«Wassila Bourguiba, la main invisible» Une biographie incontournable de Noureddine Dougui
Je commencerai mon propos par une anecdote. C’était au temps glorieuxdu bourguibisme où la Radio et sa fille la Télévision étaient à l’étroit, mais,vivaient en symbiose: acronyme RTT. J’en étais le douzième patron. Dès ma nomination, le ministre de l’Information me demanda de choisir sans délai mes deux adjoints principaux, un directeur pour la Radio,un autre pour la Télévision. «Je ne suis pas pressé, lui dis-je, cette maison n’a pas de secret pour moi». Je sais, dit-il. Dépêchez-vous, faites ce que je vous dis. Sinon, c’est elle qui va vous imposer vos collaborateurs, elle y pense déjà.»
Elle, c’est Madame Wassila Bourguiba et l’homme qui me prodiguait ce conseil était l’un de ses proches, les plus proches. Aristotélicien,je me suis donc fait à l’idée que la nature avait horreur du vide. Jechoisis à la hâte deux cadres, un universitaire et un réalisateur consacré.Rendez-vous pris avec Carthage,pour la bénédiction. À notre sortie de l’audience présidentielle, Wassila, contrariée, attendait. «Vous avez donc bouclé la boucle», dit-elle, ajoutant un commentaire sarcastique, non dépourvu d’humour. Me pardonnera-t-elle d’avoir été plus rapide?
Wassila faisait des ministres à sa dévotion et défaisait les «traitres» ou les «récalcitrants».Mais, plus discrète et plus efficace encore, c’estdans les services publicsstratégiques commel’information, les Affaires étrangères, l’Intérieur, le tourismequ’il faut chercher sa main. Elle veillait à y placerses «protégés». Toutes les femmes d’influence ont eu recours à ce genre de clientélisme. Chez Wassila, femme politique par excellence, le népotisme prenait le sens d’un investissement. Inquiète de l’après Bourguiba, pour elle-même et pour le pays, depuis lacrise cardiaque présidentielle du 14 mars 1967,elle cherchait par-dessus tout le bon successeur.Selon la constitution,en cas de vacance du pouvoir, le Premier ministre terminerait le mandat. Or aucun de ceux qui ont occupé la primaturene lui était acquis. La solution de ce problème vital la tracassait au plus haut point.
À la RTT, tout autant que Bourguiba, que j’ai appelé «l’Auditeur suprême», elle me téléphonait où m’interceptait à la fin des audiences que m’accordait le Président. Dans cet essai remarquable, l’auteur m’a demandé de témoigner et j’ai levé un coin du voile.
Autant dire que, sans être l’un des familiers de Wassila Bourguiba, j’ai eu avec elle des contacts d’une certaine portée, contacts sporadiques, mais assez fréquents, dont un long entretien informel, au Palais de Carthage. C’est là où j’ai pu mesurer, sans nécessairement les partager,la pertinence de ses analyses et la lucidité du regard qu’elle jetait sur la situation peu rassurante qui prévalait déjà dans le pays.
Au reste, par-delà les intrigues inhérentes à l’exercice de tout pouvoir, elle était un facteur d’équilibre et de stabilité.Mais la nature continue d’avoir horreur du vide.Ainsi, au fur et à mesure qu’elle s’éloignait, sous divers prétextes, du domicile conjugal, si j’ose m’exprimer ainsi,d’autres mains invisibles et moins éduquées prenaient en charge le vieux lion.Son autorité s’en ressentit, jusqu’au naufrage final. Pour l’histoire, je dois rendre justice à la clairvoyance intuitive de la grande dame. Elle disait, elle me l’a dit: Les lieutenantss’entredéchirent pour la succession, sous les yeux d’«El-Askri».C’est ainsi qu’elle appelait Ben Ali,mot qui, dans sa bouche, signifiait bidasse ou soudard plutôt que soldat. C’est lui, ajoutait-elle, qui raflera la mise. Tout comme Cassandre, personne ne l’a crue.
À l’instar de toute personne usant et abusant d’un pouvoir, elle avait des détracteurs en nombre. Mais c’est la règle et jen’en excepte ni les «Califes bien guidés», ni même Sayda Aïcha, la vénérable Mère des Croyants.
Wassila Bourguiba appartient à l’histoire, celle de la Tunisie, voire celle du monde arabe. Kadhafi, Bouteflika, Hassan II, Arafat, Abu Iyad, Fahd d’Arabie et même Saddam Hussein ouHafedh El Assad, tousl’ont, plus d’une fois,reçue, consultée et hautement appréciée,d’où la nécessité et l’importance de revivifier cette grande figurenationale. On ne saurait parler de Bourguiba et de son œuvre sans évoquer celle qui, durant plus de quarante ans, partagea sa vie et une bonne portion de son autorité. Le Pr Noureddine Dougui s’en acquitte avec brio et élégance. Pour ma part, c’est avec un regard neuf et un intérêt renouvelé que j’ai lu son livre.Si les anciens doivent y trouver de quoi nourrir une nostalgie légitime,les générations issues de deux changements convulsifs sauront que la construction de l’État, un État moderne, était chose malaisée, que les temps étaient épiques et que les efforts fournis étaient titanesques.
Ceux qui l’ont approchée ont deWassila une perception toujours partielle, souvent partiale. L’auteur en recolle les morceaux, y remet de l’ordre; il raconte son enfance, sa déscolarisation pour raisons de santé, son milieu familial,la militance de son père au sein du Vieux Destour, aux côtés de Cheikh Abdelaziz Thaalbi. Puis sa rencontre immanquable avec Bourguiba, en pleins remous de laDeuxième Guerre mondiale, son rôle national décisif, son engagement pour la cause palestinienne. Puis vint le temps des fractures, de l’irréparable. Les retours de manivelle, c’est aussi la faute à Machiavel.
Méthodologiquement rigoureux,ce livre n’est cependant ni distant ni austère. Par ses qualités d’écriture, le doigté de ses touches, son absence de parti-pris, il nous restitue l’insigne personnage dans sa vérité, sa trajectoire, sesjustes et ses faux pas. Très instructif, il nous renseigne sur une époque, une complexité. Agréable à lire, presqueun roman…
Abdelaziz Kacem
Lire aussi