Kahéna Abbes: Que signifie la modernité dans le contexte actuel tunisien?
Par Kahéna Abbes - Il ne s’agit pas d’aborder la question de la modernité d’un point de vue conceptuel ou philosophique, mais d’examiner le discours qualifié de « moderniste » tantôt par les médias tantôt par l’opposition, quelle que soit son origine politique, sociale ou culturelle. En réalité, ce terme a émergé après la révolution pour désigner toutes les forces sociales et politiques séculières, qui s’opposent au projet islamiste fondé sur l’interférence entre l’islam, en tant que préceptes et pratiques et l’activité politique.
L'opposition moderniste/islamiste a atteint son apogée en 2012, sous la gouvernance de la troïka, lorsqu’Ennahda a remporté les élections de l’assemblée constituante, lui permettant la formation du gouvernement avec deux autres partis: «El Takattol» et «le Congrès pour la république».
La prolongation du délai prévu pour l’élaboration de la constitution qui fut d’une année, la nomination des personnalités nahdhaouies à la tête de trois grands ministères, la justice, l’intérieur et les affaires étrangères ; la montée de la violence et la mort de Lotfi Nagadh coordinateur du parti «Nidaa Tounes» à Tataouine en 2012, puis les assassinats de deux figures nationales, l’avocat Chokri Belaïd et le député Mohamed El Brahmi en 2013, ont contribué au déclenchement d’une profonde crise, un sit-in au Bardo a été organisé par l’opposition, dont la revendication essentielle fut la dissolution de l’assemblée constituante et du gouvernement, et la formation d’un nouveau gouvernement de salut national.
C’est dans ce contexte que «Nidaa Tounes» va parvenir à ressembler les modernistes de toutes les mouvances, pour constituer une force capable d’établir un certain équilibre avec les islamistes et permettre la victoire de Caïd Essebssi dans les élections présidentielles de 2014 et celle de Nidaa Tounes dans les élections législatives, mais cet équilibre ne résistera pas longtemps, des luttes intestines vont avoir pour conséquence l’éclatement du parti, depuis ce courant n’a pas réussi à constituer une force politique unie pouvant être qualifiée de moderniste.
Si nous avons évoqué cet aperçu assez sommaire relatant les événements majeurs qu’a connus la Tunisie postrévolutionnaire, c’est pour poser cette question: pourquoi le courant dit «moderniste» n’a pas réussi à constituer pendant une décennie une force politique unie capable d’élaborer et de défendre un nouveau projet de société?
Au-delà de la diversité des discours pouvant être qualifiés de modernistes, de leurs différentes origines politiques, bien qu’ils soient fluctuants, un premier constat s’impose, depuis la révolution, ces discours présentent des constantes, ils peuvent être ramenés à un discours dominant, s’articulant tout autour d’un objectif fondamental: défendre L’État républicain,en refusant l’émergence d’une théocratie, tout en se réappropriant les grands choix de la politique bourguibienne dans plusieurs domaines, entre autres : les affaires étrangères, l’enseignement, le statut de la femme.
Ce qui implique que sa revendication revêt un aspect institutionnel, aucune remise en question par les modernistes du modèle économique, de ses choix et priorités, aucune vision pour réorganiser la décentralisation politique sur le plan administratif et financier, aucune revendication visant à construire une citoyenneté entière fondée sur la liberté individuelle avec ses implications : à savoir reconnaître l’individu en tant que valeur, lui attribuer des droits et obligations, le responsabiliser.
En réalité, les modernistes n’ont pas cessé de s’accrocher à une seule dimension de la modernité: qui est l’institution étatique sans prendre en compte ses insuffisances, son histoire, mais aussi la dictature et les injustices qu’elle a engendrées au profit d’une minorité disposant de larges privilèges financiers et politiques.
C’est la raison pour laquelle leur discours a été considéré par les islamistes comme étant anti-révolutionnaire visant à récupérer les privilèges de la classe gouvernante de l’ancien régime.
En réalité, la révolution tunisienne a ouvert la voie vers un pluripartisme, à l’extension de la participation politique, en l’absence d’une vraie remise en question de l’ancien système, de toute réforme visant à rétablir les institutions administratives, judiciaires, financières ou autres.
On pourrait la décrire comme un processus consensuel, interrompu par des phases conflictuelles, qui a tenté de greffer sur l’arsenal juridique et institutionnel de l’ancien régime des nouvelles lois faisant naître des instances de contrôle, en absence de toute cohérence entre les anciennes et les nouvelles institutions.
Car la chute de l’ancien régime n’a pas provoqué une vraie rupture. Dès lors, la question reste posée: que signifie la modernité aujourd’hui dans la société tunisienne, celle-ci est-elle synonyme d’un mode de vie axé sur les plaisirs et la consommation ou encore l’adoption des valeurs individualistes occidentales, ou s’agit-il d’un projet éclairé qui tente d’innover, réformer, reconstruire et l’institution du pouvoir politique et toute la société ?
L’islamisme n’est pas non plus un projet, mais une régression vers des formes archaïques du pouvoir, qu’il soit familial, social, politique ou économique.Une société qui aspire à évoluer, à résoudre ses problèmes et dépasser sa crise, doit savoir quelle direction elle doit prendre.
Kahéna Abbes
Avocate et écrivaine