Fatma Marrakchi Charfi: Pourquoi la BCT ne peut pas financer le déficit du budget de l’Etat?
Par Fatma Marrakchi Charfi - Le projet de Loi de Finance rectificative 2020 soumis à l’ARP le 15 octobre 2020 est budgétivore dans la mesure où un financement supplémentaire de plus que 10 000 MDT est nécessaire pour boucler l’année 2020. Ce montant doit être trouvé dans un laps de temps trop court de 2 mois. Cette situation est à la fois inédite et inquiétante parce qu’elle relève de l’impossible. La loi de finance initiale prévoyait un endettement total 11368 MDT et la rectificative prévoit un montant supplémentaire de 10360 MDT, ce qui ramène l’enveloppe totale prévue par la LF rectificative en ressources d’emprunt à 21728 MDT. Pour expliquer cette hausse du besoin de financement de 10360 MDT, il faut savoir que le budget prévu par la LF rectificative est de 51699 MDT en augmentation de 4442 MDT par rapport au budget initial qui était de 47227 MDT et de l’autre côté, les recettes fiscales ont baissé de 5652 MDT, passant de 31759 MD à 26107 MDT. De ce fait, la LF rectificative, prévoit un déficit budgétaire inédit de 13,4% du PIB, ce qui dépasse de loin les impacts de la crise de la Covid-19, et contribue à intensifier le recours au financement interne.
Cette même LF rectificative 2020, prévoit de lever 9217 MDT sous forme de BTAs, ce qui représente plus que 4 fois ce qui a été prévu dans la LF initiale et entre 9 et 10 fois l’intervention de la BCT sur toute l’année 2019. Devant cette énorme demande faite à la BCT, la réponse de cette dernière ne s’est pas fait attendre dans un communiqué du conseil d’administration du 27 octobre 2020. Ce communiqué souligne « l’importance de maîtriser l’impact du recours excessif au financement intérieur sur la stabilité macroéconomique, ainsi que les effets directs et indirects au niveau de l’inflation et du volume global de refinancement. Également, il a souligné l’éventuel «effet d’éviction» concernant le financement du secteur privé, outre le possible déséquilibre extérieur et la dégradation de la valeur du dinar ». Pour comprendre l’enjeu du recours au financement par l’émission de BTAs et par conséquent le recours au financement par des opérations de l’open market, il faut expliquer le mécanisme d’open market.
Au fait, l’open-market est une modalité d’action sur l’offre de la monnaie selon laquelle la Banque Centrale intervient sur le marché monétaire afin d’augmenter ou de diminuer la liquidité disponible sur ce marché. Elle consiste en l’achat ou la vente des titres par la banque centrale aux conditions en vigueur sur le marché. Plus précisément,
• Si la banque centrale envisage de freiner la progression de la masse monétaire, elle doit chercher à rendre plus difficile le refinancement des banques sur le marché monétaire. Elle vend des titres sur le marché et reçoit en paiement de la monnaie centrale.
• Si, en revanche, la banque centrale souhaite mener une politique monétaire plus souple, comme ce qui lui est demandé aujourd’hui, elle achète des titres sur le marché. Cet achat améliore la liquidité sur le marché monétaire, puisqu’il constitue un apport de monnaie centrale sur ce marché et entraîne la baisse du taux d’intérêt.
Donc, la banque centrale peut agir sur le taux du marché monétaire et influencer le pouvoir des banques en matière d’octroi de crédit et de création de monnaie et ce en modifiant leurs conditions de refinancement sur le marché monétaire.
Ainsi, l’émission de BTAs et son rachat par la BCT, entrainera de la création de la monnaie et si cette dernière n’est pas accompagnée de la création de richesse elle sera nécessairement inflationniste. Cette inflation qui sera d’origine monétaire entrainera la dépréciation du dinar, qui renchérira les importations et alimentera encore une fois l’inflation. Or, l’inflation, qui comme nous le savons est une taxe uniforme, érode nécessairement le pouvoir d’achat du tunisien et sera ressentie plus profondément par les classes les plus vulnérables. Pour compenser la perte de pouvoir d’achat, des augmentations salariales seront demandées et très probablement accordées, sous réserve de leur trouver une source de financement, alimenteront à leur tour l’inflation. Et on se retrouvera inéluctablement dans la spirale infernale, prix – salaires – dépréciation.
