Ammar Mahjoubi: pourquoi le mot manichéisme a-t-il une connotation péjorative ?
Par Ammar Mahjoubi - Dans le langage courant, le manichéisme est victime d’une réduction conceptuelle radicale. Traiter une personne de manichéenne, c’est lui reprocher de considérer qu’il y a le Bien et le Mal, tout comme existent le jour et la nuit, l’eau et le feu : sans transition, sans mélange ni amalgame. Le système religieux, apparu au milieu du IIIe siècle, ne manquait pourtant pas de profondeur intellectuelle, qui lui a permis de se répandre dans les milieux cultivés depuis l’Orient hellénophone, l’Iran et l’Inde, jusqu’à l’Italie à la Gaule, et au Maghreb latin. Augustin, « formé au bien dire et coulé dans le moule cicéronien », comme l’écrit S. Lancel, s’y laissa prendre, neuf années durant, jusqu’à l’orée de sa trentième année. La force de séduction du manichéisme et ses succès procédaient, au reste, du perfectionnisme chrétien, fondé sur l’expérience visionnaire, l’abstinence sexuelle et, finalement, le martyre.
Mani, le prophète du manichéisme, était un « apôtre du Christ ». De parents iraniens et de langue syriaque, il naquit en avril 216 près de Ctésiphon, au cœur du royaume perse sassanide, qui s’étendait alors de Palmyre à l’Inde, et de la Caspienne à l’océan Indien. Faisant jeu égal avec Rome, le Shah d’Iran, le roi des rois Shahpur Ier avait même, en 260, fait prisonnier l’empereur Valérien. Aussi Mani avait-il proclamé que son église était « aussi bien d’Occident que d’Orient » ; alors que d’autres religions s’étaient limitées à des perspectives locales. A l’âge de vingt-quatre ans, il avait multiplié les voyages missionnaires, parcourant en tout en tout sens l’empire perse, de sa Mésopotamie natale au Baloutchistan à l’est, et des frontières de l’Arménie au nord à l’Egypte au sud. Nombreuses, à la fin du IIIe siècle, les conversions d’Alexandrie gagnèrent probablement le Maghreb ; ce qui explique l’édit adressé en 297 par l’empereur Dioclétien au Proconsul d’Afrique, condamnant à mort et à la confiscation de leurs biens les chefs de cette secte venue de Perse, et réprouvant son introduction dans l’empire. A l’exemple de leur prophète qui, en deux ans, de 240 à 242 avait traversé la majeure partie des provinces persanes, des prêcheurs, partout répandus en peu de temps, faisaient des adeptes dans les cités des provinces romaines, ce qui ne tarda pas à inquiéter les églises chrétiennes.
Au IVe siècle, le manichéisme atteignit, en Occident, l’apogée de sa propagation. Mais la vigueur de la persécution exercée à la fois par l’Eglise et par l’Etat romain entraîna rapidement son déclin. A la fin du Ve siècle, il ne comptait plus que quelques groupes isolés, en particulier dans l’Afrique vandale, comme l’indique un manuscrit latin de 13 feuillets, découvert au début du siècle dernier près de Tébessa. En Orient par contre, malgré les attaques du clergé mazdéen et la mise à mort de Mani en 277, sous le règne de Bahram Ier, sa disparition ne fit qu’augmenter l’audience de sa religion « mondiale », et lui ajouter de l’attrait d’une théologie du martyre. A partir de la Palestine, où elles avaient été introduites au IIIe siècle, les sectes manichéennes s’étaient répandues en particulier dans la péninsule arabique, et avaient survécu, au Moyen-Orient, à la conquête arabe. En Extrême-Orient, des communautés manichéennes survécurent jusqu’au XIIIe siècle dans le Turkestan chinois. Cette dispersion géographique explique l’abondance et la diversité linguistique des sources de la « Révélation » manichéenne : syriaque et iranien moyen (pahlevi), grec et latin, turc ancien et chinois, arabe et copte, autant de textes dans les langues propres aux régions où le manichéisme était prêché.
