Riadh Zghal: L’autonomisation économique des femmes, pourquoi?
Par Riadh Zghal - Le temps est révolu de taxer celles et ceux qui parlent d’égalité de genre, de féminisme au sens d’idéologie fumeuse de déni des différences naturelles entre les sexes. Rappelons que pour certains ces différences sont incontestables car consignées dans les textes religieux. Aujourd’hui nombreux sont les facteurs qui soulèvent la question de la participation des femmes au développement humain des nations: l’expansion de la pauvreté dans le monde, l’entrée dans une quatrième révolution industrielle tirée par les technologies de l’information et de la communication, l’affirmation du facteur connaissance comme moteur de l’économie, l’accès des femmes à l’éducation particulièrement à l’université, les objectifs de développement durable fixés par l’Organisation des Nations Unies… Tous ces facteurs et d’autres se sont conjugués pour favoriser l’émergence du débat relatif à l’autonomisation économique des femmes. Il est devenu évident, ou plutôt reconnu explicitement, que les femmes représentent un potentiel énorme de savoir et de savoir faire qui les habilite à participer au développement économique et social et à créer de la richesse. Or des interdits sociaux empêchent les pays où ces interdits dominent de bénéficier de ce potentiel. Cela du fait que les femmes ne profitent pas autant que les hommes des opportunités d’emploi, d’accès au financement, voire de mobilité. Des études ont évalué le manque à gagner économique à cause de ces interdits et pas seulement. La discrimination à l’égard des femmes en matière d’accès aux postes de décision a également un coût qui affecte la performance des organisations, le climat social, la qualité des décisions.On citera ces études du Fonds monétaire international datant de 2012 et 2013, quiont évalué l’effet sur produit national brut au cas où le taux de participation des femmes à la vie active s’élèverait au même niveau que celui des hommes, aussi bien dansles pays riches que ceux moins riches. Le PNB augmenterait d’un taux proportionnel à la profondeur du fossé genre. A titre d’exemple le PNB des USA augmenterait de 5%, celui du Japon de 9% et celui de l’Egypte de 34%(1). L’effet toucherait également l‘indice de développement humain car l’étude de 2013 relève que les femmes qui disposent d’un revenu sont plus à même d’investir dans l’éducation des enfants que les hommes(2).
S’agissant de l’impact de la présence des femmes aux postes de décision, une étude conduite cette année par Foreign Policy Analytics, a touché plus de 2300 entreprises cotées en bourse dans le monde entier,actives dans 14 secteurs industriels. Elle aboutit à la conclusion suivante: «les entreprises ayant le pourcentage le plus élevé de femmes dans les postes de direction étaient, en moyenne, 47 % plus rentables que cellesayant le pourcentage le plus faible»(3).
Quel potentiel représentent les femmes tunisiennes?
Le CREDIF qui vient de fêter le 30e anniversaire de sa création, a multiplié les programmes d’information et de formation pour mettre en évidence la discrimination à l’égard des femmes,inciter les divers acteurs sociaux à y remédier dont les femmes. Il a publié plusieurs études mettant en évidence le potentiel de compétences que représentent les femmes qu’il s’agisse d’artisanes, d’aides familiales, d’ingénieures, d’entrepreneures… en plus des obstacles qui s’opposent à valoriser ces compétences au profit de l’intérêt national.
Plus récemment, après avoir réalisé un annuaire de compétences féminines, créé un observatoire genre, le CREDIF s’engage dans une nouvelle étape de surveillance de l’évolution du potentiel féminin, des opportunités accessibles aux femmes et des violences qu’elles subissent, que ces dernières soient physiques, morales ou économiques. Cette approche a débuté avec la question de la violence physique et morale. Elle a abouti à l’élaboration,selon une méthode participative, de fiches techniques utilisées par les institutions gouvernementales pour le recueil régulierdes indicateursmesurant l’occurrence de la violence. Actuellement, le CREDIF mène une action de sensibilisation des différents ministères à porter leur attention sur les indicateurs reflétant l’autonomie économique des femmes. Ces indicateurs peuvent déjà exister mais sont peu utilisés pour la prise de décision, ou sont à relever, à documenter et servir à la prise de décision en faveur de l’autonomisation économique des femmes.
Autonomiser les femmes c’est leur permettre de faire des choix stratégiques de vie selon leur volonté, d’accéder de manière égale aux hommes à l’éducation, la formation, le développement de leurs compétences tout au long de la vie, l’emploi, le financement de leurs projets. Autonomiser les femmes c’est leur donner la capacité de générer un revenu et des ressources financières personnelles et celles d’agir et de décider. Finalement, l’autonomisation des femmes se transforme en source de création de richesse et contribueau développement économique et social d’une nation. Elle ne se limite donc pas à une affaire de femmes, ni à une affaire de département ministériel, c’est une affaire nationale.
C’est pourquoi le CREDIF a entamé son projet d’élaboration des indicateurs d’autonomisation économique des femmes par des ateliers auxquels il a invité des cadres de divers départements ministériels afin d’établir un bilan des indicateurs disponibles et de réfléchir ensemble sur les indicateurs manquants, à partir d’un sens partagé de la notion d’autonomisation économique des femmes.
Le problème fondamental révélé par les débats lors de ces ateliers arésidé moins dans l’absence d’indicateurs mais dans l’usage qui en est fait. L’exploitation des données disponibles est freinée par le fonctionnement en silo des unités administratives empêchant la circulation de l’information. Ce dysfonctionnement ne touche pas seulement des départements mais aussi des unités d’un même département.Ce sont des contre–valeurs héritées de l’administration publique « préhistorique » des technologies de l’information qui bloquent l’information et la communication à l’intérieur d’une une même institution, d’un même service, d’un même ministère et entre toutes les organisations. Pourtant dans ces moments de turbulence à tous les niveaux, seule l’information permet d’avoir les moyens de bâtir une vision stratégique et prospective pour redresser la barre du système national en crise.
Comme on gaspille les compétences et les richesses disponibles, on gaspille de la même manière les informations utiles. Un directeur d’entreprise performante comme Sony avait adopté ce principe de gestion de l’information: l’information doit circuler librement jusqu’à atterrir au bon endroit comme circule l’eau dans les reliefs naturels jusqu’à un point précis de la côte.
Lorsqu’il s’agit d’autonomisation économique des femmes les points où peuvent se prendre les décisions utiles sont multiples. C’est pourquoi il y a besoind’un changement de l’organisation des institutions et des valeurs culturelles qui orientent les comportements de leurs membres.
Riadh Zghal
1) Aguirre DeAnne, Leila Hoteit, Christine Rupp, and Karim Sabbagh, 2012, “Empowering the Third Billion. Women and the World of Work in 2012,” Booz and Company. https://www.strategyand.pwc.com/gx/en/reports/strategyand-empowering-the-third-billion-full-report.pdf
2) International Monetary Fund (2013), Women, Work, and the Economy: Macroeconomic gains from Gender Equity
3) FP Analytics Les femmes, levier de changement. Libérer le potentiel des femmes pour transformer les industries dominées par les hommes, https://womenasleversofchange.com/ consulté mars 2020