Abdelaziz Kacem - 3 juillet 2013 : Le jour où tout a basculé
Par Abdelaziz Kacem - Mercredi, 17 juin dernier, à l’ARP, les députés takfiristes exhibent le portrait de Mohammed Morsi, emporté, il y a juste un an, par une foudroyante crise cardiaque, en pleine audience de son procès, pour haute trahison. La photo est légendée : « Président martyr, les lions demeurent des lions ». L’homme, paix à son âme, n’avait rien de léonin. Mais quand on manque de référence, on s’enfonce dans la jungle.
L’année dernière, à la même époque, les islamistes et satellites imposèrent à l’ARP la récitation de la Fatiha pour le repos de l’âme de leur « héros » et le pleurèrent à chaudes larmes, à travers la Tunisie. La chaîne Al Jazeera, les Tunisiens s’en souviennent, a diffusé les longs sanglots de notre inconsolable ex-président provisoire, toujours dévoué au bon patron qatari.
Protestant contre cette violation du sens national et de cette parcelle de notre souveraineté qu’est l’ARP, Abir Moussi tint à interpeler Mme Samira Chaouachi, vice-présidente de l’Assemblée. Celle-ci justifie : Vous, personne ne vous a empêché de brandir votre portrait (sous-entendu celui de Bourguiba). Cette mise en parallèle des deux hommes est, à tout point de vue, scandaleuse. Le comportement des salafistes ne m’a guère étonné ; ils ont toujours clamé leur obédience à l’Internationale ikhwanjiste. En revanche, la confusion des genres, chez Mme Chaouachi, mérite correction.
D’abord, Bourguiba est au-dessus de toute comparaison. Mohammed Morsi, lui, quelle que soit la sympathie que d’aucuns lui portent, n’a en aucun cas sa place à l’ARP. Homme bourru et irrémédiablement rustique, rien ne le prédestinait à la magistrature suprême. Déclaré élu à l’issue d’élections aux résultats dument contestés par son rival Ahmed Chafiq, Mohamed Morsi n’était que le délégué des Frères musulmans à la Présidence. Les vrais pouvoirs étaient détenus par le Guide suprême Mohammed Badi‘e, en personne.
Arrêtons-nous plutôt sur ce 3 juillet, date fatidique où, il y a sept ans, tout a basculé en Égypte, avec d’insoupçonnables répercussions sur le monde en général et sur la Tunisie en particulier. Rappelons aux oublieuses mémoires ce que fut l’expérience du pouvoir islamiste dans le pays où l’idéologie qui le sous-tend est née.
Fin juin 2012, Mohammed Morsi s’installe au Palais de la République, il reçoit, il déclare, il menace, il se gratte là où il ne faut pas. Mais l’armée n’est pas sûre. D’autant moins sûre que le nassérisme n’y est pas tout à fait mort. Elle est déjà incontournable, du temps du vice-roi Mohammed Ali Pacha (1769-1848), fondateur de l’Égypte moderne. C’est lui qui, sur le modèle bonapartiste, décrète la conscription, et crée l’armée de métier, une force d’intervention qui garde le souvenir de ses premières victoires contre le premier royaume wahhabite. C’est sur elle que s’est appuyé Nasser pour démanteler la féodalité terrienne et mettre au pas les velléités califales des adeptes de Hassan el Banna.
Morsi décide de mettre à la retraite le maréchal Hussein Tantawi, patron de l’armée tout au long du règne de Moubarak. Mais par qui le remplacer ? Si restreint que soit le choix, il est vite fait : en voilà un général discret, directeur des Services des Renseignements militaires, de son état, homme pieux, sachant le Coran par cœur. Il est sans tache, à l’exception du rond noir qui orne le haut de son front, sans cesse frotté aux nattes des mosquées. Grâce à cette médaille-là, Abdelfattah al-Sissi trouva grâce aux yeux méfiants de la Confrérie.
Bien qu’elle ait reconnu Israël, l’Égypte continue de jouer un rôle-clé dans la région. À Hillary Clinton, qui s’en inquiète, Mohammed Morsi jure de respecter les accords de Camp David. Pour étayer sa bonne foi, il écrit une lettre célèbre à son « Ami le Grand (sic) » (Sadîqi al-Adhim) Shimon Perez, président de l’État hébreu. Il rencontre Mahmoud Abbas pour lui faire part et le convaincre de sa contribution à résoudre le conflit « Palestine-Israël », à savoir l’octroi d’une partie du Sinaï aux Ghazzaouis, en compensation des substantielles concessions territoriales revendiquées par l’entité sioniste sur les territoires occupés en 1967. Le Président de l’Autorité palestinienne rejette cette première mouture du « Deal du siècle ».
Mais les affaires intérieures se corsent. Gérer un pays pauvre de plus de quatre-vingt-dix millions d’âmes exige des compétences introuvables dans la sphère intégriste. Alors, il faut faire vite, rendre le système irréversible. Le TAMKIN devient une tâche cruciale, vitale, urgente. Il nomme des gens incompétents mais fiables aux postes disponibles. Il met à la retraite anticipée nombre de responsables pour libérer des places, gèle les activités de la Haute Cour constitutionnelle, remplace le procureur de la République, homme réputé intègre. Magistrats et avocats se rebiffent.
