Patrimoine culturel - Préserver, mettre en valeur, intégrer à la vie : une priorité nationale
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - Le patrimoine culturel est mondialement reconnu, aujourd’hui, comme un élément essentiel de la vie des sociétés et des Etats. Ses deux composantes, définies par les conventions de l’Unesco de 1972 et de 2003, sont le patrimoine matériel (archéologique, monumental, architectural, urbanistique ou encore artisanal et écrit, objets d’art et mobilier, patrimoine agricole ou industriel) et le patrimoine immatériel ou vivant (savoir-faire, connaissances, us et coutumes, chants, danses, dialectes et parlers, ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés, transmis de génération en génération que les communautés, groupes, voire des individus, considèrent comme faisant partie de leur héritage culturel). C’est, il faut le dire, un vaste domaine, souvent menacé de dégradation, de destruction, de modifications corruptrices, d’extinction d’un savoir-faire, d’un parler, d’un usage, sans compter les fouilles clandestines, les vols et les trafics illicites.
A l’occasion d’une rencontre de haut niveau autour du thème «Patrimoine culturel et développement durable» organisé dans la citadelle qui abrite le superbe musée de Sousse par le Forum de l’Académie politique, en collaboration avec la Fondation Konrad-Adenauer et l’Institut national du patrimoine le 4 juillet dernier, j’avais été invité à faire part de mes réflexions nées d’ une expérience acquise comme ministre de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, puis comme directeur général de l’Organisation de la Ligue des Etats arabes pour l’éducation, la culture et la science, mais aussi de l’expérience acquise durant presque quarante ans en qualité de directeur de recherches, de responsable de collections et de conservateur de monuments et de sites à l’Institut national du patrimoine. La présente contribution reprend et développe les idées émises à cette occasion.
Si pendant longtemps, le patrimoine culturel a été perçu prioritairement comme un facteur d’épanouissement intellectuel, une ouverture sur l’universel et un conservatoire de l’identité, il demeurait cependant sans lien réel avec l’activité économique, voire sans lien avec la vie. Les choses, y compris dans notre pays, ont évolué. S’il n’y a pas encore suffisamment de programmes concrets en la matière, il y a en tout cas une conscience de la nécessaire intégration du patrimoine culturel au développement. Ce que nous souhaitons, c’est que l’Etat réussisse à donner à la politique de préservation, de mise en valeur et d’intégration du patrimoine culturel tunisien l’ampleur d’une priorité nationale.
Voici comment l’on pourrait s’y prendre. La condition sine qua non d’une intégration réussie du patrimoine à la vie nationale culturelle, sociale et économique est la coordination et la coopération entre plusieurs ministères. On sait que la protection du patrimoine passe impérativement par sa conservation et, le cas échéant, de sa restauration. En l’occurrence, le personnel scientifique (chercheurs et conservateurs historiens et archéologues, architectes-urbanistes) ne pose pas de problème. Mais le personnel technique et ouvrier qualifié? Il faut donc engager de suite un programme de formation professionnelle de jeunes gens et de jeunes filles qui deviendraient capables de mettre en pratique des techniques traditionnelles ou anciennement en vigueur et, ce faisant, sauver ou ressusciter un savoir-faire. Il faut aussi s’atteler au travail d’inventaire des techniques et des usages et des procédés authentiques. Il faut publier et diffuser des nomenclatures, des manuels, des répertoires en matière de styles architecturaux et décoratifs à l’usage du personnel technique et ouvrier. Ce n’est pas impossible. Beaucoup d’excellentes études ont été réalisées depuis le XIXe siècle par des ethnologues et des chercheurs spécialistes de ce que l’on appelait naguère les Arts et Traditions populaires portant sur les techniques, les recettes, les outils, le décor, le traitement des matériaux, la maîtrise du bois, de la ferronnerie, de la peinture, du plâtre sculpté, de l’emploi des enduits et des pigments adéquats. Ces études figurent dans des revues spécialisées ou sous forme de monographies qui existent dans nos bibliothèques. Il y a aussi dans les cartons de l’INP et du ministère de la Culture ou dans ceux de l’Association de sauvegarde de la Médina de Tunis et d’autres municipalités des enquêtes menées dans les souks auprès des artisans. Aussi est-il indispensable que les ministères de la Culture et de la Formation professionnelle et de l’Emploi (ce dernier département dispose d’excellents centres d’ingénierie de formation et de formation continue tels que le Cenafif et le Cnfcpp) ainsi que le ministère en charge de l’artisanat travaillent ensemble. La coopération internationale sera en la matière particulièrement utile. Des centres spécialisés dans la formation des métiers du patrimoine comme ceux de Venise et de Fès seraient disposés, je le sais, à mettre leur expérience au service des programmes tunisiens de formation d’une main-d’œuvre qualifiée. Comme corollaire à cette mobilisation impliquant plusieurs départements, il conviendrait de mettre en place une politique d’encouragement et de récompense telle que le Prix du meilleur ouvrier, meilleur restaurateur, meilleur ferronnier, meilleur stucateur, meilleur artisan- formateur, ou encore dans le domaine du livre, par exemple, du meilleur artisan relieur-formateur. La contribution de certaines organisations intergouvernementales est tout à fait envisageable (à preuve, le Prix de l’Alecso pour le patrimoine, doté de 50 000 dollars, que nous avons créé en 2011). Un autre aspect fondamental de la coopération entre les ministères de la Culture et du Tourisme et de l’Artisanat est la réhabilitation de l’artisanat, la protection des métiers traditionnels et la lutte contre les contrefaçons.
