Fadhel Moussa - Lutter contre les troubles sociaux: Tirer les leçons du passé historique
Le Maire de l'Ariana, Fadhel Moussa, ancien doyen de la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, et membre de l'Assemblée nationale constiuante (2011 - 2014), était récemment invité au 10e Forum mondial des villes des droits de l'homme, tenu en ligne depuis la Corée du Sud,du 7 au 10 octobre sur le thème «L'avenir des villes des droits de l'homme - Mémoires locales et partage mondial». Malgré la situation difficile due au Covid-19, le Forum s'est conclu avec succès, grâce à la solidarité et à la coopération de divers organes de protection des droits de l'homme et de tous les participants. Le forum de cette année comprenait 35 programmes dans 7 domaines, avec environ 2 780 participants, dont 22 maires des droits de l'homme, des militants des droits de l'homme et du personnel des droits de l'homme de 253 villes représentant 76 pays.
Avec la participation du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme et de l'UNESCO en tant que co-hôtes, le 10e Forum a finalement jeté les bases d'une plate-forme des droits de l'homme œuvrant pour la promotion des droits de l'homme aux niveaux individuel, régional et mondial, grâce aux efforts des agences des Nations Unies, des gouvernements centraux et locaux, des organisations internationales des droits de l'homme et des centres de recherche et des militants.
Sa présentation, très appréciée, mérite lecture. Texte intégral.
Nous nous rencontrons aujourd’hui, représentants de pays des quatre coins du monde, sur une plateforme virtuelle pour discuter à distance, à l’occasion de ce webinaire consacré au 10ème forum mondial des villes des droits de l'homme. N’eut été la Covid-19, nous aurions été réunis à Gwangju, cette belle ville de la Corée du Sud où s’est déclenché le 16 mai 1980 le soulèvement contre la dictature qui a entraîné une transition démocratique et une nouvelle Constitution. L’argumentaire indique : «Les villes nous apprennent de leur passé historique pour favoriser un récit et une compréhension de l'inclusion, des droits de l'homme et de la démocratie».
J’ai interprété cela comme une invitation à jouer le rôle de narrateur d’un passé historique dont on ne veut plus et des leçons à en tirer pour lutter contre les troubles sociaux émergents qui nous inquiètent et nous alarment aujourd’hui. Ces troubles procèdent de l’effet boomerang de l’abolition des régimes autoritaires et l’émergence de régimes de transition démocratiques qui n’ont pas réussi à réaliser jusque là les objectifs attendus sur les plans économique et social ou même entretenir l’espoir de leur réalisation dans un proche avenir.
Mon récit concernera mon pays, la Tunisie, ma ville l’Ariana et les 349 autres municipalités, qui couvrent aujourd’hui la totalité du territoire national. Je vous relaterais sommairement le début I. les leçons II. et la suite III de notre histoire récente qui n’a que dix ans d’âge.
Acte I. Le début de l’histoire
C’est à partir d’une ville tunisienne, Sidi Bouzid, que se sont déclenchées les révolutions qui ont renversé des régimes autoritaires arabes. C’était le 17 décembre 2010 quand Mohamed Bouazizi, un jeune marchand ambulant, révolté et outré par l’agression d’une employée municipale, s’est immolé. Un soulèvement populaire de plusieurs villes de l’intérieur suivra, pour culminer à Tunis le 14 janvier 2011 et provoquer la chute du régime. Le slogan scandé était: « travail, liberté, dignité » ce qui résume la situation aux yeux des citoyens spécialement des régions défavorisées.
« La révolution du jasmin » est ainsi née et inaugurera ce qui sera appelé le Printemps arabe symbole du triomphe de la démocratie et des droits de l’homme sur le césarisme, la corruption et la paupérisation d’une très large frange de la population : « Plus jamais ça ! » deviendra alors un crédo en Tunisie. Depuis cette date, une histoire s’écrira marquée par des centaines de martyrs et blessés, l’Ariana a eu aussi son lot.
