Lu pour vous - 29.09.2010

Les Tables de l'inchirah

Au compte-gouttes, Mustapha Filali, sorbonnard, membre de la Constituante, et ancien ministre de Bourguiba, dès l’aube de l’indépendance, distille ses mémoires. Sous le titre de « Les Tables de l’Inchirah », il vient de rassembler dans un livre agréable à lire, des souvenirs épars, chacun évoquant une scène particulière, éclairant une page spécifique de l’époque de Bourguiba. Son mérite est de restituer  l’ambiance, nous plongeant souvent, au fond de la Tunisie profonde où se projettent concrètement le style et les décisions politiques d’antan.

Les scènes sont cocasses. Comme lorsque Bourguiba convoquait d’urgence, un dimanche matin, dans la ferme de son épouse, et en plein ramadan, certains de ses proches collaborateurs. Certes pour des décisions  importantes et urgentes, mais aussi, pour vérifier qu’ils partageront bien avec lui le déjeuner, en ralliement à son appel pour surseoir à l’observation  du jeune. Pouvaient-ils être bourguibistes  et ne pas s’aligner sur sa position.

Comment être bourguibiste et désobéir au leader

Comme aussi, lorsque le gouvernement soumet à l’Assemblée nationale un projet de loi retirant dans les textes et lois, la mention des dates hégiriennes pour les remplacer par les dates grégoriennes. Peut-on s’y opposer, même si cette disposition est contraire à l’article Premier de la Constitution faisant de l’Islam la religion officielle de l’Etat ? Comment être bourguibiste et désobeir au Leader ? Dilemme de Député, raillé par  feu Azouz Rebai qui lui reproche son indiscipline partisane. A quoi sert alors d'être Député?

Un jour d’été, le gouverneur de la Banque Centrale, feu Ali (Zouaoui) dispense son chauffeur de le raccompagner chez lui et prend lui-même le volant, laissant tomber la veste et desserrant la cravate. Enhardi  par la perspective d’une baignade raffraîchissante, il fonce sur le champignon. Mais voilà qu’un Garde National vigilant l’arrête. Le prenant pour un chauffeur qui, sans autorisation, a pris la voiture de son maître, il commence par le sermonner, puis se prépare à le verbaliser. Si Ali, humble et modeste, se laisse prendre au jeu, et ne décline sa véritable identité qu’au dernier moment. Imaginez la suite.
 

Mustapha Filali nous rapporte, avec beaucoup d’humour, d’autres histoires. Celle du ramasseur de scorpions qui finit par les verser au bureau du Délégué, lorsque celui-ci ayant épuisé les allocations prévues, ne peut plus lui « acheter » sa chasse. Ou encore, celle de l’expert de la FAO, invité à diner chez le Gouverneur de Kasserine et qui, à la fameuse salade tunisienne, préfère, une salade de cactus, à la mexicaine, au grand désarroi de Mme la "Gouverneuse". Moins humoristiques, l’évocation de la reprise des fermes de colons, ou celle des Pères Blancs à Thibar et l’enrôlement forcé dans les coopératives…
 

Avec sa finesse naturelle, mais aussi son irréductible caractère Jlassi pur jus, (il est originaire de Nasrallah, dans le Kairouanais), Mustapha Filali, qui a bouclé le 5 juillet dernier ses 89 ans,  nous fait partager des moments savoureux, inconnus pour la plupart des jeunes générations. L’ancien ministre de l’Agriculture, de l’Information et du Domaine de l’Etat, puis directeur du PSD, président fondateur du Comité Permanent  Consultatif Maghrébin a gardé sa plume alerte et toute son intelligence raffinée. Dommage qu’il ne nous livre pas encore, l’ensemble de ses mémoires

Mustapha Filali
Les Tables de l’Inchirah
Dar Tounes Edition, 2010, 196 pages, 12 DT