Moktar Lamari - Inflation : l’effondrement d’un dogme monétariste ! Et pour la Tunisie?
Par Moktar Lamari - Le cataclysme économique engendré par la covid-19 a fini par briser un dogme monétariste datant des années 1980. Le dogme: un taux d’inflation inférieur à 2%. Le nouveau cap : la lutte contre le taux de chômage doit primer, tant pis pour le taux d’inflation. C’est la Fed (Banque centrale américaine) qui annonce ce «paradigm shift». De quoi s’agit-il? Quelles conséquences pour la Tunisie ? Explications...
Une nouvelle ère des politiques monétaires
L’annonce, fort attendue, faite par la Fed a eu lieu le 27 août, en présence des plus influents banquiers, politiciens, économistes et fonctionnaires impliqués dans la gouvernance de l’économie mondiale. Annonce pragmatique et cartes sur table, dans le cadre d’un symposium qui pose une question : à quel environnement feront face les banquiers centraux dans les dix prochaines années ?
Jérôme Powell, président de la Fed, a annoncé que le taux d’inflation peut aller au-delà des 2% conventionnels : «la lutte contre le chômage prend désormais le dessus sur la lutte contre l’inflation». Il prend à contrepied, la théorie et les convictions monétaristes des trente dernières années.
L’annonce de la Fed vient souligner haut la main, l’importance de la lutte contre le chômage et la protection des populations contre la paupérisation liée à la crise économique créée par la Covid-19.
La Fed fait référence aux milliers de milliards de dollars qui ont été dépensés pour contrer les méfaits de la Covid-19 : «les marchés occidentaux ayant été inondés de liquidités de la part des banques centrales avec des dettes publiques incommensurables.»
L’inflation : «la solution et pas le problème»!
Il faut dire que de par le monde, les opérateurs économiques sont dans le pétrin et se demandent quoi faire pour s’en sortir. Les taux d’intérêt directeur négatifs n’ont rien changé. Le contrôle de la courbe des taux n’a rien fait non plus, malgré le quantitative easing, achetant des actifs financiers, notamment des obligations, pour relancer l’économie.
Dernière et seule variable d’ajustement consiste à briser le tabou de l’inflation. L’inflation devient une solution, alors qu’elle a été jusque-là considérée un problème. «Cap sur la création de l’emploi, tant pis pour l’inflation au moins pour un certain temps», annonçait Powell, le président de la Fed.
Pour arriver à cette décision, la Fed a consulté les économistes les plus avertis, a sondé les industriels, a interrogé les citoyens, les syndicats et les communautés qui sont directement impactés par les incidences de la Covid-19.
Une première dans l’histoire des politiques monétaires : consulter les citoyens et prendre leurs avis au sujet des décisions à venir. La Banque du Canada a aussi consulté les Canadiens pour aider les communautés, pas seulement les entreprises.
La Fed joue le tout pour le tout! Pour lutter contre le chômage, pour donner, pourquoi pas des prêts directement dispensés par la Fed aux communautés (villes, villages, associations,…), pour donner du pouvoir d’achat dans la poche des consommateurs…et pas seulement aux entreprises et secteur bancaire. La Fed va prêter de l’argent directement aux communautés, sans passer par les banques, et ce pour réduire les coûts et répondre aux besoins les plus pressants.
Un changement de cap majeur!
La Fed a remis en question les politiques monétaires ultra-orthodoxes parce que sourdes aux contingences sociales (chômage, discrimination, inégalité, paupérisation…). Elle est revenue, dans une certaine mesure aux politiques keynésiennes, faisant référence à la célèbre courbe de Philips, un économise australien qui a démontré, en 1958, le lien vital entre taux de chômage et taux d’inflation.
«Il est possible de stimuler l'économie avec des taux d'intérêt atypiques sans que l'inflation ne reparte forcément à la hausse. Notre décision reflète notre conviction qu'un solide marché du travail peut être soutenu sans faire exploser l'inflation », a expliqué Jérôme Powell.
Il faut dire que la Fed a un mandat dual visant le plein emploi et la maîtrise de l'inflation. La Fed déplace franchement la jauge vers l'emploi. « Le plein emploi est un objectif large et inclusif… Ce changement exprime notre appréciation des avantages d'un marché du travail fort, en particulier pour les revenus modérés... » déclare le président de la Fed.
Une décision votée à l'unanimité par les gouverneurs de la Fed. Conséquence de cette nouvelle approche : les taux d'intérêt pourraient rester bas à plus long terme et les taux d’inflation peuvent augmenter dans le cadre de la lutte au chômage. Une décision saluée par les marchés : le Dow Jones a ouvert en hausse de près de 0,9 % ce jeudi à Wall Street, le S&P 500 de 0,5 %.
Implications pour la Tunisie
Durant les 3 dernières années, la Banque centrale de Tunisie (BCT) a fait doubler les taux d’intérêt directeurs, avec un objectif unique et indifférent au reste : contenir l’inflation, tant pis pour la récession économique…tant pis pour l’investissement.
La BCT s’est inscrite en porte à faux des politiques fiscales, des politiques sociales et des politiques économiques dans leur ensemble. Avec des taux d’intérêt directeurs 4 fois plus élevés qu’au Maroc, 7 fois plus élevés qu’en Italie ou en Espagne, la BCT a enfoncé l’économie, tiré vers le bas l’investissement et détruit, indirectement, de centaines de milliers d’emplois.
Certes la BCT est régie par la Loi de 2016, une loi mal conçue et qui ne vise que la lutte à l’inflation, tournant le dos aux impératifs de la lutte contre le chômage. Une telle loi est à récrire et à repenser de fond en comble. Le FMI doit arrêter de faire sa loi en Tunisie.
Pour rester crédible, le conseil d’administration de la BCT se devrait de réduire le taux directeur de moitié, et ce pour que l’économie tunisienne reste compétitive dans un contexte fort volatile et sous pression par les méfaits de la Covid-19.
La Banque centrale du Maroc a mieux anticipé et a mieux analysé les enjeux que la BCT : au Maroc le taux d’intérêt directeur à 1,5%, contre 6,75% en Tunisie.
Pour se justifier, la BCT se base sur un taux d’inflation surestimé techniquement (étant fondé sur l’indice des prix à la consommation base 2010) et manipulé politiquement pour des enjeux syndicaux et des intérêts politiques voulant indument augmenter les salaires pour maintenir le pouvoir d’achat…Le tout pour drainer des profits à deux chiffres pour les banques commerciales, alors que la croissance économique est en moyenne quasiment de zéro depuis 2011.
Le taux d’inflation en Tunisie serait de l’ordre de 4,5%, et pas 6%, comme on veut le faire croire aux Tunisiens. Le Taux d’intérêt directeur devrait s’inscrire dans une logique baissière pour relancer l’investissement, relancer l’économie et donner de l’espoir à cette jeune démocratie, seule survivante du Printemps arabe.
Moktar Lamari, Ph. D.
Universitaire au Canada