Le parallèle entre le soulèvement de Sidi Bouzid et celui de Gwangju nous enseigne qu’un point commun existe bel et bien quant à leur déclenchement qui est résumé dans : « plus jamais ça ». On regrettera toutefois la différence quant à leur aboutissement sur le plan du développement économique et social, qui explique le nombre croissant des déçus de la révolution dans notre pays et les troubles sociaux que nous relevons.
Acte II. Les leçons de l’histoire
A la veille du dixième anniversaire de notre révolution, nous pouvons dire que des leçons ont été bien tirées. En moins de dix ans, un peuple « société civile et classe politique » a eu raison d’un régime autoritaire et a réussi à entrer dans une période de transition démocratique, franchir les obstacles et faire preuve d’une résilience remarquable. Pour couronner ce processus démocratique, la Tunisie reçoit le prix Nobel de la paix qui récompense des organisations de la société civile: l’Union générale des travailleurs, l’Union des industries des commerçants et des artisans, la Ligue des droits de l’homme et l’Ordre des avocats qui ont joué un rôle important dans ce processus.
La nouvelle Constitution du 27 janvier 2014, de son côté, a renforcé considérablement les droits civils et politiques mais aussi économiques, sociaux culturels et environnementaux. Les collectivités locales (municipalités, régions, districts) ont, pour leur part, bénéficié d’un chapitre qui a consacré leur généralisation sur l’ensemble du territoire de la République en leur accordant « une libre administration». Une loi électorale a suivi pour garantir un système démocratique. Une autre loi a complété une armature juridique moderne qui rompt avec l’ancienne.
Pour la première fois dans l’histoire du pays, des élections municipales démocratiques auront lieu le 6 mai 2018 où les indépendants ont surclassé tous les partis politiques, ouvrant la voie à un fonctionnement tout aussi démocratique des municipalités avec un nouvel esprit. Mais beaucoup reste à faire particulièrement pour les villes. C’est un défi laborieux, certes !
Un défi, en effet, car les municipalités se sont trouvées face à plusieurs difficultés. Les élus n’étaient pas préparés à la complétude démocratique, les moyens accordés étaient et sont encore insuffisants, un nouveau code des collectivités locales avec lequel ni les édiles ni l’administration ni les citoyens n’étaient familiarisés. A cela s’ajoute des conseils municipaux hétéroclites vu le mode de scrutin de liste à la proportionnelle et au plus fort reste ce qui produit des coalitions instables et incertaines. Cela est de nature à compliquer la gestion face à des citoyens impatients et exigeants.
Par ailleurs, la démocratie a des effets secondaires ou même pervers quand la liberté et les droits atrophient les devoirs. C’est ainsi que si la ville des droits de l’homme est bel et bien consacrée par ce nouveau système, nous sommes aussi affrontés aux incivilités croissantes sous le voile de la liberté et des droits. Tout cela bride la bonne volonté et l’engagement initial des édiles et rend les promesses, les projets et les ambitions difficiles à honorer. C’est ainsi que, l’option d’axer la stratégie sur la mobilisation des efforts pour répondre aux attentes des habitants au quotidien et de proximité, n’a pas toujours été performante vu que le civisme n’a pas encore atteint partout le niveau élevé souhaité.
Quant au volet socio économique les édiles ont beaucoup de difficultés à débarrasser la ville de l’occupation anarchique de l’espace public et des activités irrégulières notamment du secteur informel pourvoyeur de revenus aux sans-emplois. Ces derniers y ont trouvé refuge faute de capacité de leur « absorption » par le secteur formel privé ou public. Cela a ouvert la voie à l’exode vers la ville, notamment le centre, ce qui peut être compris vu la situation, mais qui est source de complications et de troubles sociaux.