Notre patrimoine archivistique, manuscrit, imprimé et photographique, fort riche, gagnerait à bénéficier d’une coopération étroite entre le ministère de la Culture, dont dépend la Bibliothèque nationale, et la Présidence du gouvernement, autorité de tutelle des Archives nationales, pour la conservation du patrimoine archivistique, manuscrit et imprimé et illustré. Les efforts conjoints permettraient en particulier la mise en œuvre d’un programme d’inventaire, de classement et de préservation des collections publiques et privées sur toute l’étendue du territoire.
Par-dessus tout, la prise de conscience effective de l’importance du patrimoine culturel et de sa place dans la vie nationale est tributaire d’une action d’envergure qui est l’éducation de la société en la matière. Cette œuvre – ambitieuse mais néanmoins incontournable - passe par des programmes scolaires d’initiation aux caractères originaux de l’héritage patrimonial ainsi qu’à une initiation à l’histoire de l’art et des critères esthétiques du patrimoine architectural et décoratif. Grâce à l’acquisition de connaissances correctes de l’héritage patrimonial et du rôle des échanges interculturels dans l’histoire, l’éducation au patrimoine serait aussi une éducation à la citoyenneté. Une citoyenneté attachée à son identité et à la patrie et ouverte avec sympathie sur les cultures du monde. L’innovation et la créativité elles-mêmes, toujours souhaitables dans toute société en phase avec son époque, ne peuvent s’épanouir sans une connaissance préalable du répertoire architectural et décoratif historique. Il y a donc urgence à mettre en place une réflexion approfondie sur la question entre les ministères de la Culture, de l’Education, de l’Enseignement supérieur (dont dépendent d’ailleurs l’Institut supérieur des arts et métiers et l’Institut supérieur des métiers du patrimoine). La tâche est ardue (notamment en ce qui concerne la formation d’enseignants, la conception des programmes et l’aménagement des horaires) mais il n’y a pas de progrès sans ambition et il n’y apas d’ambition sans sacrifices et sans effort. Au demeurant, l’éducation au patrimoine peut se faire sans grands bouleversements par le recours à la pluridisciplinarité et l’aménagement des programmes d’histoire, de géographie, d’arts plastiques et de philosophie de sorte que les enseignants puissent intégrer à leurs cours une initiation à l’histoire des civilisations. Une autre expression de cette coopération entre les ministères de la Culture et de l’Education devra réussir à faire des maisons de la culture des maisons du patrimoine, organisant des programmes scolaires de causeries, d’expositions légères, de projections vidéo des visites virtuelles de sites archéologiques et historiques nationaux ou étrangers. Cette coopération ne manquera pas de faire appel aux bonnes volontés de plus en plus nombreuses dans la société civile (associations culturelles souvent régionales et qui ont, par conséquent, une bonne connaissance de certaines spécificités du patrimoine et ses liens avec l’environnement naturel).
Si la coordination des efforts est une condition indispensable pour la préservation et la mise en valeur du patrimoine, celui-ci peut jouer, pour sa part, un rôle de grande importance dans le développement et notamment dans les efforts visant à revigorer l’économie touristique. Dans la première décennie du siècle, le Gouvernement avait décidé d’en faire une priorité et en avait confié la réflexion et la mise en œuvre au ministère de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine en coordination avec le ministère du Tourisme. Un ambitieux projet fut alors engagé avec le soutien de la Banque mondiale (qui pour la première fois, et c’est un honneur pour la Tunisie, s’engageait dans un programme concernant le secteur culturel). Nous procédâmes alors à la mise en valeur de Dougga, la réhabilitation de la médina de Kairouan, la reconstruction du musée de Sousse et la mise en valeur de la citadelle, le réaménagement, l’extension et la mise à niveau du musée du Bardo, la création du musée des arts et traditions de Houmt Souk, la signalisation promotionnelle des sites, médinas et monuments sur les axes autoroutiers et routiers. Parallèlement, le ministère, appuyé sur l’INP, avait engagé un ensemble d’opérations financées sur le budget de l’Etat, telles que la réhabilitation du village de Chénini à Tataouine, des gsour (greniers à grains) de Médenine, du village de Kesra ainsi que du superbe site archéologique d’Oudhna (l’antique Uthina), dont la richesse et la proximité de Tunis constituaient à nos yeux un excellent contrepoids à la visite toujours décevante, archéologiquement parlant, de Carthage.
