La Tunisie à l’épreuve du Covid-19 : un livre collectif sous la direction de Hamadi Redissi
La pandémie sanitaire a mis à rude épreuve l’ensemble de l’exécutif y compris l’Islam politique. Au-delà de l’impact économique, financier et social, de nombreuses questions commencent à se poser avec acuité. C’est pourquoi, le regard croisé de chercheurs de diverses disciplines et écoles de pensée, offre un éclairage utile. C’est ce qu’a entrepris l’Observatoire Tunisien de la Transition Démocratique, dirigé par Hamadi Redissi. Dans un livre collectif, intitulé «La Tunisie à l’épreuve du Covid-19», (télécharger gratuitement : https://ottdemocratique.com/publications/) publié cette semaine avec le soutien de la fondation allemande Friedrich-Ebert, un véritable travail scientifique multidisciplinaire et pluriel, vient soutenir un indispensable débat.
Présentation par Hamadi Redissi
Ce livre fait suite à Penser ensemble, agir de concert, un document d’analyse des effets du Covid-19 sur la Tunisie, élaboré par l’Observatoire Tunisien de la Transition Démocratique (avril 2020). Il part du constat que la Tunisie partage avec le monde les mêmes préoccupations et affronte les mêmes dilemmes : faut-il accorder la priorité à la vie ou à l’économie ? Comment préserver pleinement la souveraineté nationale menacée par une mondialisation néolibérale et discriminatoire ? En quoi l’état d’exception menace-t-il l’État de droit ? Le Covid-19 a-t-il enclenché une crise politique passagère ou bien approfondit-il une crise structurelle du politique ? Enfin, quel équilibre entre la sollicitude pour autrui et le repli sur soi ? Le présent livre collectif pluridisciplinaire répond à ces questions à partir du cas tunisien. Chacun des contributeurs aborde un thème ou une question, l’ensemble faisant – nous osons l’espérer – une composition harmonieuse.
En premier lieu, quelle est la part de l’histoire dans un tel débat ? Abdelkarim Allagui situe l’histoire des épidémies dans le temps long. Du Moyen Âge aux Temps Modernes, la Tunisie n’a eu de cesse d’être frappée par la peste et le choléra. Les historiens Ibn Khaldun (mort en 1406) et Maqrizi (mort en 1442) sont témoins des premières contaminations qui revenaient tous les 10 ans, dépeuplant le pays et ravageant l’artisanat et l’agriculture. Au XIXe siècle, le fléau affaiblit un pays lors même qu’il devient la visée des puissances hégémoniques. Un débat religieux opposera les fatalistes abdiquant devant le désastre et leurs contradicteurs faisant confiance à la science et aux mesures d’hygiène. Au XXe siècle, le développement de la science change la donne. L’Institut Pasteur de Tunis a été créé en 1893. Son directeur, le Dr Charles Nicolle obtient un prix Nobel en 1928 précisément pour ses travaux épidémiologiques. Le Protectorat français met en place un dispositif juridique et une infrastructure sanitaire. La Tunisie indépendante hérite de ce dispositif et de cette politique.
En deuxième lieu, l’axe économique de la politique de santé pose la question suivante : comment le gouvernement a géré la crise sanitaire et quel est le coût économique de la pandémie ? Au préalable, à quoi attribuer le coût relativement peu élevé de la crise sanitaire ? La question se pose d’autant plus que le système de santé souffre depuis des années de mauvaise gouvernance et de manque en ressources matérielles et humaines. Pour l’essentiel, après un compte-rendu minutieux de la gestion sanitaire de la pandémie, Cyrine Ben Said Saffar apporte une réponse : il revient au corps médical, toutes professions confondues, d’avoir su contenir l’épidémie. Pour autant, cet enchantement est à tempérer : exposé à la contamination (plus que la moyenne mondiale), les « soldats » en blouses blanches ont notamment souffert de l’absence de protection et du manque de moyens. L’après Covid-19 sera-t-il l’occasion d’accorder au secteur de la santé l’intérêt qu’il mérite ? Ou bien paiera-t-il les frais de la crise économique dans laquelle le pays s’enfonce inexorablement ? On peut le craindre au vu des données chiffrées. Ayssen Makni les présente, les analyse, avant la pandémie et au cours du confinement ; et elle en évalue les incidences. La pandémie de Covid-19 frappe de plein fouet une économie déjà fragile. Les projections sont révisées à la baisse. Tous les voyants sont au rouge (PIB, inflation, chômage, déficit courant, déficit budgétaire, taux d’endettement, etc.). Les solutions existent. L’État est appelé à les mettre en œuvre, investir, se réformer et innover, tout en entourant de sa sollicitude les catégories vulnérables.
