Giuseppe Conte- Beji Caïd Essebsi: Cette « alchimie » spéciale qui s’est créée entre nous deux
Giuseppe Conte. Président du Conseil des ministres, Italie - J’ai accueilli avec plaisir l’invitation de “Leaders” à retracer un souvenir du Président Béji Caïd Essebsi, tout en étant persuadé du fait que la forte personnalité et la longue histoire humaine et politique de ce grand homme d’Etat ne peuvent pas être facilement englobées en un court témoignage.
Je voudrais donc commémorer Béji Caïd Essebsi, en rappelant quelque chose qu’il est impossible de trouver dans les archives ou dans les livres d’histoire : cette « alchimie » spéciale qui s’est créée entre nous deux lors de nos rencontres à Tunis, à Palerme et de nouveau à Tunis en 2018 et 2019. Durant nos entretiens, toujours très chaleureux, une entente immédiate et profonde s’est développée, transcendant les excellentes relations entre l’Italie et la Tunisie et enregistrant ce qu’il y a de plus précieux dans les rencontres institutionnelles entre un Président de la République et un Président du Conseil.
Notre première rencontre a eu lieu au début du mois de novembre 2018 à Tunis où je m’étais rendu pour inviter le Président Essebsi à la conférence internationale de Palerme sur la Libye, qui devait se tenir quelques jours après. J’ai été particulièrement frappé, dès la première rencontre, par la profondeur et la clarté de ses pensées et par sa clairvoyance. Mais aussi par son fort sens critique, capable de cerner en quelques mots efficaces les causes et les responsabilités liées aux problèmes complexes auxquels la Tunisie faisait face à l’époque. Nous convenions ensemble du fait qu’une solution politique au conflit libyen exigeait la fin des ingérences externes et la promotion du dialogue entre les Libyens, dans la légalité du cadre de l’ONU. Pour ma part, j’ai insisté sur la présence du Président tunisien à Palerme, convaincu qu’il pouvait jouer un rôle constructif extrêmement utile. Ma conviction fut pleinement confirmée par les faits car dans un moment d’échange particulièrement complexe entre les parties libyennes et les partenaires internationaux, les mots charismatiques d’Essebsi permirent à cette occasion de favoriser des convergences devenues malheureusement inefficaces, quoique prophétiques, à cause des évènements successifs et de l’involution de la situation.
J’ai pu ensuite revoir le Président Essebsi à Tunis le 30 avril 2019, dans le cadre du premier sommet intergouvernemental entre l’Italie et la Tunisie. Même à cette occasion, bien qu’il soit affaibli physiquement par une forte grippe, Essebsi fut extrêmement lucide dans la mise en exergue des progrès réalisés par la Tunisie dans le processus de démocratisation, tout en soulignant les difficultés d’un pays ayant choisi la voie de la démocratie « dans une région non démocratique ». Les paroles du Président tunisien furent encore une fois nettes et clairvoyantes: “nous devons absolument éviter la guerre civile en Libye”, dit-il, en observant que l’Italie et la Tunisie sont appelées ensemble à jouer un rôle de modération dans la Méditerranée.
Sa dernière évaluation lors de notre entretien, dont je me souviens à ce jour avec émotion, était réservée à l’apport nécessaire des femmes au bien-être et au développement de la Tunisie. Essebsi s’était attardé sur le taux élevé des femmes médecins et professeures en Tunisie, tout en exprimant son souhait d’une amélioration de la condition féminine dans toute l’Afrique. En quelque sorte, j’ai réservé un hommage implicite à la vision de Béji Caïd Essebsi lors de la rencontre que j’ai eue successivement à Tunis avec quelques personnalités féminines tunisiennes d’envergure.
Je garderai un souvenir fort et indélébile de Béji Caïd Essebsi, d’une personne exceptionnelle et de grande humanité, qui évoquait avec plaisir ses origines sardes et sa relation spéciale avec le peuple, l’histoire et la culture de l’Italie. Au-delà du témoignage personnel, je voudrais conclure en reconnaissant à l’ami Essebsi le mérite d’avoir guidé la Tunisie de manière sûre et solide durant la traversée complexe de la transition démocratique. La succession transparente et ordonnée qui a eu lieu à Carthage, avec l’élection du Président Kaïs Saïed, est un héritage précieux de son leadership.
Giuseppe Conte
Président du Conseil des ministres, Italie
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