Exclusif - L'hommage de Rached Ghannouchi à Béji Caïd Essebsi, un an après son décès
Il y a un an, nous quittait le 25 juillet 2019, Béji Caïd Essebsi, premier président de la République, démocratiquement élu, et acteur majeur de la transition amorcée en 2011. En commémoration de son souvenir, Leaders publie, à compter d’aujourd’hui, une série d’hommages exclusifs que lui rendent chefs de gouvernements étrangers, des figures tunisiennes et des proches.
Premier témoignage, significatif en ces temps particuliers, celui de Rached Ghannouchi. Le titre, déjà, est révélateur d'une relation particulière. Le contenu, ne manque pas de révélations. (Lire la version originale en langue arabe)
Sil Béji, l’ami, le compagnon et le démocrate convaincu de la révolution
Par Rached Ghannouchi, Chef du mouvement Ennahdha, Président de l’Assemblée des représentants du peuple - Je ne crois pas que le moment d’évoquer la mémoire de mon ami, le défunt Béji Caïd Essebsi, un an après son décès, soit facile, après tant d’années où les parcours ont été concomitants, même lors de l’étape où nous avions emprunté la voie de la rupture ou de la confrontation.
Il est bien difficile en effet de trouver les mots qui puissent résumer une relation où se sont mélangés le personnel et le politique, dans une alchimie qui a réuni deux personnes venant de deux univers différents, voire opposés, pour forger ensemble, à travers ce qui a été qualifié de « rencontre des deux Cheikhs », la phase de la concorde nationale, qui fut un tournant décisif dans l’histoire de la révolution tunisienne, voire du printemps arabe.
Lorsque nous nous sommes assis ensemble au Forum de Davos, le monde entier était témoin de l’unité de la Tunisie, dans sa diversité et dans son équilibre entre celui qui incarne la culture de la contestation, qui croit en l’État, et celui qui incarne la culture de l’État et la démocratie. Ghannouchi refusait l’anarchie, le totalitarisme, la dictature, la rancune, la vengeance et l’exclusion. Ghannouchi a été ramené par la révolution de son exil à l’étranger qui a duré 20 ans, alors que Béji a été remis en selle par la révolution, après un exil intérieur qui dura 20 ans. Chacun a saisi ce moment où la Tunisie ne saurait demeurer l’otage du passé et que la révolution est une fiducie au sens plein du terme, une responsabilité.
La rencontre de Paris n’était pas fortuite, ni le fruit d’une transaction. C’était une étape dans un parcours où les volontés se sont réunies pour affirmer l’exception tunisienne.
Après la rencontre de Paris au cours de laquelle nous avions brisé la glace et nous nous sommes mis d’accord sur les principes généraux, c’est-à-dire l’impératif d’un dialogue pour sortir de la crise et bannir l’exclusion, Sil Béji m’avait rendu visite chez moi à Ennahli. C’était un geste très clair, significatif que les mains sont tendues et qu’une nouvelle étape commence dans nos rapports qui ont connu trois étapes.
La première période, c’était en 2011, alors qu’il était chef du gouvernement. C’était une période de respect mutuel et de dialogue. Nous nous sommes réunis à maintes reprises dans son bureau à la Kasbah. Je me rappelle aussi lui avoir rendu visite chez lui à La Soukra, le 22 octobre, à la veille des élections législatives. Il m’avait alors affirmé que l’État respecterait la volonté du peuple.
La deuxième période qui, Dieu merci, n’a pas duré longtemps, c’était celle du froid. Ennahdha a choisi la Troïka et lui, l’opposition. Une question se pose : aurions-nous fait l'économie de la crise de 2013 si nous avions choisi un paysage politique fondé sur une alliance stratégique entre les forces de la révolution et celles de l’ancien régime sous la direction de Sil Béji ?