C’est en troisième lieu l’objet de cet ouvrage : les inégalités face au fléau. Qui peut nier que le confinement des nantis était une sinécure et celui des démunis un drame au quotidien ? Dans un diagnostic à double volet, Hafedh Chekir montre comment en rapport avec le Covid-19 les catégories sociales les moins aisées vivent de manière plus accentuée les incertitudes relatives à la disponibilité et à la qualité des soins, à la capacité des autorités à apporter des réponses appropriées, au rationnel du confinement, au port du masque, etc. À chaque fois, il faut choisir entre deux solutions de même valeur et s’excluant mutuellement. Un constat : les choix n’ont pas toujours été les bons. Ils affectent particulièrement les plus vulnérables. Celles qu’examine l’auteur sont les pauvres, les personnes âgées, les personnes qui utilisent les moyens de transport public pour se rendre au travail, les femmes de ménages et les jeunes. Plus généralement, l’isolement social déclenche des sentiments de crainte, de morosité, d’ennui et de frustration, avec une tendance à la déprime face au tarissement des sources de sérénité et de joie. C’est ce qu’examine Ahlem Belhaj qui se penche sur les effets du confinement sur la santé mentale des Tunisien(ne)s. La pandémie aboutit à la différenciation jusqu’à la stigmatisation des personnes atteintes ou suspectes d’être atteintes du Covid-19, voire l’annulation des rituels funéraires de celles qui en sont décédées.
La stigmatisation touche la gent féminine. Hafidha Chekir couvre le spectre des discriminations à l’égard des femmes qui sont accentuées par la pandémie. Elles affectent en premier lieu les droits socioprofessionnels des travailleuses précaires du secteur informel, occupant des postes peu rémunérés. Or, ce sont elles qui ont été au plus près des malades et ce sont elles qui se trouvent discriminées par les mesures gouvernementales. De même pour les droits reproductifs et sexuels, négligés et restreints. Enfin les violences notamment domestiques, à l’égard des femmes, ont augmenté statistiquement durant le confinement, ce qui a déclenché une mobilisation féminine conséquente pour aboutir à des mesures de protection publique.
La pandémie devait être gérée urgemment mais prudemment. D’où une série de décisions juridiques dont il faut interroger la légalité et l’impact sur les libertés. C’est en quatrième lieu l’objet du présent ouvrage : État de droit, état d’exception ? En l’espèce, Mohamed Chafik Sarsar évalue les vicissitudes du système normatif tunisien à travers les décrets-lois pris dans l’urgence pour administrer la pandémie en vertu d’une loi d’habilitation (n° 2020-19 du 12 avril 2020), elle-même autorisée par la Constitution (Article 70). Cependant, les choses n’ont pas été aussi simples. Cette habilitation a exacerbé les tensions entre les pouvoirs : le Parlement a tenu à borner doublement l’habilitation à prendre des décrets-lois dans les domaines concernés et pour une durée limitée à un mois et ce, à travers une procédure discutable. Cela laisse planer des incertitudes sur la validation prochaine de ces textes. In fine, la pandémie semble être une aubaine pour l’exécutif. Elle lui offre une protection provisoire contre la défiance du Parlement, mais laisse entière la question d’un système normatif et institutionnel inachevé. Ces décrets-lois renvoient à ce que Hédi Ben Mrad appelle « les pouvoirs de crises ». De nombreux textes, notamment la loi n°57-29 du 9 septembre 1959 (non publiée) et ce, jusqu’à l’Article 80 de la Constitution de 2014, régissent les situations d’urgence. Quid de leur fondement ? L’auteur met au clair les catégories philosophiques et juridiques impliquées (état d’urgence, état d’exception, état de siège). Il signale qu’on a négligé « l’état d’urgence sanitaire » en dépit de l’existence de textes. Il alerte sur les risques découlant de la mise en œuvre de l’Article 80 de la Constitution, à savoir prolonger indéfiniment un état d’urgence, tout en négligeant les impératifs de nécessité et de proportionnalité.
