Le Discours d'Elyès
Recevant mardi soir à Paris, des mains de Jean Azéma, les insignes de Chevalier de l'Ordre National de la Légion d'Honneur, Elyès Jouini a prononcé le discours suivant:
Je suis heureux !
Je suis heureux mais très gêné devant tant de compliments, seulement explicables par les conventions qui président à ce type d’évènement. Merci donc, cher Jean, pour avoir accepté de me remettre cette décoration et merci pour vos propos qui me touchent. Merci, cher André, d’avoir accepté de placer cette cérémonie sous les auspices de la Fondation du Risque dont nous sommes tous trois des acteurs.
Merci Madame le Ministre, Merci Messieurs les Députés, Merci Messieurs les Ambassadeurs, Cher Si Raouf, Merci Messieurs les Présidents, Merci Messieurs les Présidents d’université et chers amis. Merci de partager ces moments de bonheur avec moi.
Je suis heureux ! Et une image me vient à l’esprit. Dans les triomphes romains, derrière le général qui était acclamé, se tenait toujours un homme, chargé de lui murmurer à l’oreille : « n’oublie pas que tu es mortel ».
C’est une manière de nous rappeler la vanité des choses humaines et des honneurs.
Je suis tout de même heureux !
Heureux que vous ayez répondu à mon invitation d’être présents ici ce soir. Cela constitue pour moi une occasion de recevoir mes amis mais aussi des personnes que j’apprécie et que j’estime.
Je suis heureux !
La Légion d’Honneur, selon Flaubert, il faut "la blaguer mais la convoiter. Quand on l’obtient, toujours dire qu’on ne l’a pas demandée"
Certaines fées influentes ont manifestement devancé mes souhaits.
Je suis heureux !
Soyez rassurés, je ne vais pas vous faire le coup des césars « je remercie le producteur, le réalisateur et toutes l’équipe et mes parents sans qui je ne serais pas là ! »
Quoique !
Je suis heureux !
Et la moindre des choses lorsque l’on est heureux c’est de dire merci à ceux qui vous ont rendu heureux et à ceux qui y contribuent aujourd’hui.
Je me permets de les citer, même si je sais que citer seulement quelques noms c’est courir le risque de froisser ceux qu’on oublie. Mais comme il n’y a ici que des amis, les autres me pardonneront.
Je suis heureux et tant pis pour Jean-Paul Sartre, je lui préfère Khalil Gibran « Votre ami est la réponse à vos besoins. Et que le meilleur de vous même soit pour votre ami ». Oui, le bonheur c’est aussi les autres.
Vous me permettrez de commencer tout d’abord par les absents.
J’avais choisi comme épigraphe pour ma thèse de doctorat cette phrase de Saint-Exupéry. Tout y est dit.
« La mère n’avait pas seulement transmis la vie : elle avait, à ses fils, enseigné un langage, elle leur avait confié le bagage si lentement accumulé au cours des siècles, le patrimoine spirituel qu’elle avait elle-même reçu en dépôt, ce petit lot de traditions, de concepts et de mythes qui constituent toute la différence qui sépare Newton ou Shakespeare de la brute des cavernes. »
Ce qu’elle m’a apporté elle, par une éducation avant tout fondée sur l’exemple, ce sont les valeurs fortes qui me guident. Elle m’a appris le respect des autres, le souci des autres et le plaisir de donner.
Agir pour les autres et dans l’intérêt général, ont été, et sont toujours, le ressort de mon action. C’est avant tout cette approche de l’existence que je souhaite voir honorée ici ce soir.
Elle m’a enseigné que toute chose se gagne par l’effort, que tout est possible à force de volonté.
Elle nous a éduqués, mon frère, ma sœur, et moi, dans le sens du devoir. Ce sont sans doute ces valeurs qui m’ont permis de réaliser tout ce que vous avez eu la gentillesse de rappeler, en des termes sans doute trop élogieux.
Ces valeurs, elles les puisaient dans une longue lignée et être honoré aujourd’hui est également pour moi un signe de continuité familiale.
J’ai grandi avec l’image du grand-oncle Mohamed-Salah Mzali, ancien ministre, ancien président du conseil, mais également professeur à 20 ans et sans doute n’est-ce pas un hasard si j’ai accepté un poste de professeur en prépa HEC, à Ginette, à tout juste 20 ans. Tout comme son père, mon arrière grand-père, il avait été lui aussi décoré de la légion d’honneur. Il enjoignait à ses enfants et petits enfants de n’oublier leurs devoirs ni envers ceux qui les ont précédé ni envers ceux qui les continueront et aimait à répéter après Gustave Le Bon, « Respecter les traditions est une condition d’existence, savoir s’en dégager lentement une condition de progrès ». S’inscrire dans une continuité, innover et prolonger, cela aussi est probablement l’un de mes principaux traits de caractère.
