Mohamed-El Aziz Ben Achour : Les épidémies dans l’histoire tunisienne
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Durant mes longues études et recherches en histoire, de toutes les calamités naturelles ou provoquées par les hommes sur lesquelles me renseignaient les sources et les ouvrages savants, les épidémies étaient les seules que je croyais appartenir définitivement au passé. Et voilà qu’au XXIe siècle, mon pays et le monde se trouvent confrontés à une pandémie inédite, dite du Coronavirus ou Covid-19, à telle enseigne que les Etats et les sociétés, des plus puissants aux plus faibles, s’en sont trouvés démunis et la communauté scientifique divisée. Dans ces circonstances douloureuses où la population confinée -pensai-je - chercherait dans la lecture une évasion vers d’agréables horizons, relater l’histoire des fléaux ne m’enthousiasmait guère, mais je me suis attelé quand même à la tâche, à l’aimable demande de l’excellent connaisseur des lecteurs et de l’opinion qu’est mon ami Si Taoufik Habaïeb.
Sans pousser jusqu’à l’Antiquité, remontons le temps et arrêtons-nous au Moyen Âge. La date charnière est le milieu du XIVe siècle, moment crucial et épouvantable qui a marqué tout l’ancien monde: celui survenu en 1347 de la terrible Peste noire (connue aussi sous le nom de mort noire, en arabe Al Tâ’ûn al jârif)). Venue d’Asie, très probablement de Chine, en suivant les itinéraires de la route de la soie, elle frappa et ravagea l’empire ottoman, le Levant, le Maghreb et l’Europe. Dans ce dernier continent, on estime que de 30 à 50% de la population aurait été emportés par le fléau. En Ifriqiya (l’actuelle Tunisie) elle atteignit son paroxysme en 1348-1349, emportant campagnards et citadins, riches et pauvres.
L’Institut Pasteur de Tunis (1894)
Les cités médiévales, à cause de la promiscuité, de l’entassement des immondices et une carence criante en hygiène publique, étaient particulièrement vulnérables aux épidémies, auxquelles s’ajoutaient inévitablement diverses maladies infectieuses. On pleura ainsi la mort des principaux oulémas de Tunis, et l’illustre Ibn Khaldoun y perdit son père et sa mère. A partir de cette date, la peste, amplifiée et aggravée, ne cessa de revenir avec son sinistre cortège de souffrances, de morts et d’effroi tout au long du XVe siècle. Celle de 1468-69 fut particulièrement effroyable nous dit l’historien Robert Brunschvig, spécialiste de la période hafside, à telle enseigne que selon le célèbre voyageur Léon L’Africain, les gens s’habituèrent à voir revenir les épidémies de peste tous les dix, quinze ou vingt-cinq ans. La médecine était impuissante contre elles et ce fléau particulièrement dévastateur «finit par s’installer à l’état endémique en Afrique du nord. Il a fallu l’occupation française, ajoute-t-il, pour l’enrayer puis l’extirper presque totalement.» Outre l’épidémie, les maladies infectieuses qui trouvaient dans les villes un terrain favorable, venaient aggraver la faiblesse physiologique des habitants et, peut-être ont-elles eu, s’interroge R. Brunschvig, une influence sur le dynamisme des populations et sur leur niveau culturel, et si le développement de ces maladies, ajoutées à la peste endémique, n’a pas été un des facteurs de la décadence.
(Wikipedia, art. la Peste noire)
Au XVIIe siècle, nous dit l’historienne Lucette Valensi, cinq épidémies de peste déciment la population tunisienne. A la même époque, l’Europe, rappelons-le, n’échappe guère au fléau. Le Midi de la France, le nord de l’Italie, Londres, Moscou sont touchés dans la période comprise entre 1628 et 1771 sans parler d’autres régions du monde frappées par la pandémie. Dans la régence de Tunis, au siècle suivant, Le fléau surgit encore en 1701, en 1702 et en 1703. La peste revient en 1704, de manière sporadique et inégale selon les régions. En janvier 1705, la maladie se déclare dans les troupes tunisiennes qui assiégeaient Tripoli. Revenus dans la régence, les soldats contaminés répandent la peste. Dans la capitale, le nombre de morts a pu attendre 700 par jour et le voyageur français Peyssonnel (cité par Alphonse Rousseau,) de passage dans notre pays en 1724, «assure que la ville seule de Tunis compta 44 000 décès pendant la durée de l’épidémie.» Après un long répit de quatre-vingts ans, la peste, par le relais d’Alexandrie, revient en 1784 et 1785 et fait des ravages dans la population à Tunis, à Sousse, au Sahel, puis au Kef où, dit-on, un tiers des habitants aurait été emporté. Après une alternance d’assauts et de phases de répit, la peste réapparait avec une redoutable vigueur en janvier 1785 et durera jusqu’en août. Le bilan est terrifiant : un sixième – sinon le tiers – de la population du pays serait mort du fléau. Les conséquences économiques sont à la mesure du drame: extinction de familles entières de lettrés, d’artisans et de commerçants, les corps de métiers sont décimés, l’agriculture, affectée en outre par la sécheresse, est privée de bras, de semences, et une partie du cheptel est à l’abandon. En 1794, la maladie frappe à nouveau. Moins virulente, elle est cependant plus durable puisqu’elle se prolonge jusqu’en 1800.