Nous nous trouvons ainsi dans des situations difficiles de conciliation entre la sécurité réclamée par les citoyens et, pour des considérations sociales, la tolérance des dépassements réclamée par les sans revenus. L’autorité chargée de faire respecter l’ordre prend en compte cette situation afin de prévenir les troubles sociaux. Il faut reconnaître que la ville se trouve affectée par ce chaos difficile à contenir en dépit de toutes les campagnes des polices municipale, environnementale et même nationale. On continue à se quereller sur le sexe des anges: certains disent que c’est la solution sociale qu’il faut privilégier d’autres pensent que c’est la solution sécuritaire qui doit primer. La solution sociale est sûrement nécessaire mais il lui faut des investissements ce qui ne peut se faire par les municipalités, aujourd’hui.
En effet en vertu du code des collectivités locales c’est un domaine de la compétence partagée entre l’Etat et les collectivités locales alors que nous sommes encore au stade des compétences propres. La mise en œuvre tarde à venir sauf pour des actions très limitées. A titre d’exemple je citerais l’initiative de nous associer à l’Etat dans un programme de projets pour les jeunes pour la réalisation d’un certain nombre de travaux comme : la réfection des routes ou l’entretien des espaces verts ou encore l’éclairage public pour le compte de la municipalité. Le lancement de ces petites entreprises est financé par l’Etat et la rémunération des travaux de ces jeunes entrepreneurs se fait par la municipalité. C’est encore insuffisant et la mise en œuvre n’est pas rapide ce qui offre un champ fécond pour les troubles sociaux.
Il faut dire aussi que la crise provoquée par le corona virus a compliqué encore plus la situation amenant la municipalité à transférer des fonds pour faire face aux effets du Covid-19. Notre stratégie a prévu des mesures tendant à contrer ou à faire face aux dommages collatéraux notamment sur les plans social et économique. Nous avons pu actionner un autre levier celui de la société civile, des citoyens et des entreprises. Cet élan de solidarité a été salutaire pour réaliser nos objectifs. Notre stratégie allait être codifiée dans un arrêté du maire N°1-2020 du 31 mars 2020 publié au journal officiel le 1er avril relatif à la lutte contre la propagation du corona virus Covid-19. Un autre arrêté de mise à jour suivra.
Cela explique que le credo « plus jamais [d’autoritarisme] » n’est plus aussi fort qu’il ne l’était au début de la révolution en dépit de ce que nous avons pu arracher comme acquis démocratiques et comme droits civils et politiques. En effet, aujourd’hui ils sont nombreux les déçus de la révolution qui, pour eux, elle n’a pas finalement assuré comme voulu la sécurité des personnes et des biens, ni la dignité au sens économique et social. Nombreux sont ceux qui manifestent publiquement une paradoxale nostalgie à l’endroit de l’ancien régime. Un nouveau parti politique naîtra sur les traces du précédent parti unique puis dominant au pouvoir depuis 1956 date de l’indépendance et qui a été dissous au lendemain de la révolution. Ce nouveau parti défendra ce passé et ses acquis, critiquera la révolution et ses défenseurs, préconisera la révision de la nouvelle Constitution et le retour aux fondamentaux de l’Etat national. Il est aujourd’hui placé en tête des partis politiques dans les sondages ce qui est un indicateur significatif de ce désappointement d’une large frange de la population.
III. La suite de l’histoire
Ce récit a permis de relever que les enseignements de l’histoire sont fluctuants. Cependant en dépit de toutes les difficultés, nous ne devons pas nous lasser de la défense du régime démocratique et des droits de l’homme. Nous devons rappeler à nos enfants la récente histoire de notre printemps et ses acquis incontestables même si c’est encore insuffisant comme l’atteste la montée d’un courant nostalgique de l’ancien régime et la persistance de certains troubles sociaux qui bloquent ici et là la machine économique avec ses néfastes conséquences sur le développement du pays. Il ne faut pas que le désappointement de la révolution finisse par nous faire revenir en arrière.