En novembre 2012, pour avoir les mains libres, il tente d’obtenir les pleins pouvoirs, par le biais d’une réforme constitutionnelle lui permettant de légiférer par décret, d’annuler « des décisions de justice en cours » et d’aller vers l’instauration de la Charia. L’opposition s’en émeut, la colère gronde. Le ministre de la Défense tente une médiation entre le président et l’opposition. Peine perdue, la fuite en avant s’accélère. Pendant ce temps, les redoutables Moukhabarat observent le manège, consignent et procèdent à des écoutes téléphoniques. Au procès de Mohammed Morsi, l’irréfutable documentation fournie par les Service constituera l’essentiel des charges.
Le 15 juin2013, débordera le vase. Au stade couvert du Caire, devant des milliers de fanatiques, Morsi annonce la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie et, brandissant le drapeau à trois étoiles des insurgés islamistes, il s’écrie: « Labbayki ya Souriya ! » (Syrie, nous voilà !), ajoutant : « l’Égypte, peuple et armée, vole à ton secours ». Abdelfattah El-Sissi est estomaqué. L’insubordination est nette et sans appel. Non, l’armée n’ira pas en Syrie !
L’Égypte dispose de deux armées, respectivement, la Deuxième et la Troisième. Qu’en est-il de la Première ? Elle est en Syrie. En 1958, sous le nom de République arabe unie, le Caire et Damas fusionnent pour divorcer, trois ans plus tard. Mais l’ordre numérique des armées n’a pas changé et jamais, foi de Saladin, la 2ème et la 3ème armées n’attaqueront la 1ère ni celle-ci les deux autres. Mais ce pacte non écrit entre les frères d’armes est d’une subtilité inaccessible aux « Frères » tout court.
À partir du 28 juin, outre Le Caire et Alexandrie, toutes les grandes villes sont convulsionnées par de déferlantes manifestations. Le 30 juin, celles-ci totalisent, quelque trente-trois millions de mécontents. Plus de 22 millions de signatures dument identifiées ont déjà été collectées à l’appui d’une demande populaire de nouvelles élections.
Les supporters pro-Morsi ripostent à Nasr City, là où, en 1963, Nasser fit construire la Mosquée dédiée à Rabi‘a al-‘Adawiya. L’esplanade d’en face prit le même nom. Elle est littéralement investie par des barbus de tout poil, au grand désagrément du voisinage. Contraints à une telle promiscuité, les habitants doivent mettre, des semaines durant, leurs WC à la disposition de légions gavées de kefta et de taamiya, victuailles à base de fèves et autres féculents productifs. De leurs balcons, les assiégés assistent, impuissants et effrayés, à des lynchages à mort d’hommes soupçonnés d’être des flics. C’est sous des estrades rudimentaires dressées pour la TAKBIR, que leurs cadavres sont dissimulés.
Éduqués à la haine des chrétiens, les « Frères » s’acharnent sur les Coptes. Selon Amnesty international, une cinquantaine d’églises sont incendiées et des magasins sont saccagés. On déplore aussi des morts.
Le 1er juillet, l’armée décide de sauver la République. Un ultimatum de quarante-huit heures est lancé au Président. Il est sommé de rétablir la Constitution et de renoncer à toutes les décisions prises au mépris des lois. Il tergiverse. Le 3 juillet au soir, il est destitué. Un président par intérim est désigné, Adli Mansour, Président de la Cour constitutionnelle, la plus haute instance judiciaire du pays, que Morsi avait démise de sa fonction de contrôle des décrets présidentiels.
Les islamistes se mobilisent, les petites natures de la démocratie dénoncent le « coup d’État » et Hillary Clinton est désemparée…En Tunisie, la rédaction de la Constitution s’accélère grâce à de réelles concessions islamistes de circonstance.
Entre temps, les habitants à l’entour de la Place Râbi‘a lancent des appels de détresse aux autorités. Ce n’est que le 15 août, soit près d’un mois et demi après la déposition de Mohammed Morsi, que la police décide de siffler la fin de la récréation. Les barbus refusent d’évacuer. Force devant rester à la loi, les agents de l’ordre chargent. Le bilan est lourd.
Telle est la tactique islamiste : obliger l’État à se salir les mains. C’est aussi ainsi qu’il faut comprendre les menaces, trois fois proférées, à la place même de Râbi‘a par un virulent prédicateur, Safwat Hegazi : « Celui qui asperge Morsi avec de l’eau, nous l’aspergerons avec du sang ». Depuis lors, le sang n’a pas arrêté de couler. Depuis lors, les fanatiques, Erdogan, en tête, font le salut de Râbi‘a, en levant la main, parfois les deux, pouce replié et les quatre doigts dressés en dents de râteau. Cheikh Rached y sacrifie volontiers.
Râbi‘a ! Qui donc est cette femme dont le nom s’est prêté à une symbolique aussi primaire ? Râbi‘a, littéralement « La Quatrième ».Son père l’a ainsi appelée parce qu’elle vint s’ajouter à trois sœurs. Née en 717 à Bassora, en Irak, elle y décède à l’âge de quatre-vingts ans. Poétesse soufie, elle consacre à Dieu des quantiques éthérés. Elle fonde la doctrine de « l’Amour divin ». À la question : Aimes-tu Dieu ? ̶ Profondément, répond-elle. Autre question :Détestes-tu le Diable ? Elle rétorque : L’amour de Dieu me remplit si bien que je n’ai pas le temps de penser à la détestation de quiconque.
N’est-ce pas un sacrilège inqualifiable que de faire de cette femme-amour un symbole trivial pour des gens bourrés de haineux anachronismes ?
Abdelaziz Kacem