(in Lucette Valensi, Fellahs tunisiens, Paris 1977)
Dix-huit ans plus tard, la peste, qui ravageait depuis six mois l’intérieur du pays, importée par les caravanes de Constantine, apparut à Tunis. Un médecin de la ville, un chrétien converti du nom de Rejeb, crut bon de prévenir le Bey Mahmoud de l’imminence du fléau. Mal lui en prit, puisqu’il reçut la bastonnade et fut emprisonné pour avoir annoncé la mauvaise nouvelle! Il avait bien raison pourtant, puisque la peste fut particulièrement féroce. Pour la première fois, cependant, la passivité ne fut pas totale. Face au péril, les avis quant à l’attitude à adopter divergèrent. Certains, nous apprend le chroniqueur Ahmed Ben Dhiaf, dont le futur bash-mufti Mohamed Bayram III, optèrent pour l’isolement de la kruntînya (entendez la quarantaine), cependant que d’autres, dont le prince héritier Husseïn Bey (il se promenait allégrement dans les quartiers de la médina, dont le quartier juif où le fléau faisait des ravages) et certains oulémas s’en remettaient au destin (al Qadar) et à la Volonté divine que nul ne peut contrecarrer. Dans un camp comme dans l’autre, de pieux érudits rédigèrent des épîtres justifiant leur choix, avec moult hadith-s et références de la charia à l’appui. Les médecins eux non plus n’étaient pas d’accord. Cette divergence rapporte A. Rousseau dans ses Annales tunisiennes, «entretenue par la mauvaise foi des uns et l’ignorance des autres tint, pendant tout ce temps, la population de la ville dans une fausse sécurité sur l’existence du terrible fléau. En peu de jours, la maladie se propagea avec une rigueur extrême. » Puis elle déclina au bout de huit mois pour réapparaître en janvier 1820 et ne disparaître qu’en juillet, après avoir fait près de 50 000 victimes. Elle décima la population de la régence dans des proportions telles que la plupart des exploitations rurales étaient à l’abandon, faute de bras. Pour Ben Dhiaf, cette épidémie féroce marqua le début du déclin du pays, après l’ère de prospérité que fut le règne de Hammouda Pacha.
Le Docteur Charles Nicolle vaccinant un petit Tunisien vers 1920.
Mais il n’y avait pas que la peste. En décembre 1849, un mal terrible, inconnu jusque-là, s’abattit sur la Tunisie: le choléra, venu d’Asie et plus précisément d’Inde et provoqué par la consommation d’eau et d’aliments souillés par les selles des personnes infectées. Le bey de Tunis, Ahmed Pacha (1837-1855) opta pour des mesures inédites. D’abord en établissant un cordon sanitaire autour de la capitale et en interdisant toute circulation entre la région de Béja, épicentre de l’épidémie et le reste du pays. Puis en s’isolant complétement et en prenant toutes les précautions en matière de traitement du courrier. Il prit cependant des mesures d’assistance médicale et de charité à l’égard des malades musulmans et juifs, avec l’aide du premier médecin du Bey, le docteur espagnol Mascaro. Le choléra continuait de sévir, enlevant certains jours, plus de deux cents personnes. Devant l’effroyable hécatombe, le cadi hanéfite de Tunis convoqua quarante chérifs, descendants du Prophète et portant tous le prénom Mohamed à la Grande mosquée afin qu’ils y récitent le Coran et prient pour le salut du pays. Peu de temps après, le choléra disparut au grand soulagement de tous. Il avait cependant emporté un nombre effrayant de victimes parmi lesquels le saint ouléma Sidi Ibrahim Riahi, mort en août 1850. Le répit fut de courte durée. Six ans plus tard, en août 1856, à leur retour de Crimée, foyer initial de l’épidémie, les soldats du corps expéditionnaire tunisien répandirent le choléra, qui avait également touché les troupes ottomanes, anglaises, françaises et italiennes engagées sur le théâtre d’opérations. Mais, par chance, l’épidémie fut de courte durée.