On voudra bien nous permettre de faire quelques propositions comme contribution à la réflexion sur le tourisme culturel. Il faudrait éviter un changement de cap brusque et, par conséquent, continuer d’améliorer les options traditionnelles (tourisme balnéaire, de santé et de loisirs) tout en s’engageant progressivement sur la voie du tourisme culturel. Il est d’autant plus aisé de concilier l’un et l’autre choix que le territoire national est peu étendu et qu’il possède 1 300 km de côtes. La mer n’est jamais très loin du patrimoine culturel et le patrimoine, jamais très loin de la mer. Citons pêle-mêle Dougga, Bulla Regia, Thuburbo Majus, Chénini de Tataouine, sans parler de Sidi Bou Saïd, d’Oudhna ou encore des médinas. Cette politique équilibrée laisserait au tourisme culturel le temps de se développer et de s’adapter aux standards internationaux.
Une politique touristique privilégiant le patrimoine assurerait non seulement un caractère dynamique à sa protection et sa mise en valeur, mais elle jouerait aussi un rôle important dans le rééquilibrage régional entre le littoral, mieux équipé, plus prospère, et l’intérieur qui pâtit de divers handicaps. Un argument de poids plaide en faveur du tourisme culturel : de nombreux sites archéologiques et historiques se trouvent précisément dans les régions de l’intérieur. Ici aussi, une coordination réelle entre différents départements ministériels - et surtout un attelage opérationnel constitué du ministère de la Culture et de celui du Tourisme - s’impose. Indispensable, la mise en place d’une politique de coopération étroite entre différents ministères pour le développement du patrimoine culturel est une entreprise complexe qui se complique davantage aujourd’hui par l’entrée en scène des collectivités régionales et locales. La décentralisation érigée – de manière expéditive, il faut le dire - en dogme par la Tunisie actuelle, commande aux responsables du patrimoine de réfléchir dès maintenant à la meilleure manière de gérer les rapports qui ne seront pas de tout repos entre le ministère de la Culture et ses partenaires gouvernementaux, d’une part, et les régions et communes, d’autre part. En outre, le caractère de masse et la formule du all inclusive de notre tourisme constitue encore un handicap pour l’essor du tourisme culturel. A cela, il faut ajouter qu’avant 2011, l’ensemble du territoire – y compris les confins sahariens– était accessible, alors qu’aujourd’hui, la menace terroriste est un obstacle à l’épanouissement du tourisme culturel et écologique, notamment dans l’extrême Sud.
Pour terminer, nous souhaiterions dire un mot sur le rôle du secteur privé et la nécessaire réconciliation de l’Etat avec les amateurs du patrimoine. Ici et ailleurs dans le monde, les collectionneurs privés ont toujours joué un rôle dans la conservation des objets. L’Etat y gagnait de sorte que souvent, à l’INP, nous enrichissions les collections nationales par des acquisitions effectuées auprès de nos compatriotes et des antiquaires. Beaucoup ont sacrifié bien des choses dans leur vie par amour des livres, des bibelots, de la numismatique, certains étaient et sont encore d’excellents connaisseurs (Tunisiens et étrangers se souviendront toujours de l’immense érudition du grand collectionneur que fut Si Ahmed Djellouli qui nous quitta en 2011). Aujourd’hui, il serait bon que l’Autorité publique encourage le métier de commissaire-priseur agréé et les ventes aux enchères réglementées. Ainsi se créerait un circuit dynamique utile aux particuliers, aux marchands d’art et à l’Etat qui pourrait, comme c’est le cas en France, exercer son droit de préemption. Il n’y a pas de mal à ce qu’une personne investisse dans le domaine muséographique. Mais, nous l’avons vu il y a quelques années dans deux projets d’envergure dans le Sud, il y a un risque d’erreurs grossières (comme par exemple de mettre à l’entrée du «musée» les armoiries royales égyptiennes au lieu des armes tunisiennes beylicales…). En outre, le côté spectaculaire peut donner une vision caricaturale du passé. Il faut donc que l’Institut national du patrimoine garde la haute main sur des entreprises de cette nature et qu’il impose notamment le recours à un spécialiste confirmé des musées et de la conservation.