La page a été tournée rapidement en août 2013 et la preuve est faite que la stabilité politique de la Tunisie exige une réconciliation globale, fondée sur la réconciliation entre les islamistes et les destouriens. Il n’était guère aisé de persuader les gens de l’opportunité de ce choix au sein d’Ennahdha comme de Nidaa, après les élections de 2014. Si nous sommes parvenus à une solution au Parlement avec le vote d’Ennahdha en faveur du candidat de Nidaa, M. Mohamed Ennaceur, pour la présidence, et le vote de Nidaa pour Me Abdelfattah Mourou, en tant que premier vice-président, la composition du gouvernement a été une épreuve. Une véritable épreuve alors que certaines forces à l’intérieur de Nidaa persistaient à exclure Ennahdha pour ne pas trahir leurs électeurs.
Lors de ma dernière rencontre avec Sil Béji, chez lui à La Soukra, à la veille de l’annonce de la composition du premier gouvernement Essid, il y avait un affrontement entre l’option de la concorde et celle de l’exclusion. Sil Béji était, évidemment, pour la concorde. J’étais convaincu, pour ma part, que l’essentiel n’était pas le nombre de ministères qu’obtiendrait Ennahdha, mais de contrecarrer toute exclusion.
Nous avons accepté, en fait, d’avoir un seul ministre au gouvernement, réalisant que la bataille était plutôt symbolique et qu’Ennahdha, qui avait laissé échapper l’occasion d’une concorde qualitative en 2011, est appelé à réfléchir avec un esprit inventif qui dépasse les calculs catégoriels étroits et saisir un instant patriotique, tournant la page de la profonde division provoquée par les élections présidentielles et législatives.
En 2016, Sil Béji tenait à ce que je sois présent au congrès de Nidaa à Sousse. Une anecdote me revient à cette occasion. Comme j’étais pris dans un embouteillage, j’avais accusé du retard. L’apprenant, il a donné instruction à réduire la vitesse de son cortège présidentiel, afin qu’on arrive au même moment. Voir Ghannouchi applaudi dans une salle qui, quelques mois seulement auparavant le décriait, et voir Sil Béji, paix à son âme, à la Salle de Radès, s’adresser à la jeunesse d’Ennahdha qui avait longtemps scandé son hostilité contre Nidaa, dessine une merveilleuse fresque purement tunisienne, avec pour intitulé : la victoire de la Tunisie sur la culture de la rancune, de la haine et de l’exclusion.
Était-il possible d’aller encore plus loin sur la voie de la réconciliation en tournant la page du passé ? Oui, mais les chances de la concorde risquaient de se réduire. Le sauvetage de l’expérience démocratique n’était pas une chose si simple. L’histoire nous apprend que la régression de la culture de la concorde dans un contexte politique fragile accroît les risques d’anarchie politique et de tension.
Celui qui lit ces propos réalisera que la concorde que nous avons établie est encore vivace et que c’est la meilleure option pour la Tunisie, le secret de sa réussite. Une concorde bâtie sur une rencontre entre des esprits, en dehors des intérêts étroits et de tous calculs.
Chacun de nous avait sa propre vision sur nombre de questions, mais nous nous sommes retrouvés réunis sous la bannière de l’intérêt national et des bonnes relations personnelles. Nos divergences étaient alors une source de miséricorde (rahma) et notre accord, une occasion pour faire avancer la Tunisie vers davantage de sécurité et de stabilité.
Je me rappelle, alors qu’on était chez lui à La Soukra, un des présents à cette rencontre restreinte avait lancé : « Sil Béji, Cheikh et vous, vous êtes des frères ! » Il lui a répondu : « Nous sommes plutôt des amis, car le frère ne choisit pas son frère et peut ne pas être d’accord avec lui, alors que l’ami, lui, choisit son ami. »
C’était un bon choix, de sa part, comme de la mienne, qui a profité à la Tunisie -Dieu merci - dans le passé, mais qui perdurera, avec la volonté de Dieu, en tant qu’une des clés du présent et de l’avenir.
Que Dieu t’accorde Sa miséricorde, mon frère, mon ami, bien cher Sil Béji.
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Rached Ghannouchi
Chef du mouvement Ennahdha
Président de l’Assemblée des représentants du peuple