(in Lucette Valensi, Fellahs tunisiens, Paris, 1977)
Le pays entrait cependant dans une période sombre marquée durant les années 1860-1870, par toutes sortes de malheurs (surendettement de l’Etat, politique fiscale désastreuse, révolte de 1864 et répression qui achevèrent de ruiner le pays, de tarir ses ressources et d’affaiblir les hommes). L’exode des populations tribales, dépouillées et affamées, et leur entassement dans les rues de la médina puis dans d’infâmes dépôts constituaient un terrain particulièrement favorable à l’apparition du choléra en juin 1867, pour la troisième fois en moins de vingt ans.
Tableau représentant une scène de vaccination probablement Tunis à la fin du XIXe siècle.
A ce fléau, s’ajouta une épidémie de typhus en 1868 et 1874. A Tunis, seuls les marchands et médecins européens avaient encore l’énergie et les moyens financiers et sanitaires pour porter secours aux malades. Béja fut particulièrement touchée, probablement à cause de la présence d’une colonne beylicale positionnée dans les environs où le campement des troupes aurait été propice à l’apparition du choléra. Dans bien des régions, l’activité agricole, handicapée par la confiscation des biens et du cheptel et par la sécheresse connut une crise inouïe. La misère physiologique d’une grande partie de la population était telle que la disparition du fléau laissait la place à différentes fièvres qui affectèrent dangereusement la santé des rescapés. Signe de l’épuisement de l’Etat et de la société, tout autant que signe avant-coureur de l’intervention étrangère directe: en 1874, les consuls, les marchands et les médecins européens de Tunis créent un Conseil sanitaire chargé de prendre les mesures préventives en matière de lutte contre les épidémies. A la fin du XIXe siècle, la mise en œuvre par les autorités du Protectorat français d’un programme sanitaire et d’infrastructures (comme la création en 1894 de l’Institut Pasteur de Tunis, la création des services d’hygiène et la réorganisation de l’hôpital Sadiki) firent reculer sensiblement les risques d’un retour des calamités comme l’épidémie de fièvre typhoïde qui en 1881, puis entre 1888 et 1892, avait fait des ravages dans les rangs de l’armée d’occupation. Toutefois les mesures prises ne réussirent pas à éradiquer des maladies endémiques qui affectaient les couches les plus pauvres de la population telles que le kala azar («fièvre noire» en Hindi ou leishmaniose viscérale), la tuberculose, le trachome (rmad) la variole (épidémie de 1888), la rougeole (épidémie de 1895) ou encore, dans certaines régions, le paludisme. En 1909, une autre épidémie de typhus, fléau dont le docteur Charles Nicolle, directeur de l’Institut Pasteur, démontra alors qu’il était transmis par les poux et favorisé par l’entassement des hommes, la sous-alimentation et l’absence d’hygiène, fit de nombreuses victimes y compris parmi la population européenne.
Gratuité de la santé publique: un centre de Protection Maternelle et Infantile et consultations à l’hôpital de Gafsa dans la Tunisie vers 1970 (cliché du S.E. Information)
La misère devait constituer un obstacle à l’efficacité de la prévention à telle enseigne que la peste revint , sans virulence certes, en 1907 (et sera, nous dit Benoît Gaumer, auteur en 2005, à Montréal, d’une étude sur l’état sanitaire de la Tunisie de 1881 à 1956 - à l’origine de l’ouverture du lazaret de La Rabta confié au Dr. Ernest Conseil), puis en 1924 et1926 (année qui, selon le Dr. Edouard Bloch, cité par B.Gaumer, « marqua la plus violente manifestation de la peste depuis un siècle »), et, d’une ampleur modeste, en 1930. Toutefois, la Tunisie ne faisait pas exception puisque des cas avérés de cette maladie furent constatés dans plusieurs ports sur tous les continents dès la fin du XIXe siècle et tout au long de la première moitié du XXe. En France, des décès dus au fléau survinrent à Marseille en 1902, à Paris en 1920 et à Ajaccio en 1945. Il convient de signaler ici que la terrible pandémie de Grippe «espagnole», qui fit entre 50 et 100 millions de morts à travers le monde (1918-19/20) épargna la Tunisie.
A l’Indépendance, la République tunisienne mit en œuvre un ambitieuse politique de santé publique et déploya des efforts gigantesques en matière d’infrastructure, de formation médicale, de sensibilisation et d’assistance et de gratuité des soins qui permirent une amélioration spectaculaire de l’état sanitaire de la population. Cette solide et positive culture étatique, ajoutée à la qualité d’un personnel médical et paramédical formé dans nos institutions, contribue aujourd’hui, malgré des moyens limités, à placer notre pays dans le groupe des nations les mieux engagées dans la guerre contre la pandémie de Coronavirus. Il faut tenir bon et, avec l’aide de Dieu, nous vaincrons.
Md. A. B.A