J’ai grandi avec l’image du grand oncle Abed Mzali, l’un des tout premiers agrégés tunisiens et sans doute n’est ce pas un hasard si j’ai passé le concours d’agrégation à un moment où les normaliens commençaient pourtant à s’interroger sur son utilité et où, en tant qu’étranger, je ne pouvais en tirer aucun bénéfice tangible.
L’un et l’autre ont soutenu un jeune tunisien brillantissime pour qu’il puisse partir faire sa prépa à Paris. C’était Mokhtar Latiri, l’un des premiers polytechniciens tunisiens. Décidemment, hasard ou destinée, c’est par sa fille, camarade de classe au Lycée Pierre-Mendès France, que son attention a été attirée sur moi. Je suis parti à mon tour en prépa à Ginette. J’ai trouvé en lui un parrain et un mentor et j’aurais tant aimé qu’il soit parmi nous aujourd’hui. Le destin en a décidé autrement mais, croyez-moi, il est très dignement représenté parmi nous.
C’est aujourd’hui l’anniversaire de Hédi Kallal, mon ami d’enfance et mon premier co-auteur. Tous deux anciens du Lycée Pierre Mendès-France et tous deux anciens de Ginette ! Après l’X, il était parti faire un doctorat de finance à Chicago, après la rue d’Ulm, j’avais décidé de faire une thèse en économie mathématique à Paris 1. Alors, pour avoir le plaisir de travailler ensemble nous avons cherché un sujet à l’interface de nos centres d’intérêts. Ce furent les coûts de transaction puis plus généralement les frictions de marché. C’était le début d’une série d’articles qui continuent je crois d’inspirer de nombreux travaux. Et c’est ainsi que je me suis retrouvé en 1999 et 2000, Professeur à la Stern School of Business à New-York University.
Puisque l’on parle d’anniversaires, c’est encore celui de l’un de mes tout premiers thésards et je saisis donc cette occasion pour les saluer tous et leur dire combien je suis fier d’avoir participé à leurs premiers pas et combien je me réjouis à chacun de leurs succès personnels et professionnels.
C’est l’anniversaire de mariage enfin, le 20e !, de Denis et Nabila qui ont échangé la perspective d’un dîner en tête à tête contre ce discours qui n’en finit pas. C’est vous dire l’amitié qu’ils me font et je reconnais également les marques de cette amitié dans quelques uns des propos entendus.
« Rien n’est plus difficile pour chacun d’entre nous que de situer ce qu’il a fait et de se situer soi même. On rafistole et reconstruit au moins autant qu’on se souvient et souvent beaucoup plus» écrit Jean d’Ormesson. Alors j’éviterai cet exercice, je l’éviterai en me remémorant St-Exupéry, je l’éviterai car plus que les hommes, « Ce qui est admirable d’abord, c’est le terrain qui les a fondés. »
Le terrain qui m’a fondé c’est celui dans lequel poussent ces valeurs de respect des autres et de plaisir de donner. Ce sont ces mêmes valeurs que j’ai retrouvées quelques années plus tard à Sainte-Geneviève, Ginette pour les intimes. La devise de Ginette est Servir et la décoration que je reçois oblige. Il faut donner plus lorsque l’on a, comme moi, reçu beaucoup.
Le terrain qui m’a fondé c’est aussi celui qui a été labouré et aplani par des personnes qui m’ont très tôt fait confiance. Mes résultats remarqués à Saint-Cloud (même si je n’ai pas choisi d’y aller) ou à l’agrégation m’ont ouvert des portes et m’ont surtout permis de bénéficier du soutien actif de nombreuses personnes. Mohamed Mzali qui m’a propulsé sur le devant de la scène à 19 ans. Mohamed Sayah qui, après ma réussite à l’agrégation, m’a, à titre tout à fait exceptionnel, doublé ma bourse d’étude. Bernard Cornet qui m’a encadré en thèse. Mohamed Charfi qui m’a fait confiance en m’impliquant dans les projets de réforme initiés par son ministère. C’est alors, qu’avec Naceur Ammar, Mohamed Jaoua et Tahar Belakhdhar et d’autres encore, nous avons fait équipe pour créer les prépas tunisiennes, l’Ecole Polytechnique de Tunisie ou l’agrégation de mathématiques. C’est avec eux que j’ai prolongé l’aventure en créant Esprit. Je voudrais également remercier Alain Trognon qui m’a recruté à l’Ensae et Ivar Ekeland à Dauphine. Faouzi Belkahia qui m’a introduit dans les conseils d’administration. Bernard de Montmorillon qui m’a proposé d’être son vice-président, Alain Leclair et Arnaud de Bresson qui m’ont introduit dans la place, Europlace.
