Mohieddine Hadhri: Le grand malentendu Islam-Occident est-il de retour ? Lettre ouverte a un ami français
Cher ami,
J’aurais souhaité vous écrire en d’autres circonstances plus opportunes. Notre dernière rencontre à Nice au mois de novembre 2019, voilà un an, a été une véritable retrouvaille qui nous a permis de revigorer une amitié vieille d’une quarantaine d’années,.. Hélas, les événements dramatiques et sanglants qui ont endeuille récemment la communauté des enseignants français à Paris avec l’assassinat criminel du professeur Samuel Paty, et ceux qui viennent de frapper la ville de Nice suite à l’attentat odieux du 27 Octobre 2020 causant la mort de trois personnes innocentes, m’interpellent et m’incitent à vous adresser cette lettre de condoléances les plus sincères que je me permets d’adresser à tous les Niçois mais aussi à tous mes amis français ou qu’ils se trouvent..
M. Mohieddine Hadhri, Membre du Club de Nice «Energie et Géopolitique» lors de la dernière session du club en novembre 2019
Ce message de compassion, de solidarité et d’amitié avec votre ville meurtrie, j’ai tenu à le faire avec d’autant plus de regret que ce crime a été commis par un forcené tunisien qui, par son acte abominable, a déshonoré sa communauté en France- dont l’écrasante majorité de ses membres ne cherchentqu’à vivre décemment dans ce pays ami, mais aussi son pays, la Tunisie, sa religion, l’Islam et jusqu’aux valeurs les plus intrinsèques de la nature humaine qu’il a bafouées.
Je peux vous assurer que tous les Tunisiens ont été traumatises, profondément attristes a l’idée que l’un des leurs ait pu commettre encore une fois un tel acte criminel et abominable contre un pays qui nous est si proche, politiquement, économiquement et culturellement. Nombreux n’en se sont pas encore remis, tant ils sont conscients de l’effet dévastateur pour nos intérêts communs et pour le vivre-ensemble en France, en Méditerranée et en Europe, si nécessaire aujourd’hui en cette période de grande pandémie et de grande tourmente quasi-planétaire. La Tunisie ressent d’autant plus les effets de cette tuerie qu’elle a été déjà elle-même, par le passe, frappée par une série d’actions sanglantes , tout récemment à Sousse au mois de Septembre dernier et voilà quelques années encore en 2015 précisément, au Musée du Bardo et à Sousse, deux lieux symboles d’un passe méditerranéen si riche en termes de rencontres, et de coexistences entre les cultures et les civilisations.
Malheureusement, un certain islamisme obscurantiste et rétrograde n’a cessé ces dernières années de déferler sur le Maghreb et sur l’Europe à partir de 2011, dans le sillage de ce Printemps arabe dévoyé et détourné de sa vocation initiale, le tout dans un contexte exacerbe de crises profondes des sociétés arabes. Et voilà que la Tunisie, pays réputé pour sa tolérance légendaire, terre natale de Saint Augustin et d’Ibn Khaldoun, «laboratoire de la modernité arabe» selon l’expression d’Edward Said, le grand intellectuel palestinien, est devenue, Hélas! sous l’effet d’un Islam politique intrus et venu d’ailleurs, le vivier de milliers de jeunes extrémistes manipules et embrigades, se retrouvant dans des contrées lointaines du Moyen orient, aux avant-postes de la subversion et du terrorisme pour en définitive servir de chair à canon d’un agenda politique qui n’est pas la leur.
En une décennie, l’ascension de cet islamisme radical a provoqué la déstabilisation politico-économique du Monde arabe, allant jusqu’à dénaturer les préceptes de base de l’islam originel lui-même, c’est-à-dire ceux de la paix, la tolérance, le respect d’autrui etc.… Dois-je rappeler ici que l’Islam a reconnu et vénéré tous les prophètes de la Bible et de l’Evangile, que le Coran recommande aux musulmans de respecter les «Gens du livre», qu’ils soient Juifs ou Chrétiens. Comme signes de tolérance religieuse, bien peu de gens savent en France et en Occident que les Musulmans ont de tout temps donne à leurs enfants des noms juifs et chrétiens à l’instar de : Moise – Moussa; Aron-Haroun ; Jonas-Younes; Jésus-Issa ; Joseph-Youssef ; Gabriel-Jibril ; Jeannette-Jennet; Sarah-Sarra ; Sophie-Safia etc.. que la Vierge et Sainte -Marie est la seule et unique femme dont le nom a été mentionné et sacralisé par le livre saint de l’Islam, le Coran, et qu’il ne viendrait à l’idée d’aucun musulman d’attenter à son image et sa pudeur. Des lors, pourquoi cherche-t-on obstinément, dans l’autre rive, à rabaisser et avilir l’image du prophète de l’islam, le sceau des messagers de Dieu aux yeux d’un milliard et demi de musulmans de par le monde, au nom d’une certaine liberté d’expression qui est mal venue et inopportune dans une telle démarche pour le moins provocatrice et tendancieuse?
Non! la vérité est que la religion musulmane n'est pas intrinsèquement violente, pas plus violente que d’autres religions, le Judaïsme, le Christianisme ou l’Hindouisme, qui ont connu eux aussi des épisodes sombres et bien plus sanglants parfois dans leur histoire. Les conflits mondiaux du XX e siècle survenus au cœur même de «l’ Europe des lumières» et ailleurs dans le monde colonial sont là pour nous le rappeler. Tout au plus , sommes-nous en présence d’une dérive islamiste obscurantiste qui n’a rien avoir avec l’islam et qui tente de raviver les vieux démons du malentendu historique islam-occident que nous croyons révolus a jamais.