Il est vrai que le regret est légitime concernant la navigation à vue des gouvernements qui se sont succédé jusque là et qui se sont résignés à gérer les affaires courantes. Nous n’avons eu droit qu’à l’annonce de la nécessité de changer de modèle de développement. Mais si cette option est largement partagée ce nouveau modèle est devenu comme l’Arlésienne d’Alphonse Daudet « ce type de personnage de fiction qui est décrit ou mentionné, mais qui n'apparaît pas ». Plusieurs préconisent l’économie sociale et solidaire, l’économie verte, ou encore l’économie circulaire ce qui est certainement une très bonne voie mais il faut la compléter par un cadre d’accueil. Le modèle se trouve dans la combinaison du chapitre 7 de la Constitution avec la loi organique sur les collectivités locales qui a fait de ces dernières des pôles de développement économique et social avec l’Etat. Ce qu’il faut c’est mettre en place un nouveau plan de développement national intégrant les collectivités locales.
Ce droit à la collectivité locale, qui est implicite dans la Constitution, doit être moulé dans ce plan c’est là où se trouve un nouveau modèle pour notre pays. La transition démocratique tunisienne n’a que dix ans et la mise en place du pouvoir local, qui est programmée pour 26 ans, n’a que deux ans. Nos villes en général et l’Ariana en particulier sont devenues des villes de droits de l’homme civil et politiques c’est le principal acquis. La dimension socio-économique doit suivre et nous avons malgré tout la capacité de le faire afin de contenir les troubles sociaux. Ce qui a été réalisé en Tunisie est plus qu’une prouesse c’est une ruse de l’histoire. Par ailleurs, et en dépit de toutes les difficultés, le printemps tunisien tient toujours grâce à une incroyable résilience.
Je souhaite conclure par rappeler un autre passage de l’argumentaire de notre forum qui a opté pour une démarche originale : « le récit du «plus jamais ça, [never again] » est plus pertinent et plus proche du citoyen dès lors que ce sont les parents ou les grands-parents qui ont été les témoins vivants de [cet autoritarisme] qu'il ne faut pas répéter». C’est ce que j’ai essayé de faire à travers ce récit très succinct. Servira t il à enrichir la réflexion sur la prévention des troubles sociaux craints aujourd’hui ? Je l’espère, une évaluation doit en être faite le moment venu mais ça c’est une toute autre histoire.
Fadhel Moussa
Maire de l’Ariana. Tunisie
Présentation du Forum
Le 10e Forum mondial des villes des droits de l'homme s'est tenu en ligne du 7 au 10 octobre sur le thème «L'avenir des villes des droits de l'homme - Mémoires locales et partage mondial». Malgré la situation difficile due au Covid-19, le Forum s'est conclu avec succès, grâce à la solidarité et à la coopération de divers organes de protection des droits de l'homme et de tous les participants. Le forum de cette année comprenait 35 programmes dans 7 domaines, avec environ 2 780 participants, dont 22 maires des droits de l'homme, des militants des droits de l'homme et du personnel des droits de l'homme de 253 villes représentant 76 pays.
Avec la participation du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme et de l'UNESCO en tant que co-hôtes, le 10e Forum a finalement jeté les bases d'une plate-forme des droits de l'homme œuvrant pour la promotion des droits de l'homme aux niveaux individuel, régional et mondial, grâce aux efforts des agences des Nations Unies, des gouvernements centraux et locaux, des organisations internationales des droits de l'homme et des centres de recherche et des militants.
Le Forum a été enrichi par la participation de maires de 17 villes des droits de l'homme, dont Nuremberg (Allemagne), Ariana (Tunisie), Bogor (Indonésie) et Bogota (Colombie). Ils ont partagé leurs expériences d'utilisation de la pertinence historique et d'autres expériences et stratégies diverses pour créer une ville inclusive des droits de l'homme dans laquelle les citoyens ont un sentiment de sécurité et d'appartenance.
Lors des sessions sur la violence d’État, représentant symboliquement le thème du Forum de cette année, des villes ayant des souvenirs de violence d’État se sont réunies pour commémorer le 40e anniversaire du mouvement de démocratisation du 18 mai à Gwangju. Ils ont partagé leurs expériences et leurs souvenirs historiques de la violence d'État, de la recherche de la vérité et des moyens de progresser vers un avenir plus développé, en prévision de l'expansion de ces efforts dans le monde entier.