« Sois polygame ! » me disait Si Mokhtar et tout ceux qui l’ont connu et ont connu sa ferveur pour son épouse savent que cela ne pouvait être pris qu’au sens figuré : assumer plusieurs activités simultanément, être multiple. C’est la passion qui a fait le reste : je ne sais pas faire dans la demi-mesure. Cette passion, reçue en héritage, j’espère la transmettre à mon tour à mes deux garçons. C’est par passion pour les mathématiques d’une part et pour le monde qui m’environne d’autre part que j’ai choisi l’économie et la finance comme domaines d’application, c’est par passion pour les sujets à l’interface entre l’éducation, la recherche et la sphère économique que je me suis lancé dans l’aventure de la fondation Europlace et de la Fondation du Risque. C’est par passion pour la recherche que je partage mon temps entre en faire et l’administrer.
Etre polygame pour moi cela a consisté aussi à construire mon parcours en équilibre des deux côtés de la Méditerranée. C'est en Tunisie que j'ai effectué mes études primaires et secondaires et c'est en France que j’ai effectué mes études supérieures. C’est entre ces deux pays, enfin, que j’ai créé l’Association des tunisiens des grandes écoles, il y a 20 ans maintenant, l’Atuge, cette association bicéphale qui après avoir fait le grand écart au dessus de la méditerranée est partie à la conquête du monde avec ses près de 3000 adhérents.
C'est dans mes deux pays que j'ai eu l'occasion d'enseigner et de contribuer au développement du système éducatif. Membre de la Commission nationale de rénovation universitaire en Tunisie, membre du Haut-Conseil de la Science et de la Technologie en France. Vice-président de l'Université Paris-Dauphine et administrateur de Tunis-Dauphine. Membre du Conseil d’analyse économique en France et administrateur de la Banque de Tunisie. Décoré aujourd’hui des insignes de chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur après avoir eu l’honneur d’être décoré en 1995 de ceux de Commandeur dans l’Ordre du Mérite éducatif par le Président Ben Ali en personne. Il me marquait ainsi, comme il me l’a écrit, une fois de plus, sa très grande sollicitude et ses encouragements à poursuivre mon action des deux côtés de la méditerranée. De cette sollicitude, je suis fier et honoré.
Etre double, incite à la tolérance, à l’écoute et à la compréhension de l’autre. Etre double, c’est aussi vivre deux fois plus intensément à condition de ne pas se perdre. Car comme l’écrit Jorge Luis Borges: "tout homme est deux hommes et le plus vrai est l’autre"
Mais les deux hommes que je forme sont réunis aujourd’hui et très heureux et très fiers de cette distinction. Nous sommes heureux !
Si je devais faire un bilan de ces 45 années, je reprendrais un titre de livre « C’était bien ! », vraiment bien ! Mais ce regard en arrière que je m’autorise ne marque ni une étape ni même une pause. J’espère continuer toujours avec passion et beaucoup d’énergie, entouré de mes amis, mon action et mon parcours à la jonction de mes deux pays. Car, « c’est l’action qui est grosse d’avenir,… jamais celui que nous pensions et toujours plus beau », comme l’écrivait Alain,
Et cette action, et cette passion, et cette énergie c’est avec vous que je veux les partager. Ce parcours c’est avec vous que je veux le poursuivre.
La raison pour laquelle vous êtes là est que la plupart d’entre vous, à un moment ou un autre, vous m’avez aidé, vous avez nourri un de mes projets, vous avez contribué par une idée, un geste d’amitié, votre affection, votre soutien,… et cela aussi constitue le terrain qui me fonde. De ce parcours qu’a si élogieusement brossé Jean Azéma, vous pouvez honnêtement dire : « j’en ai fait partie». Et c’est ce dont je vous remercie.
Je n’ai fait que parler de moi alors que c’est auprès d’eux trois que je puise toute ma force. C’est auprès d’eux que je me ressource, c’est avec eux que je m’emplis le cœur de joie, de bonheur et d’amour et que je puise l’énergie de mon action. C’est donc vers eux trois que convergent tout naturellement toutes mes pensées en cette journée et en cette cérémonie.
Je voudrais tout d’abord dire un mot tout particulier à Youssef et Wessim. J’espère que vous êtes aussi fiers de votre père qu’il est fier de vous. Je n’ai pas connu le mien et j’essaye d’être celui que je m’étais imaginé. Quant à vous, par votre verve, par votre esprit, par votre tendresse, par tout ce que vous êtes, vous êtes bien au delà de tout ce que j’aurais pu imaginer.
Et je ne voudrais pas terminer cette longue litanie de remerciements sans dire publiquement à Sihem qui est, je l’espère, fière de son légionnaire de mari, lui dire que je suis heureux qu’elle soit à mes côtés et qu’elle a inspiré, depuis 25 ans, chacun de mes rêves, chacune de mes actions, chacune de mes réalisations. Je voudrais tout simplement lui dire combien je suis heureux qu’elle soit à mes côtés aujourd’hui pour recevoir cette médaille que nous allons partager et arborer fièrement, tous les deux, désormais.