News - 18.10.2020

Taoufik Rajhi: Le prix Nobel en sciences économiques est une occasion pour moderniser les formats des enchères publiques

Taoufik Rajhi: Le prix Nobel en sciences économiques est une occasion pour moderniser les formats des enchères publiques

Par Taoufik Rajhi - Paul Milgrom et Robert Wilson, deux américains de la même université Standford aux USA, ont obtenus le prix Nobel 2020 en sciences économiques. Leur mérite est d’améliorer la théorie des enchères et d’inventer aussi de nouveaux formats ou règles des enchères qui échappent à l’enchère classique de la criée du marché de tapis.

Qui n’a pas entendu parler de la vente aux enchères ?

C’est une pratique ancestrale et très répandue de nos jours même par internet et concerne aussi bien des biens immobiliers que les enchères de produits de collection d’art, de voitures, de vêtements ou la criée de vente de poissons ou d’achat d’une récolte de fruits. Les marchés publics d’infrastructure, de licence téléphoniques, d’énergie, de traitement des déchets et autres sont aussi des formats particuliers des enchères avec des plis fermés. De même le financement des bons de trésor de l’Etat s’effectue par une forme particulière d’enchères où les banques proposent la quantité à acheter et les taux d’intérêt demandés et l’Etat propose la quantité à vendre.

La théorie des enchères est au cœur des enjeux économiques

La théorie des enchères est un domaine de la théorie des jeux où les joueurs (le vendeur et les soumissionnaires) ont des intérêts différents et des informations différentes. Le vendeur cherche à obtenir le prix le plus élevé et l’acheteur cherche le prix le plus faible. Le résultat d’une opération de vente aux enchères dépend des règles ou le format de la vente aux enchères. Les offres sont-elles ouvertes avec un commissaire-priseur et un public qui surenchérit publiquement ou bien fermées sous forme de plis fermés où les soumissionnaires ne se connaissent pas. Dans certains formats d’enchères les participants peuvent soumissionner plusieurs offres et parfois la règle est que le gagnant paie la deuxième enchère la plus élevée.

Le résultat dépend aussi de l’objet mis aux enchères dont l’évaluation pourrait être différente ou la même par différents soumissionnaires. Enfin, le dernier facteur influençant les résultats d’une vente aux enchères est l’ensemble des informations dont disposent les soumissionnaires sur l’objet de l’enchère. Plus l’information est disponible plus le prix est « juste » pour le vendeur et l’acheteur.

Les deux lauréats ont apporté d’importantes contributions qui ont clarifié le fonctionnement des enchères et le comportement des soumissionnaires. Tout cela dans des cadres de modèles mathématiques théoriques qui ont débouché à l’invention d’autres formats d’enchères plus compliqués que les formats classiques du plus/moins disant.

Quel format d’enchère est le meilleur ?

Cela dépend non seulement du résultat, mais aussi de ce que nous entendons par « meilleur » ». « Meilleur » » du point de vue de l’acheteur ou du vendeur car leurs intérêts sont contradictoires.  La difficulté avec l’analyse des enchères est que la meilleure stratégie d’un soumissionnaire dépend de la façon dont il croit que les autres participants soumissionneront dans l’enchère. Certains soumissionnaires estiment que l’objet de l’enchère vaille plus ou moins que d’autres ? Ces différentes évaluations reflètent-elles que certains soumissionnaires ont de meilleures informations sur le caractère et la valeur des marchandises ? Les soumissionnaires peuvent-ils coopérer et manipuler la vente aux enchères pour maintenir le prix final à un niveau bas?

La malédiction du gagnant

La plupart des objets d’enchères et en particulier sur les marchés publics ont une valeur commune considérable, ce qui, signifie qu’une partie de l’évaluation d’un marché est la même pour tous les soumissionnaires potentiels. En pratique, les soumissionnaires disposent également d’informations privées différentes sur les propriétés du marché.

Par exemple l’offre d’une entreprise de traitement de déchets dépend uniquement du coût de traitement des déchets, de la technologie utilisée, des quantités à traiter et de la disponibilité de la main d’œuvre qualifiée.

Les différentes entreprises soumissionnaires ont des opinions différentes sur cette valeur commune du marché, en fonction de leurs expertises, expériences et les technologies dont ils disposent. Une entreprise pourrait mieux évaluer la valeur du marché si elle a accès aux estimations de tous les autres soumissionnaires ou à une information privée et pourrait ainsi obtenir le marché. La quantité et la qualité d’informations dont disposent les soumissionnaires est déterminante dans l’offre des soumissionnaires. Des soumissionnaires bien informés évaluent mieux le marché que ceux qui ont peu d’informations. 

La malédiction du gagnant est une situation bien connue d’un soumissionnaire qui obtient le marché parce qu’il a surestimé sa valeur par manque d’informations ce qui lui inflige une perte plus tard.

Robert Wilson a été le premier à créer un cadre pour l’analyse des enchères avec des valeurs communes, et à décrire comment les soumissionnaires se comportent dans de telles circonstances. Il a décrit la stratégie d’appel d’offres optimale pour une vente aux enchères de premier prix lorsque la valeur réelle est incertaine. Les participants enchérissent moins que leur meilleure estimation de la valeur, pour éviter de faire une mauvaise affaire et ainsi être affligés par la malédiction du gagnant. Son analyse montre que les soumissionnaires seront plus prudents et le prix final sera plus bas et que les problèmes causés par la malédiction du gagnant sont encore plus grands lorsque certains soumissionnaires ont de meilleures informations que d’autres.