Quantité de sources textuelles donc, et hétérogénéité, qui rend difficile une description sommaire des traits principaux de la doctrine ; si bien que sa vision dualiste du monde a entraîné peut-être la simplification conceptuelle réductrice de la « Révélation » manichéenne. Pourtant, Mani avait lui-même écrit en syriaque, consigné et canonisé les ouvrages qui le définissaient ; à la différence de Zoroastre en Perse, Bouddha en Inde et Jésus en Palestine, dont Mani se disait le continuateur, mais qui avaient laissé à leurs disciples le soin de développer et de codifier leurs enseignements, exposés donc à autant d’écarts et de variations. Les livres de Mani furent transcrits dans toutes les langues de l’époque, certains par des supports somptueux, des codices en vélin, parfaitement reliés et agréablement enluminés. Il n’est resté malheureusement que des fragments de ces textes sacrés : l’Evangile vivant, le Trésor de vie, La Pragmateia (ou Traité), le Livre des mystères, le Livre des géants, qui constituaient les ouvrages principaux du prophète, auxquels il faut ajouter le texte des épigones, comme la Lettre du fondement (Epistulatfundamento) qu’Augustin avait largement reproduite et réfutée et, surtout les Kephalaia (ou «Chapitres») déterrés au Fayoum, ainsi que le Livre des prières et des psaumes et les documents exhumés dans l’oasis de Tourfan, en Asie centrale, et en Chine (le «compendium chinois »).
A l’instar de Paul, converti par la vision du Christ sur le chemin de Damas, Mani avait eu des visions. Dès l’enfance, il eut une première révélation de son « Double Céleste », reprenant ainsi l’idée d’un double qui, selon les hérésies chrétiennes, surveille et protège chaque être humain. A vingt-quatre ans, le Seigneur lui envoya son Double qui, dans une deuxième apparition : «[m’enseigna] qui je suis et ce qu’est mon corps et comment je suis arrivé au monde […] qui est mon père dans les cieux et quels ordres et mission il m’a donnés avant que j’emprunte ma forme matérielle, perdu dans cette abominable chair … ». La profusion et la variété des sources rendent difficile de décrire sommairement les principaux traits de son enseignement. Il s’agit d’une « gnose », c’est-à-dire d’un savoir auquel on accède grâce à la révélation fournie par un discours sacré. Acquise progressivement par l’initié, cette connaissance lui apporte le salut en lui fournissant la conscience de son être, de sa condition présente dans le monde tel qu’il est, tout en lui procurant les moyens de s’en libérer. Tout ceci est présent sous la forme d’un mythe qui est censé remplacer les mythes religieux antérieurs, d’une cosmogonie compliquée issue des visions et de la pensée de Mani ; celle d’un gnostique auquel a été révélé l’état déplorable de la condition humaine, due à un mélange provisoire et anormal de substances antinomiques : l’Esprit et la Matière, le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres. Mélange qui est né d’une chute, après un état primordial où les deux substances hétérogènes étaient séparées. Le salut résultera donc d’un retour à cet état de séparation radicale. Le mythe se développait en trois phases; le moment passé : le moment présent avec sa situation de mélange ; le moment futur où la séparation originelle sera rétablie : ainsi étaient définis les fameux «Trois Temps» (initium, medium, finis) que le maître, Mani, avait su distinguer.
Etablie sur ces bases, la doctrine manichéenne avait développé une mécanique cosmique compliqué, aux nombreux rouages constitués par les forces de la nature, le feu, l’air, l’eau, la lumière, le vent …doublée d’une dynamique anthropologique cohérente, servie essentiellement par un dualisme foncier dans sa cosmogonie comme dans son anthropologie. A l’état primordial, dans le cosmos original, la lumière, le Bien étaient en haut, au Nord, tandis que les Ténèbres, le Mal résidaient dans la partie inférieure, au Sud. L’homme, de même, est un composé de Bien et de Mal, jusque dans sa géographie corporelle: le haut de son corps est le réceptacle du Bien, alors que le Mal est logé dans sa partie inférieure. A l’état médium, dans le Cosmos, la frénésie du Prince des Ténèbres a été telle qu’elle a risqué de rompre toute séparation du Bien et du Mal, de la Lumière et des Ténèbres ; de même, la condition de l’homme, dans le monde tel qu’il est, est un mélange de matière et d’esprit, de Bien et de Mal. Et de même que la dynamique, au niveau cosmique, tend à une libération entière de la lumière, de même l’effort tout entier de l’homme consiste, pour son salut personnel, à réduire en lui la part mauvaise de l’être, à force d’abstinence et d’ascèse, tout en s’efforçant d’accroître sa part de lumière, tout en veillant constamment à sauvegarder et à amplifier cette lumière, ce Bien, présents dans le monde et dans l’homme, mais prisonniers de la matière, dispersés et enveloppés de ténèbres.
