Universités: reprise des cours et organisation des examens à haut risque
Peu de temps après l’arrêt des cours pour tous les niveaux de l’enseignement, à quelques jours des vacances scolaires et universitaires de ce printemps bien morose, le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique a pris des initiatives pour assurer la ‘’continuité pédagogique’’ en appelant au recours immédiat et massif à l’enseignement virtuel. Cet appel, qui a été rapidement relayé par divers instances pédagogiques, n’a pas été agréé par plusieurs parties dont surtout, la Fédération Générale de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (FGESRS). Le syndicat a justifié son opposition en arguant de l’inégalité des chances des étudiants en matière d’accès à l’enseignement à distance. Cette prise de position a été suivie, de la part de l’autorité de tutelle, d’une cascade de circulaires marquées par l’imprécision, les atermoiements et les contradictions même, dans un contexte où la mise en route de l’enseignement à distance s’est révélé parsemée d’embûches. Il en a découlé pour les enseignants, les étudiants et les parents beaucoup d’angoisses et de doutes légitimes qui se sont ajoutés à toutes les affres de l’épidémie.
Une communication chaotique et anxiogène
L’annonce faite par le Président du Gouvernement, le 19 courant, d’un calendrier de la reprise des cours qui serait révélé le 29 du mois a été rappelée, quelques jours après, par la porte-parole du Gouvernement. Auparavant, le ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique avait annoncé, à l’Assemblée des Représentants du Peuple que le Conseil des Universités (présidé par le ministre et regroupant les présidents des 13 universités ainsi que des conseillers et des invités es qualité, avec comme rapporteur, le Directeur général de l’Enseignement Supérieur) arrêterait, en sa réunion programmée pour le lundi 20 courant, le calendrier final relatif à la reprise des cours et des examens de fin d’année. Depuis, aucune information officielle n’a filtré.
Très fournis, le site et la page Facebook officiels du ministère pullulent, ces jours-ci, d’informations diverses mais la nouvelle attendue par des centaines de milliers de Tunisiennes et de Tunisiens, intéressés directement ou indirectement par le sort de l’année universitaire, tarde à venir. La nature craignant le vide, les internautes ont fait circuler, sur les réseaux sociaux, un document officiel qui fait état des ‘’recommandations du Conseil des universités’’ au sujet de la clôture de l’année universitaire. En substance, il y est question de la reprise progressive des cours à partir du premier juin prochain et de l’organisation des examens de fin d’année selon un calendrier à établir. Un protocole de sécurité sanitaire est prévu. Trois directions générales du ministère sont chargées des aspects pratiques relatifs à l’achèvement des stages et des projets de fin d’études, à l’organisation du concours d’entrée aux écoles d’ingénieurs et du concours de réorientation. l’Institution de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur Agricoles aura à s’occuper de son domaine de compétence.
Le laconisme de ces ‘’recommandations’’ (destinées à qui ?), qui sont en fait des décisions, et l’empressement à prendre des dispositions engageantes, concernant des questions dont l’urgence n’est pas démontrée et ce, en pleine crise épidémiologique et sans considération aucune des décisions prises à d’autres niveaux de l’enseignement, laissent perplexe.
Toutes les déclarations des représentants de l’Etat soulignent, jusqu’ici, l’absence de contrôle total de la situation épidémiologique et les risques sérieux que ferait courir un déconfinement partiel non réussi. Cette évaluation, très largement admise par l’opinion publique, a servi d’argument au Syndicat Général de l’Enseignement de Base qui, sur la base de cette appréciation, a exigé et obtenu du ministère de l’Education, le 23 courant, un ‘’accord de principe’’. Le Syndicat a révélé, dans une annonce radiophonique, les termes de l’accord qui stipule le non-retour des élèves aux bancs des écoles, la comptabilisation des seules notes du premier et du deuxième semestre pour le calcul de la moyenne annuelle et la préparation des Examens nationaux de la 6eme et de la 9eme années en prenant toutes les précautions sanitaires indispensables à leur déroulement, sans risque pour toutes les parties prenantes. Cette sage décision a certainement soulagé des centaines de milliers d’élèves et de parents d’élèves ainsi que des dizaines de milliers d’institutrices et d’instituteurs en dépit de son annonce insolite par le Syndicat alors que les usages consacrés confient sa publication au Gouvernement.
Dans nos universités, persister à croire qu’une reprise des cours est possible au mois de juin avec des examens qui se dérouleront aux mois de juillet serait lourd de conséquences aux plans sanitaire et pédagogique.