La Vente simultanée à plusieurs tours (SMRA)

Milgrom et Wilson ne se sont pas seulement consacrés à la théorie fondamentale des enchères. Ils ont également inventé de nouveaux formats d’enchères de meilleure qualité pour des situations complexes dans lesquelles les ventes aux enchères existantes ne peuvent pas être utilisées. Leur contribution la plus connue est la vente aux enchères qu’ils ont conçue pour la première fois aux autorités américaines pour vendre des fréquences radio aux opérateurs de télécommunications.

Dans les années 1990, la Federal Communications Commission (FCC), s’est rendu compte que les concours de beauté, un processus d’attribution des fréquences basé sur les arguments fournis par l’opérateur et gratuitement, n’étaient plus tenables et l’ont remplacé par une attribution entièrement aléatoire des licences, qui n’a généré que des revenus limités pour le gouvernement.

Comment l’Etat pourrait concevoir une vente aux enchères qui lui rapporte plus d’argent et qui permet d’offrir efficacement des bandes de radio fréquences ?

Pour s’attaquer à ces problèmes, Milgrom et Wilson ont inventé un tout nouveau format d’enchères, la Vente simultanée à plusieurs tours (SMRA). Cette vente aux enchères offre simultanément tous les objets (bandes de radiofréquence dans différentes zones géographiques). En commençant par des prix bas et en permettant des enchères répétées, la vente aux enchères réduit les problèmes causés par l’incertitude et la malédiction du gagnant. Lorsque la FCC a utilisé pour la première fois une SMRA en juillet 1994, elle a vendu 10 licences en 47 séances d’appel d’offres pour un total de 617 millions de dollars – des objets que le gouvernement américain avait précédemment attribués pratiquement gratuitement.

La première vente aux enchères des ondes utilisant un SMRA a été généralement considérée comme un énorme succès. De nombreux pays (dont la Finlande, l’Inde, le Canada, la Norvège, la Pologne, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Suède et l’Allemagne) ont adopté le même format pour leurs ventes aux enchères des ondes. Les ventes aux enchères de la FCC à elles seules, en utilisant ce format, ont rapporté plus de 120 milliards de dollars sur vingt ans (1994-2014) et, à l’échelle mondiale, ce mécanisme a généré plus de 200 milliards de dollars de ventes de spectre. Le format SMRA a également été utilisé dans d’autres contextes, tels que les ventes d’électricité et de gaz naturel.

Des architectes de nouveaux formats d’enchères

Milgrom est l’un des architectes d’une vente aux enchères modifiée (la vente aux enchères d’horloges combinatoires) au cours de laquelle les opérateurs peuvent soumissionner sur des « paquets » de fréquences, plutôt que sur des licences individuelles. Il a également développé un format nouveau avec deux tours (l’enchère incentive). Au premier tour, l’opérateur achète des spectres radio aux titulaires de licence actuels. Au second tour, il vend certaines fréquences à d’autres opérateurs qui peuvent les gérer plus efficacement.

Moderniser les formats d’enchères de la commande publique en Tunisie

Les tarifs de l’électricité sont déterminés par les enchères puisque le cout des centrales d’électricités ou des stations d’énergie renouvelables s’effectue par des enchères. Le coût des appels téléphoniques et des offres de 4G ou éventuellement de 5G dépendent du prix des licences acquises par les opérateurs télécoms par le biais d’enchères sur les licences. Le traitement des déchets ménagers a des coûts pour la collectivité qui dépend des enchères sur des lots de traitement obtenus par des entreprises privés. Les BTA achetés à l’Etat par les banques se vendent aussi aux enchères et le montant d’intérêt payé par l’Etat dépend de la réussite de l’opération. Les enchères affectent le prix payé par l’Etat pour réaliser un projet d’utilité public et donc les revenus fiscaux consacrés à ce projet. Plus le prix est juste plus le cout pour le contribuable est satisfaisant. On peut multiplier les cas pour tous les projets publics. Les soumissionnaires sont aussi affectés par les outputs des enchères. Des entreprises peuvent gagner ou perdre un marché car elles n’ont pas su proposer le « bon prix ».  Les résultats des ventes aux enchères ont ainsi un impact considérable sur les individus, l’entreprise et l’Etat.

Les nouveaux formats d’enchères sont un bel exemple de la façon dont les Etats peuvent implanter dans l’acquisition des biens et services et qui permettent de générer des revenus justes pour la finance publique.  En Tunisie la commande publique dépasse les six milles millions de dinar, gérée par un seul format d’enchère qui la soumission avec des plis fermés. Toute les ventes des licences 4G ou les stations d’énergie renouvelables ont été faite de la même manière.  Des leçons à tirer :

1. Une leçon importante est que les informations préparées par l’Etat et fournies aux soumissionnaires est cruciale pour améliorer l’offre des soumissionnaires.

2. L’accès d’un soumissionnaire à des informations privées permet de léser les autres soumissionnaires.

3. Chaque marché public a son propre format et règle et le format classique de l’appel d’offre avec plis fermés pourrait être sous optimale pour des marchés spécifiques d’où le besoin d’innover.

Pour mieux comprendre :
https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/advanced-economicsciencesprize2020.pdf
https://www.nobelprize.org/uploads/2020/09/popular-economicsciencesprize2020.pdf

Taoufik Rajhi
Professeur des Universités de France
Ex-Ministre des Réformes Majeures