Tout manichéen était donc tenu d’observer des codes de vie, des règles pour les trois modes d’action de l’homme : celles de sa bouche, de sa main et de son « sein». Le «sceau» (signacula) de la bouche interdisait toute parole nuisible, attentatoire à la lumière divine ; il établissait aussi une série de tabous alimentaires : prohibition de la viande et du vin et recommandation des figues, melons, concombres, olives et huiles, censées renfermer lueur et lumière. La main du fidèle, de son côté, ne devait pas cueillir ces « fruits de lumière», ni les cultiver, ni préparer, cuisiner la nourriture, tâches dévolues aux catéchumènes, les novices qui suivaient les enseignements des « Elus ». Ces derniers ne devaient pas exercer une activité professionnelle, ni bénéficier de quelque possession matérielle ; il leur était interdit également d’aspirer à toute fonction ou distinction sociale. Quant au « sceau » du sein, il concernait la sexualité, car elle perpétuait l’emprisonnement des âmes lumineuses dans les ténèbres du corps.
L’exigence rigide de ces codes ne pouvait que restreindre leur observance stricte à une minorité et aboutir à une hiérarchisation de l’Eglise manichéenne. A sa tête, un « chef » avait douze adjoints et tout un groupe d’évêques et d’anciens: c’étaient la minorité des « Elus », appelés aussi les «Parfaits». Au-dessus d’eux, des «auditeurs», catéchumènes qui accomplissaient les activités indispensables, interdites aux « Elus ». Ils devaient aussi observer les préceptes communs à toutes les morales, sociétales étaient-elles ou religieuses : prohibition du mensonge, de l’avarice, de la duplicité, de la magie, de l’idolâtrie, de l’adultère, du meurtre. En outre, conduite pieuse et piété réelle pour renforcer l’espoir d’accéder au rang des «Elus». Licites par contre pour les auditeurs étaient toutes les activités et travaux, la possession des biens, la consommation de la viande et du vin, la fréquentation d’une concubine et la procréation.
Pour répandre cette religion universelle, cette foi « pour toutes les langues », les missionnaires utilisaient une panoplie de livres et d’icônes, une diversité de chants, d’hymnes et de psaumes. Par leur enseignement, leur force répétitive, ils pouvaient séduire les plus simples comme les intellectuels. Vers l’année 300, Alexandre, philosophe platonicien de Haute Egypte, avait dénoncé l’action de ces missionnaires « très cultivés » et « connaisseurs des mythes et de la poésie des Grecs » qui avaient converti plusieurs intellectuels et philosophes de sa connaissance, tout en veillant aussi les plus humbles, voyageurs, marchands et de petits artisans. Des enfants étaient parfois confiés par leurs parents à des « Elus » pour leur éducation, à l’exemple de Mani ; auquel une famille noble avait confié sa fille qui, grâce à lui, avait bénéficié d’une guérison miraculeuse.
Tout comme les chrétiens de cette époque, les manichéens avaient ainsi converti des personnes de tout âge, des deux sexes et de toute condition sociale. Ils apportaient une idée du salut rajeunie, expliquaient l’univers, la nature humaine, décrivaient le cours entier de l’histoire, rejetaient les étranges pratiques des patriarches juifs et les épisodes les plus sombres de l’Ancien Testament, que les chrétiens avaient transformés en allégories. « Alors que les églises chrétiennes (pactisaient avec le pouvoir) s’adaptaient aux réalités, la secte manichéenne, dotée d’une double échelle de valeurs, exerçait un attrait certain. Ceux qui voulaient participer à la compétition pouvaient le faire. Quant aux autres, il leur devenait possible de comprendre comment et pourquoi ils ne pouvaient faire autrement que de pêcher. » (Robin Lane Fox, Païens et chrétiens. La religion et la vie religieuse dans l’Empire romain, de la mort de Commode au concile de Nice. Presses Universitaires du Mirail, p.592.)
Ammar Mahjoubi