Des risques sanitaires majeurs
En temps normal, les effectifs estudiantins et la configuration des locaux entraînent, dans de très nombreux établissements universitaires, des encombrements et une promiscuité à la limite du tolérable: couloirs étroits, salles minuscules, amphithéâtres mal conçus, locaux administratifs peu adaptés à leurs fonctions. Organiser des cours et des examens dans ces conditions, en temps d’épidémie, serait hasardeux, dangereux même. Des tests ont-ils été prévus pour révéler, chaque jour, les porteurs du virus, sachant que la proportion des asymptomatiques est maintenant reconnue, partout dans le monde, comme non négligeable ? Les prises de températures seront-elles rassurantes à elles seules ? A supposer même que tous les gestes barrière soient respectés scrupuleusement, sans distanciation sociale et sans mise à l’écart des contaminés, un établissement pourrait, devenir, en un seul jour, un foyer épidémique redoutable.
Depuis des décennies, les installations sanitaires de la majorité des établissements universitaires se sont dégradées au point d’être, pour le moins qu’on puisse dire, une source de désagrément pour tous. N’ont-ils pas constitué, depuis longtemps et très souvent, un thème majeur des … conseils scientifiques et des … campagnes électorales ? Comment compter, en temps d’épidémie, sur ces installations insalubres, quand l’hygiène la plus rigoureuse est le maître mot, la priorité absolue, l’unique planche de salut ?
Assurer, pendant les cours et les examens, à plus de 200 000 étudiants, à plus de 20 000 enseignants et à des milliers de personnels administratifs et ouvriers les conditions de protection requises en phase de déconfinement partiel est une opération d’autant plus titanesque qu’elle doit être conduite sans faille. A cela s’ajoute de très nombreuses difficultés pratiques (changement des masques après leur période d’efficacité maximale, stérilisation régulière des locaux, des copies et des feuilles de sujets d’examen dans tout leur circuit, du tirage jusqu’à la distribution aux étudiants ….). Quelle intendance pour gérer tout cela ? Quelle médiation pour vulgariser, suffisamment à l’avance, ce qui doit être respecté scrupuleusement?
De plus, de nombreux étudiants auront à séjourner dans les foyers, à fréquenter les restaurants universitaires et à emprunter les moyens de transports en commun, lieux dans lesquels nul ne peu garantir, d’avance, une salubrité minimale.
La sécurité, en milieu universitaire, à commencer par la sécurité sanitaire, n’est-elle pas considérée comme une liberté académique fondamentale ?(1).
Menaces sur la crédibilité des notes et des diplômes
En plus du risque de contamination, donner des cours dans des conditions où la sécurité sanitaire est très difficile à garantir, ne devrait pas rassurer les enseignants angoissés comme tout le monde, en ce contexte inédit. Leur travail qui demande, en plus de la préparation, parfois une bonne dose d’improvisation et beaucoup de réactivité en fonction de la demande des étudiants, risque d’être hautement perturbé. De leur côté, les étudiants, hantés par le risque de la contamination, ici ou là, verront leur concentration, pendant les heures de cours et les séances d’examen, partir en éclat. On imagine aisément les répercussions de ces circonstances inouïes sur les résultats qui risquent d’être mauvais à moins que les correcteurs n’en tiennent compte pour gonfler les notes, menaçant par là même la crédibilité des diplômes, ce qui doit être évité à tout prix.
Par ailleurs, le port obligatoire du masque de protection posera un problème majeur pendant le déroulement des examens qui supposent, au préalable, un contrôle de l’identité de chaque candidat. Que feront alors les enseignants chargés de ce contrôle ? Le pratiquer en obligeant les étudiants à se défaire de leurs masques, avec tous les risques sanitaires qui en découleront ? S’abstenir et laisser les étudiants passer les examens en gardant un masque qui aurait valeur de niqab généralisé avec tout ce qui cela comporte comme risque de fraude par usurpation d’identité. Il y a quelques années, dans un contexte tristement mémorable, le port du niqab a été considéré par les universitaires ainsi que par les tribunaux comme contraire à des ‘’relations pédagogiques normales’’.