La crise sanitaire met aussi à l’épreuve l’Islam officiel qui s’empresse d’accompagner les décisions du pouvoir séculier et alléger les effets de « la mise en quarantaine » des libertés religieuses, comme l’estime Asma Nouira dans un bilan de la gestion de l’islam durant le confinement. La liberté de culte a été réduite par l’interdiction des prières collectives dans les mosquées depuis le 14 mars 2020. Ce fut une décision concertée mais contestée par le président de l’université de la Zitouna et par certains « islamistes ». De même, le statut de martyrs accordé par le Mufti de la République aux personnes décédées suscite autant de polémique que leurs inhumations émaillées d’incidents. Enfin, l’affaire d’une jeune bloggeuse mise en cause pour avoir partagé sur son compte Facebook la parodie d’une sourate coranique. Elle a essuyé des injures, a reçu des menaces de mort et est poursuivie en justice pour «incitation à la haine » et « atteinte à l'un des rites religieux ».
La crainte est-elle liée au politique ? Assurément. La pandémie met en crise le politique. En dernier lieu, l’axe politique se concentre sur l’exécutif et le législatif, dans leurs rapports respectifs au système partisan. Sahbi Khalfaoui analyse la configuration de l’exécutif bicéphale partagé entre un gouvernement de « désunion » et un président de la République « omniprésent ». Ne disposant pas de base politique, Elyes Fakhfakh dépend de deux légitimités dont il est paradoxalement l’otage, celle du Chef de l’État et celle du Parlement. Sa gestion de la crise se caractérise d’une part, par le privilège accordé à la gestion technique au détriment du politique, et, d’autre part, par une communication politique défaillante. Quant au Chef de l’État, « hyperactif », il intervient dans la gestion de la crise par la prolongation de l'état d'urgence, l'ordre de déploiement des forces militaires afin d'appuyer les autorités civiles, la réunion du Conseil de Sécurité nationale, etc. C’est également une « union sacrée » d’apparat entre partis qui règne au Parlement, certifie Mahdi Elleuch. Ce qui a eu lieu est une « mise en scène » aboutissant au vote de la loi d’habilitation à Fakhfakh à une large majorité, et ce à contrecœur. Les affrontements et les changements d’alliance n’ont pas cessé depuis, comme s’il y avait deux coalitions, l’une à la Kasbah, l’autre au Bardo. Il sera encore plus difficile de maintenir l’union après le Covid-19, qui a été un moment de répit pour le gouvernement. L’ouvrage conclut par le document de l’Observatoire Tunisien de la Transition Démocratique, auquel nous avons fait référence, Penser ensemble, agir de concert, une réflexion collective entreprise en avril 2029.
Hamadi Redissi
(Télécharger gratuitement : https://ottdemocratique.com/publications/)
La Tunisie à l’épreuve du Covid-19
Ouvrage publié grâce au concours de la Fondation Friedrich-Ebert Tunisie, partenaire de l’Observatoire Tunisien de la Transition Démocratique. L’Observatoire remercie vivement son représentant résident Henrick Meyer pour la confiance qu’il accorde à l’Observatoire et Youssef Jmour coordinateur de programmes sans lequel cet ouvrage n’aurait pas vu le jour.
Liste des contributeurs
• Abdelkrim Allagui, Historien, Faculté des Lettres, des arts et des humanités de la Manouba
• Ahlem Belhadj, pédopsychiatre, professeure à la faculté de Médecine de Tunis, chef de service à l'hôpital Mongi Slim, la Marsa
• Hédi Ben Mrad, juriste, Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
• Cyrine Ben Said Saffar, médecin résidente en psychiatrie
• Hatem Chakroun, politiste, Faculté de Droit et des Sciences Politiques
• Hafedh Chekir, démographe, ancien directeur régional du Fonds des Nations Unies pour la Population pour le Monde arabe
• Hafidha Chekir, juriste, Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
• Fatma Ellafi, juriste, Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis.
• Mahdi Elleuch, analyste politique, chercheur à l'ONG Legal Agenda - Tunis
• Sahbi Khalfaoui, politiste, Faculté de sciences juridiques, économiques et de gestion de Jendouba
• Ayssen Makni, économiste, Institut supérieur de comptabilité et d’administration des entreprises
• Asma Nouira, politiste, Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
• Hamadi Redissi, politiste, Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis
• Chafik Sarsar, juriste, Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis