L’affaire des chiens errants à Djerba : A qui profite le crime ?
Par Naceur Bouabid - Les scènes des chiens froidement et sauvagement torturés et abattus, largement diffusées, réseaux sociaux aidant, ont vite fait de choquer et de bouleverser. Face à la bestialité d’un tel acte, il ne peut être question, en effet, que d’émoi, d’indignation et de compassion vis-à-vis des pauvres bêtes contraintes à vivre, démunis et sans défense, des moments d’horreur. A vrai dire, le couple italo-libyen locataire du logement aménagé en site d’accueil de fortune pour chiens errants à Terbella, au sud-ouest de l’île, s’est acquitté admirablement de la besogne : en si peu de temps, il a réussi à apitoyer les gens, tant sur le sort des pauvres bêtes malmenés que sur son propre sort, et à ameuter l’opinion publique contre Djerba et les Djerbiens. Car, au lieu de se contenter de focaliser sur les corps ensanglantés et mutilés des pauvres chiens torturés pour susciter l’émoi collectif et l’indignation, ce couple aurait dû, par la même occasion, englober l’ensemble de l’aménagement pour donner à prendre connaissance des conditions dans lesquelles était accueillie la population canine divagante capturée : une maison d’à peine 200 m2 prise en location, au milieu des champs, sans clôture, est tout ce dont dispose cet établissement pour chiens errants. Est-ce suffisant pour accueillir dignement autant de chiens (entre 100 à 150, dit-on) sans risquer de nuire à autrui ? D’autant que tout établissement considéré comme potentiellement nuisible pour le voisinage ou pour l’environnement doit, pour être autorisé à opérer, se soumettre aux exigences d’une enquête publique et de la consultation de tous les services administratifs concernés, imposées par la réglementation y afférentes en vigueur dans certains pays ; dans ce cas de figure, les gestionnaires de ce pseudo-établissement se sont-ils acquittés de l’exécution d’une telle démarche pour être légalement autorisés à agir ?
Djerba et les Djerbiens maudits à outrance
Cette affaire a délié les langues, à tort et à raison, et fait couler beaucoup d’encre. Et voilà Djerba et les Djerbiens sur toutes les lèvres, traités de tous les noms, diabolisés, stigmatisés, quasiment lynchés. Cette affaire a ameuté l’opinion publique nationale et mondiale contre notre île et sa population. Est-ce, donc, raisonnable de crier haro sur le tout Djerba et les Djerbiens pour un acte perpétré par on ne sait qui au dessein non encore dévoilé ? Cette généralisation hâtive, à l’origine peu innocente, est regrettable, car partiale, subjective et injuste ; cette incrimination anticipée sans procès et ce réquisitoire diffamatoire sont démesurément disproportionnés. Celles et ceux parmi nos concitoyens qui se sont empressés à jeter le discrédit sur les Djerbiens, qui ont appelé au boycott de leur île, se sont-ils demandé comment une vingtaine de chiens, censés se trouver parmi tant d’autres dans ce soi-disant refuge de fortune, s’est laissée approcher, malmener et torturer sans réagir et sans entreprendre aucune tentative de fuite ? Celles et ceux d’ailleurs qui se sont hypocritement empressés à proférer des insultes, parfois racistes, blessantes et offensantes, se sont-ils demandé comment auraient réagi des Parisiens, des Romains, ou des Berlinois, pourtant souvent d’une sensibilité plus développée envers la cause animale, à la présence dans leur quartier d’un pareil établissement pour animaux errants tenu et géré dans les mêmes conditions, avec autant de chiens en liberté rendant la vie dure à quiconque pointant le nez dehors ?
Ce qui n’a pas été dit aussi dans cette affaire, c’est que ce soi-disant refuge de fortune ne date pas d’hier : plus que trois ou quatre ans d’activité à l’actif de ce couple, dans cette même région de Terbella, sans avoir jamais été sérieusement ou gravement inquiété par ce même voisinage aujourd’hui accusé de tous les torts. Des supplications à répétition, sans plus, étaient formulées auprès du couple pour le presser à parer aux défaillances de gestion de la structure d’accueil et aux nuisances avérées, notamment en amont des travaux saisonniers qu’ils doivent effectuer dans leurs champs, tels que labours, semences d’orge ou de lentilles, moisson, cueillette des olives, etc.