«Préserver le patrimoine culturel, le mettre en valeur, l’intégrer à la vie, une priorité nationale», avons-nous choisi comme titre pour cet article. Mais peut-on réellement garder la forme affirmative ? Fixer un tel objectif, en effet, ne va pas sans susciter en chaque responsable du patrimoine l’angoisse de l’athlète devant une barre placée trop haut. L’Etat est confronté depuis presque dix ans à des difficultés budgétaires gigantesques et à la nécessité de consacrer une part sans cesse croissante de son budget à la sécurité et à la défense nationale, étant donné le risque terroriste. Face à de telles contraintes, que faire sinon trancher dans le vif et privilégier, au sein du ministère, sa vocation de responsable du patrimoine, de sa sauvegarde et de sa mise en valeur. Si j’avais à décider, je n’hésiterais pas à désengager l’Etat de l’activité festivalière (en faisant un appel conditionnel aux privés) budgétivore au bénéfice massif des sites archéologiques, des villes et monuments historiques, du patrimoine écrit et de l’héritage immatériel là où précisément– à l’heure actuelle - l’Etat, grâce à ses personnels scientifique et technique et ses administrateurs, demeure le seul organe compétent.
Enfin, il faut rompre avec la vision figée de la sauvegarde. Le pire exemple est celui de Carthage. Pendant vingt ans (1973-1993), une campagne internationale de fouilles y a été menée sous l’égide de l’Unesco. Entretemps (1974), le site (en réalité, une ville moderne dans laquelle sont dispersés des sites et vestiges antiques) a été inscrit sur la Liste du patrimoine de l’Humanité. L’Etat a alors classé comme non-constructibles plus de 400 ha publics et privés qu’on a donc gelés sans rien faire, sinon interdire dans ce qu’on a qualifié de « parc archéologique » (définition doublement contestable : d’abord parce que la notion de parc suppose une mise en valeur et une animation à but éducatif et de loisirs, ensuite parce que Carthage, à la différence de Dougga, Oudhna, Bulla Reggia ou encore, à l’étranger, Leptis Magna (Libye) ou Jarrach (Jordanie), est une commune dans laquelle se trouvent çà et là des vestiges. Il faut rompre avec l’immobilisme. Depuis plus de quarante ans, on parle de parc archéologique (mais pas l’Unesco. Un parc, elle veut bien, mais à condition de le mettre en valeur et de l’animer) mais rien n’a été fait (voir l’excellent article du Pr Houcine Jaïdi sur Leaders.com du 17.IV. 2014). La faute n’en revient pas uniquement aux responsables du patrimoine mais également à l’Autorité suprême qui n’a jamais voulu établir juridiquement la délimitation du site ni approuvé ou corrigé le «Plan de protection et de mise en valeur». Le Pr Sana Ben Achour, éminente spécialiste du droit du patrimoine, dit clairement qu’en agissant de la sorte, «l’Etat ne se reconnaît aucune obligation positive ou de faire. Il agit simplement par défaut et attentisme.» D’ailleurs, concernant Carthage, l’Unesco ne cesse de répéter qu’il faut régulariser les cas litigieux, délimiter les secteurs et mettre en valeur les espaces classés non constructibles.
Autre urgence, à caractère législatif celle-là: pour libérer le patrimoine culturel des entraves à son épanouissement constructif au sein de la nation, il faudrait revoir les textes juridiques, en particulier le Code du patrimoine archéologique, historique et des arts traditionnels de février 1994 et le décret-loi d’avril 2011. Ils ne sont guère incitatifs et exagérément répressifs. Or, si on terrorise les particuliers, c’est perdu, et à plus d’un titre : parce que l’Etat n’a pas les moyens de tout garder et de tout présenter et parce que le commerce légal et réglementé (inventaire, magasins agréés…) peut contribuer à faire vivre le patrimoine historique et ceux qui exercent ce métier avec compétence, dans la transparence et le respect des lois.
Les temps sont difficiles, mais il n’est pas interdit de garder l’espoir que le ministère des Affaires culturelles (et son bras armé, l’Institut national du patrimoine ainsi que l’Agence nationale de mise en valeur du Patrimoine) jouera, malgré tous les obstacles qui se dressent sur sa route, un rôle capital comme garant de la sauvegarde du patrimoine mais aussi comme pivot d’un indispensable programme national de coordination et de coopération entre les départements ministériels qui devraient être impliqués dans la mise en valeur du patrimoine culturel et sa contribution à la relance du pays et à son développement
Mohamed-El Aziz Ben Achour
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