Pour faire simple, et au vu des orientations de politique budgétaire contenues dans le Projet de la Loi de Finance rectificative 2020, monétiser la dette fait peser au pays de grands risques d'inflation en l’absence de création de richesse. En effet, par manque de création de richesse, l’excès de liquidité sera drainé vers l’accroissement des importations, ce qui fait peser des risques sur les déséquilibres extérieurs, l'érosion des réserves de change et le glissement de la valeur du dinar. La pression sur la demande de devises et sur la dépréciation du dinar raviverait ainsi les pressions inflationnistes. De plus, cette liquidité supplémentaire accaparée par les BTAs entraînerait nécessairement un effet d’éviction sur les investissements privés.
Par ailleurs, et même si la BCT accepterait de la faire, le marché financier n’a pas suffisamment de profondeur pour le permettre. En effet, le taux d’épargne par rapport au PIB se situe aux alentours de 9%, l’épargne totale en Tunisie ne dépasse pas les 9 milliards de DT. Toutefois, Il est aussi important de rappeler que de toutes les façons, la BCT est en train de financer le budget de l’Etat. En effet, rien, que pour l'année 2020, le volume des émissions de trésorerie a augmenté en octobre 2020 à 6102 millions de dinars, dont 3400 millions de dinars (soit 55,7%) ont été achetés par la Banque centrale, contre 2400 MDT prévus par la LF initiale 2020 et sur toute l’année, soit un milliard supplémentaire par rapport à ce qui est prévu sur toute l’année.
Par ailleurs, il y a certains qui demandent à la BCT de financer directement le budget de l’Etat en achetant des BTAs sur le marché primaire. Il est à préciser que ceci est pas possible puisque ni la loi de 1958 ni celle de 2016 ne le permet. Autrement dit, même si la banque centrale n’est pas indépendante dans ses statuts (loi de 1958), elle n’est pas censée financer directement le déficit budgétaire et acheter des BTAs sur le marché primaire. Si c’était le cas, alors un gouvernement partant pourrait à la limite demander à la banque centrale de lui financer sa campagne électorale, ce qui est inadmissible. Ainsi, les bonnes pratiques font que la BCT ne doit pas être sous les ordres de l’exécutif. Toutefois, l’indépendance de la BCT ne doit pas être comprise comme si cette dernière faisait ce qu’elle voulait et prenait des décisions unilatérales, sans tenir compte de la politique économique du pays. L’indépendance de la BCT doit être vue sous l’angle du choix des instruments pour mener la politique monétaire dont l’objectif principal est la stabilité des prix. Ainsi, l’exécutif ne peut intervenir dans le choix du taux directeur ni dans la détermination du volume de refinancement de la BCT aux banques. D’ailleurs l’article 7 de ses statuts stipule: « en plus de veiller à réaliser son objectif principal qui consiste à maintenir la stabilité des prix, la BCT doit contribuer au maintien de la stabilité financière de manière à soutenir la réalisation des objectifs de la politique économique de l’Etat, y compris dans les domaines de développement et de l’emploi. Elle doit aussi œuvrer à une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat ».
Par ailleurs, dans son article 8 des statuts de la BCT, il est explicitement dit que la BCT doit agir en qualité de conseiller financier du gouvernement et donc ne peut œuvrer contre les intérêts de l’Etat. Ainsi, la BCT est tout à fait dans son rôle en conseillant au gouvernement de revoir la copie déposée à l’ARP, étant donné les risques de dérapage qu’elle présente. De ce fait, cette question de remise en cause de l’indépendance de la BCT est un faux problème et son indépendance relève des bonnes pratiques.
En outre, il y a ceux qui demandent à la BCT de recourir au quantitative easing, à l’instar de la FED et la BCE pour fournir des liquidités à l’Etat. Cette technique consiste à alimenter le marché en liquidités, à défaut de pouvoir baisser plus les taux d’intérêts, étant déjà proches de zéro et ce, dans l’objectif de créer de l’inflation car les taux d’inflation sont extrêmement bas. Est-ce que c’est le cas chez nous ? Non ! Puisque le taux directeur est assez élevé et est à 6,25% ainsi que le taux d’inflation (5,4%, après avoir atteint 7,7% en juin 2018).
Au vu des menaces inflationnistes, des menaces qui pèsent sur les comptes extérieurs, et sur l’érosion des réserves de change ainsi que sur la dépréciation du dinar, le comportement de la BCT est tout à fait compréhensible. De même qu’en l’absence d’une relance de l’économie qui permettrait de créer des richesses, et d’un emballement de la dette publique dont les 2/3 sont libellés en euros, il est important de trouver d’autres solutions notamment du côté de la politique fiscale, de la politique budgétaire. La solution ne peut être que multiple, d’autant plus qu’il faut boucler le budget dans un laps de temps très court! (Fatma Marrakchi Charfi - Danger du financement de la dette publique par la BCT: Quelles solutions pour ce gouffre budgétaire?)
Fatma Marrakchi Charfi
Professeure universitaire en Economie