Tous les enseignants savent combien la surveillance des examens est une question sensible. Le moindre incident peut dégénérer et donner lieu à une situation ingérable. En temps d’épidémie et en situation de stress généralisé, les risques ne peuvent que se multiplier à l’infini. Les chefs d’établissements universitaires ont, en temps ordinaire, mille et une question à régler en leur qualité de ‘’chefs de centres d’examen’’, pour tout ce qui concerne les questions scientifiques et pédagogiques. Ils sont secondés, en cela, sur le plan académique, par les directeurs des départements et des présidents des commissions du mastère qui ont, eux aussi, de lourdes tâches à assumer. Accabler ces soldats de première ligne par les problèmes inextricables que ne manqueraient pas de poser les épreuves d’examen, en temps d’épidémie, n’est-ce pas leur trop demander ? Les livrer à eux-mêmes, pour ‘’sauver l’année universitaire’’ à n’importe quel prix, est une perspective intolérable.
Que faire des épreuves orales, heureusement maintenues dans plusieurs formations où les épreuves écrites ne peuvent pas, à elles seules, permettre l’évaluation de l’aptitude du candidat à poursuivre ses études ou à exercer un métier ? Malgré leur bien-fondé, ces épreuves sont réputées délicates parce que chargées, à tort ou à raison, de la tension que génère la confrontation, souvent en tête-à-tête, des étudiants avec leurs enseignants. Qu’en sera-t-il dans l’ambiance de l’épidémie ? Quelle valeur auraient les notes d’examen et les diplômes obtenus par un grand nombre d’étudiants angoissés, interrogés par des enseignants non moins perturbés ? La sérénité n’est pas un luxe pendant l’enseignement et les examens ; elle est une condition sine qua non de leur déroulement normal.
Comment organiser la double-correction des copies, obligatoire ou pour le moins recommandée ? L’échange des copies entre correcteurs, les séances de confrontation des notes dans les locaux universitaires sont autant d’occasions pour des risques de contamination si tout n’est pas stérilisé dans les règles de l’art. Les délibérations de fin d’année qui statueront sur le passage d’une année à l’autre et, pour les dernières années d’études, sur l’octroi du diplôme, se dérouleront-elle avec la participation et la sérénité requises ?
Il est vrai que l’enjeu psychologique est important chaque fois qu’il est question de la reprise des cours et et de l’organisation des examens. Mais une solution simple existe : le report des examens au mois de septembre, période à laquelle, il y a de très fortes chances de voir l’épidémie prendre fin ou, à tout le moins, passer sous un contrôle rassurant. Pour mémoire, rappelons qu’en France, des mesures exceptionnelles ont déjà été prises, aux niveaux scolaire et universitaire pour atténuer les risques de contagion : pour la première fois, depuis sa création (sous Napoléon, en 1808), le diplôme national du Baccalauréat «est validé à partir des notes du livret scolaire à l’exception de l’épreuve orale de français qui est maintenue » ; pour la première fois, la prestigieuse Ecole Normale Supérieure de Paris (créée, en 1794 et réorganisée en 1826) renoncera aux épreuves orales de son célébrissime concours d’admission.
Ne serait-il pas absurde, chez nous, de courir le risque d’une session principale d’examen au mois de juin ou au mois de juillet, pour laisser ensuite la session de rattrapage pour le mois de septembre ? Faut-il rappeler que l’Université tunisienne (comme les lycées, au niveau du Baccalauréat) a pratiqué la session de septembre pendant des décennies ? Programmer tous les examens au mois de septembre est tout à fait réalisable. Cela nécessitera, bien évidemment, une programmation particulière pour la prochaine année universitaire. Mais la sécurité collective et la crédibilité des évaluations ne méritent-t-elles pas ce petit effort ?
Des dérogations envisageables à condition de ….
Tenant compte de l’état d’esprit particulier des étudiants inscrits en dernière année d’étude dans les Facultés de médecine, dans les Écoles d’ingénieurs, en Licence ou en Mastère, dans les Instituts Préparatoires aux Etudes d’Ingénieurs (IPEI), à l’Institut Préparatoire aux Etudes Littéraires et de Sciences Humaines (IPELSHT), à l’Institut National des Sciences Appliquées de Tunis (INSAT) … qui s’apprêtent à participer à des concours sur épreuves ou sur dossier ou qui comptent s’inscrire à l’étranger, un traitement spécial, mais strictement soumis à des conditions, pourrait leur être réservé.
Le retour en salle de classe étant à haut risque, ces étudiants passeront leurs examens, au mois de juin, avec les acquis d’avant les vacances universitaires.
