter un danger pour le consommateur.
Le lait est payé au producteur au même prix quelque soit sa qualité. En période de basse lactation ni le centre de collecte ni l’usine ne sont exigeants vis-à-vis de la qualité. Ils sont plus regardant durant la haute lactation et le lait peut être refusé. D’une façon générale, l’éleveur n’est pas motivé pour faire l’effort nécessaire pour améliorer la qualité du lait qu’il produit.
Dans les pays développés la qualité du lait est contrôlée à plusieurs niveaux (éleveurs, coopératives de collecte, livraison à l’usine…) par des laboratoires agrées. Des échantillons sont prélevés et les analyses de la composition chimique, le mouillage, le nombre de cellules somatiques, la présence d’antibiotiques, le nombre de germes… sont effectuées. Un lait qui ne répond pas aux normes est rejeté, pour le reste l’éleveur est payé selon la qualité de son lait. La qualité du lait commence chez l’éleveur par un animal en bonne santé, l’hygiène du logement et du matériel, une traite dans les meilleures conditions de propreté, des récipients et bidons propres et désinfectés et une conservation du lait au froid en attendant sa livraison.
En Tunisie, l’éleveur vend son lait selon l’une des trois possibilités suivantes : livraison du lait du producteur au centre de collecte qui le livre à son tour aux usines laitières circuits le circuit formel. La deuxième possibilité c’est le camion de l’usine laitière qui vient chercher directement le lait chez le producteur surtout les grands élevages bien structurés. La troisième possibilité c’est la vente du lait du producteur à des colporteurs qui approvisionnent des crémeries, cafés… On parle dans ce dernier cas de circuit informel.
Le meilleur lait est sans conteste celui enlevé par les centrales directement chez l’éleveur. Les usines connaissent individuellement les éleveurs, contrôlent le lait directement au niveau de l’exploitation et collaborent avec l’éleveur pour améliorer encore la qualité de son lait. Le lait collecté au niveau des centres de collecte est un mélange qui provient de nombreux éleveurs dont la technicité, l’honnêteté, les motivations… sont diverses. Le contrôle du lait lors de la réception est sommaire, le responsable du centre est plutôt intéressé par la quantité ramassée que par la qualité puisqu’il reçoit une prime de collecte en fonction des quantités livrées aux usines. Les difficultés d’accéder au centre de collecte ou les retards dans le paiement de l’éleveur par le centre poussent certains petits éleveurs à vendre leur lait aux colporteurs ou directement aux consommateurs s’ils disposent d’un moyen de transport. Le secteur informel non contrôlé où le lait est manipulé par les colporteurs est le plus sujet à la fraude et aux risques sanitaires. Les fraudes et les pratiques louches nuisent au portefeuille et surtout à la santé du consommateur. Le secteur informel représente le tiers de la production totale de lait soit environ 500 millions de litres soit.
Des pistes d’amélioration
Il est clair que tant qu’on n’a pas dressé une stratégie nationale qui englobe tous les facteurs ci-dessus exposés la filière demeurera fragile et peut être ébranlée à la moindre secousse. Cette stratégie doit porter sur:
• Une réflexion sur la génétique, le type et la race de vache la mieux adaptée à notre environnement et à chaque type d’élevage
• Le développement des cultures fourragères, la réduction de la quantité de concentré utilisé par les éleveurs et l’encouragement à l’utilisation de concentrés fermiers fabriqués par l’éleveur à partir des disponibilités de la ferme (orge, sous produits…) ou au niveau local et régional
• La lutte contre les maladies endémiques : la tuberculose et la brucellose. La sensibilisation de l’éleveur de l’importance du respect des règles de l’hygiène en général au niveau de l’élevage et particulièrement l’hygiène de la traite. La surveillance des mammites et l’utilisation des antibiotiques et des médicaments.
• La production d’un lait de qualité doit être l’objectif de tous les acteurs de la filière afin d’offrir au consommateur un lait qui répond aux normes chimiques et microbiologiques internationales et aux qualités organoleptiques d’un bon lait.
• Le paiement à l’éleveur d’un prix attrayant pour le motiver et le maintenir dans cette activité laitière qui représente son gagne pain et sa source de revenu.
• Le contrôle du circuit informel et des lieux de vente au public du lait frais et ses dérivés.
Conclusion
Le secteur laitier représente 11% de la valeur de la production agricole et 25% de la valeur de la production animale (GIVRLait). La filière emploi environ 42 % des ouvriers salariés agricoles. Elle emploi également de nombreuses personnes dans les différents maillons de la chaine de fabrication du lait et des produits laitiers. L’élevage est source de revenu pour de nombreux foyers, il permet de maintenir les gens sur place et éviter l’exode rural. Par ailleurs l’élevage aide à intensifier l’agriculture par l’introduction des fourrages dans l’assolement, qui sont des cultures nettoyantes (coupés d’une façon précoce avant la formation des graines des mauvaises herbes) et l’utilisation du fumier pour la fertilisation des sols. La production locale permet d’éviter la sortie de devises pour importer le lait, c’est un facteur important de notre sécurité alimentaire et d’équilibre de notre balance commerciale.
A coté du lait, les troupeaux laitiers produisent également de la viande d’une part à la réforme de la vache (pour des raisons diverses comme productivité faible, âge avancé, mauvaises performances laitières et reproductives…) et d’autre part la production du veau mâle qui est destiné à l’engraissement. Toute perturbation de la filière laitière aura des incidences sur la production de viande.
La Tunisie possède actuellement une filière bien constituée qui a permis d’atteindre notre autosuffisance. Toutefois il ne s’agit pas de passer de l’importation de la poudre de lait des années 70 à 90 à l’importation des constituants des aliments concentrés, des génisses, du matériel d’élevage, des produits vétérinaires… Il s’agit plutôt d’assurer une véritable sécurité alimentaire et une épargne de devises en adaptant la filière à notre environnement.
Continuer à subventionner la filière (au niveau du producteur ou du consommateur) n’est pas la bonne solution. Œuvrer pour améliorer la productivité des élevages et la qualité du lait par un encadrement de prés des éleveurs permettra la pérennité du secteur. Le problème de la Caisse Générale de Compensation doit être abordé au niveau national afin de trouver la solution pour réduire le montant global de la compensation qui encombre le budget de l’Etat et surtout orienter la subvention à ceux qui la méritent réellement.
Le changement climatique, avec le réchauffement et des ressources en eau de plus en plus rares, représente une contrainte dont il faut désormais tenir compte. Dans l’avenir il faut tendre vers un élevage durable qui tient compte à la fois des aspects économiques et sociaux, de la santé du consommateur, de la préservation de l’environnement et des ressources naturelles ainsi que le bien être animal.
Professeur Ridha Bergaoui
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