Au lieu de prendre en considération les doléances des habitants qui ne peuvent plus se rendre à leurs champs ou à la mer, à trois kilomètres à la ronde, sans risquer d’être attaqués par une meute de chiens, ce couple a préféré faire la sourde oreille à leurs doléances plaintives et faire montre d’une arrogance manifeste à leur égard.
N’est-on pas en droit de se demander pourquoi ces présumés fauteurs de la région ont attendu trois ou quatre longues années de souffrance et de nuisance pour ne passer qu’aujourd’hui à l’acte vindicatif ? On s’est empressé à leur faire endosser l’entière responsabilité du crime perpétré, or, d’autres hypothèses alternatives, non moins plausibles et envisageables, ne sont pas à exclure.
Le phénomène «chiens errants» : un problème à devoir résoudre
Le problème des chiens errants touche durement tout le territoire de l’île et inquiète à juste titre de par l’ampleur qu’il prend actuellement et les risques d’ordre hygiénique, sanitaire ou sécuritaire, pertinemment connus qu’il suscite pour la population et l’image de Djerba.
La situation environnementale peu reluisante, les mentalités peu enclines à la cause animale, les cultures et les croyances bien ancrées liées au chien, somme toute peu sensibles à l’espèce, sont autant de facteurs propices à la prolifération des chiens errants dont personne n’est aujourd’hui capable d’évaluer le nombre évoluant sur l’île. Mais, si l’on se réfère aux études réalisées par l’O.M.S., les ratios appliqués sur les populations ne varient que peu en fonction des régions du monde : le rapport chiens / hommes en Amérique et en Europe, par exemple, est généralement compris entre 1 pour 10 et 1 pour 6, c’est dire qu’à Djerba qui compte environ 160 000 habitants, la population canine s’élèverait, donc, moyennement à 20 000 individus.
De surcroît, cette population canine divagante est grandissante et hors de contrôle, et si l’on n’agit pas pour la réguler, la catastrophe sanitaire et sécuritaire est à venir : une femelle donne naissance à quatre chiots par an, ce qui amène à dire que la population canine est susceptible de tripler chaque année.
D’un point de vue touristique, l’image de Djerba est affectée par cette situation désastreuse de la population canine en prolifération, par la vue de ces chiens rachitiques venir quémander sur les plages et aux abords des hôtels, ou parfois de ces cadavres au milieu ou aux bords des routes percutés par des automobiles.
En contre partie, malheureusement, aucune étude n’a jamais été réalisée au niveau de l’île, les données chiffrées précises font cruellement défaut, tant sur la quantité de chiens divagants sur le territoire, que sur l’impact et les nuisances que la prolifération de l’espèce peut avoir. Quant aux actions entreprises jusqu’à aujourd’hui, elles ont toujours été individuelles et marginales, loin de constituer des solutions pérennes.
La solution : un projet de gestion et un programme de contrôle de la population des chiens errants
Les actions sporadiques d’abattage des chiens par les services communaux n’ont pas empêché la population canine divagante de croitre, d’où le devoir de s’interroger quant à leur utilité et au profit à tirer d’une telle démarche souvent récriminée, et à raison, par les défenseurs des animaux.
Un travail de fond est à entreprendre pour espérer obtenir une efficacité à long terme et réduire le nombre de chiens errants pour le ramener à un seuil tolérable.
Le règlement du problème passe par des démarches de sensibilisation et d’éducation de la population par rapport à la notion de protection et de bien-être animaux,
Parallèlement, des fourrières doivent être créées par les communes pour accueillir les chiens capturés et leur faire subir le traitement d’usage requis de médicalisation dans les règles pour les immuniser contre la rage ou d’autres maladies ou parasites, et de stérilisation indispensable pour contrôler le taux de reproduction élevé. Des refuges dignes de ce nom devraient être mis en place par une ou des associations de protection des animaux à fonder à Djerba, et ce avec l’appui des fondations, nombreuses de par le monde.
Est-ce que ce projet et ce programme sont potentiellement réalisables ? En a-t-on les moyens ? Si la conscience quant à la gravité de la situation y est et que l’on daigne admettre que la résolution du problème constitue bel et bien une priorité urgente, la mise en application de ce projet s’avère possible, pourvu que communes, administrations locales (Agriculture, Tourisme, Environnement), vétérinaires et société civile se mettent autour de la table pour en débattre.
Naceur Bouabid