Dans le système LMD, les enseignements et les examens sont semestriels mais l’évaluation globale pour le passage d’un niveau à un autre est annuelle. Les étudiants des ‘’classes terminales’’ auxquels auront manqué quatre semaines de formation (celles du mois d’avril) sur un total annuel de vingt-huit, auront certes une formation annuelle incomplète. Mais cette réduction du volume horaire, évaluée au septième du volume horaire d’une formation complète, ne sera pas dramatique même si on considère, à juste titre, que chaque heure compte en matière de formation. Elle le sera d’autant moins que les enseignants tâcheront, autant que possible et avec les moyens du bord, à dispenser, à distance, un enseignement qui portera sur la partie du programme qui, en temps normal, aurait été abordé au cours du mois d’avril.
Pour les soutenances de mémoires de projets de fin d’études en Licence (PFE) et de mémoires de Mastère, il y aurait intérêt à recourir, chaque fois que ce sera possible, à la soutenance à distance (l’expérience est rodée dans plusieurs pays et a déjà eu lieu, ici et là, en Tunisie).
Mais il faut être clair. Il ne sera pas question, de programmer des examens, pour les ‘’classes terminales’’ si toutes les conditions ne sont pas remplies au niveau de la sécurité sanitaire : la distanciation des étudiants qui devrait être possible en répartissant un petit nombre d’étudiants dans le maximum de salles, la fourniture (gratuite) des masques de protection à toutes les parties prenantes, la mise à disposition du gel hydro-alcoolique et du papier à usage unique, la réfection rapide des installations sanitaires dégradées, la stérilisation de tout le ‘’matériel’’ des examens (copies, feuilles de brouillons, feuilles des sujets, enveloppes ...). Une programmation sécurisée et rassurante des examens et des soutenances de mémoires ne peut avoir lieu si l’on ne dispose pas du temps nécessaire pour tous les préparatifs requis. Les mêmes précautions devront être prises pour toute soutenance présentielle de mémoire.
Si elle est réussie, la programmation sécurisée des examens et des soutenances de mémoires des seules ‘’classes terminales’’ constituera un ‘’exercice’’ à échelle réduite mais très utile pour l’avenir qui pourrait nous mettre en face de situations comparables à celle que nous vivons. Avant, pendant et après cette expérience, une évaluation des préparatifs et des installations gagnerait à être faite par toutes les parties prenantes, dans une démarche réellement participative. Cette évaluation sera précieuse pour une période plus ou moins longue au cours de laquelle nous pourrions, de l’avis des spécialistes, être appelés à vivre avec le nouveau virus ravageur.
Au cours des cinq dernières semaines, l’évocation de la reprise des cours et les hypothèses avancées par le ministère de tutelle et certaines instances pédagogiques pour ce qui concerne les examens se sont ajoutées à la décision de compter sur un enseignement à distance qui s’est révélé moins bien évident que prévu, principalement à cause des marges de manœuvres limitées de l’Université virtuelle (UVT) et des Départements d’enseignement virtuel (DEV) rattachés aux Présidences des universités. Le tout a été marqué par des hésitations, des précipitations et des incohérences fortement anxiogènes.
Ceux qui ont mis en question le rationalisme de la démarche ont fini par se demander si les vraies raisons de ce cafouillage ne résident pas dans une mauvaise appréciation de la gravité de la situation qui relèverait de l’amateurisme de certaines autorités universitaires et de leur ébranlement inquiétant. Pour ne pas ajouter aux angoisses du corps enseignant, des étudiants et des parents, dues à des réponses décousues à des interrogations légitimes, n’est-il pas temps de ne prendre en compte que l’intérêt général pour éviter la terreur d’une exposition gratuite à un danger certain ?
L’Université tunisienne a fait preuve, au cours de la soixantaine d’années de son existence, d’un attachement viscéral aux valeurs universitaires et d’une grande résilience face à des crises majeures provoquées par les ingérences du pouvoir en place, les velléités des salafistes et les comportements opportunistes et/ou populistes de certains responsables. Alors qu’on attend d’elle l’exemplarité, en toute circonstance et la contribution à la sortie de la crise grâce à des propositions pertinentes et des contributions utiles, ne lui faisons-pas subir l’affront d’une gestion calamiteuse (au sens propre et au sens figuré) de la crise sanitaire, qui risque d’aggraver l’épidémie dévastatrice.
Professeur Houcine Jaïdi
1) Voir H. Jaïdi, « Dans une charte universitaire, la sécurité peut-elle être érigée en liberté académique » », dans Liberté académique et charte universitaire en Tunisie et ailleurs. Contributions aux Journées de la Charte universitaire (2016-2019) ; Textes réunis, introduits et publiés par Habib Mellakh, Tunis, Rosa-Luxembourg-Stiftung, 2017, p. 62-79.