Cher ami,
Comme vous le savez, toute ma vie j’ai œuvré sans ménagement et sans relâche pour l’instauration et la promotion de meilleurs rapports entre Tunisiens, Maghrébins et Européens autour de l’espace méditerranéen commun, convaincu qu’à l’heure de la mondialisation et par la force de la géographie, nous sommes devenus des vrais voisins de paliers.
C’est ainsi que j’ai pris l’initiative de fonder en 1995 un Centre d’Etudes Méditerranéennes et Internationales à Tunis, un cadre scientifique destine à promouvoir et à consolider toutes sortes de relations multiformes entre les deux rives de la Méditerranée. Ce centre a été l’organisateur de plusieurs congrés, forums et séminaires sur la Méditerranée dont notamment le Forum Méditerranéen pour le Co-développementde Tunis tout comme Le Forum international de Dialogue Culturel Nord/Sud.Tout au long des années 1990, ce Forum de Tozeur a été un véritable «Davos culturel» dont plusieurs sessions ont porté sur des thématiques aussi pertinentes que le «Dialogue de Civilisations en Méditerranée» ou bien «Le Sahara: Regards croises Orient-Occident» . Ce faisant, note objectif était de réunir dans cette oasis de paix et de spiritualisme du Sud tunisien, de brillantes personnalités du monde de la culture et du cinéma tout comme de nombreux académiciens du monde entierpour défendre les valeurs de tolérance, tenir un plaidoyer pour la paix et la coexistence entre Arabes et Européens et combattre les idées et les théories dangereuses et insensées du «Choc des civilisations» de Samuel Huntington.
Mr Hadhri lors de l’ouverture du 2e Forum international de Dialogue culturel Nord/Sud à Tozeur en décembre 1997 en compagnie de Mr Abderrazak Chraiet, Maire de la ville de Tozeur
D’ailleurs, la publication des actes de l’un de ces colloques parue en 1997, portait précisément le titre de «Dialogue de Civilisations en Méditerranée»*
Si j’ai tenu a rappeler tout cela, c’est juste pour vous dire combien je mesure l’ampleur des dégâts engendres par ce fanatisme religieux au détriment des efforts des hommes de bonne volonté vivant des deux côtes de la Méditerranée. Mais que voulez-vous ? L’histoire n’est pas un processus linéaire dépourvue de contradictions et de paradoxes, de retournements et d’accidents de parcours!
Même si le moment n’est pas propice pour s’interroger sur les causes profondes de ce terrorisme islamique, avouons-le clairement et sans détours aussi, qu’au-delà de la crise profonde qui traverse le Monde arabe lui-même, des erreurs - motivées par des calculs froids d’intérêts mercantiles et stratégiques - ont été commises dans le passe et continuent à l’être, ici et là, par certains dirigeants politiques occidentaux aussi bien en Irak, qu’en Syrie et en Libye, trois pays littéralement démantelés sous l’effet d’un interventionnisme extérieur injustifiable, mené tambours battants, sous l’étendardfallacieux de la lutte contre les dictatures et pour la démocratie.
Sans la destruction de ces trois pays, jamais on n’aurait pu voir naitre et se développer cette nébuleuse moyenâgeuse de «l’Etat islamique.» qui n’est rien d’autre qu’unedégénérescence d’un Islam politique radical et rétrograde dont les chefs de file et les adeptes – rappelons- le- avaient obtenu curieusement droit de cite et de refuge pendant de longues années en Europe, au nom, parait-il, de certaines valeurs des droits de l’homme et des libertés d’expression.
Les conséquences de ces erreurs de calcul, de cette naïveté politique des uns et des autres, on les voit aujourd’hui avec tous les corollaires de ce scénario devenu quelque peu cauchemardesque, à l’échelle de toute la région du Proche Orient et de la Méditerranée du Sud, celui de la déstabilisation politique et régionale, du chaos migratoire, sans parler des malheurs et des souffrances inouïes subies par les populations autochtones elles-mêmes, lesquelles sont décimées, comme chacun sait, par centaines de milliers de morts et jetées par millions de refugies sur les routes balkaniques et dans les eaux tumultueuses de la Méditerranée, transformée tristement en un grand cimetière à ciel ouvert.
D’ailleurs, saisissant l’occasion du soixante-dixième anniversaire de l’UNESCO en novembre 2015 à Paris, j’ai livré un discours prémonitoire intitule «L’Unesco et la Traversée du Siècle : Un monde plus que ja mais à reconstruire.»* dans lequel j’ai souligné l’ampleur des risques et des défis que la société internationale toute entière est appelée demain affronter à l’heure de la mondialisation envahissante, tout comme l’impératif majeur de lancer un partenariat culturel planétaire afin de contrer cette dérive des replis communautaires, des résurgences identitaires et des regains religieux.
Hélas! Vingt-cinq ans après la Conférence de Barcelone du 3-5 novembre 1995, jamais la Méditerranée et l’espace méditerranéen n’ont été aussi proches des risques de guerre et de confrontations armées, des résurgences des replis identitaires et culturels et de la montée de l’islamisme intégriste.
Alors, que faire? Il va sans dire que, quel que soient l’amertume et les ressentiments qui pourraient découler de ces évènements malheureux en France et en Europe, l’heure est à la résistance et la persévérance de tous les hommes libres et sages, ou qu’ils se trouvent, pour mener en commun ce combat contre le terrorisme, l’obscurantisme et la xénophobie. Dans cette bataille menée de ce cote-ci de la Méditerranée pour la démocratie et le progrès, disons-le clairement, les Français tout comme les Européens sont nos amis et nos alliés objectifs, comme jadis, nos grands-parents et arrières grands-parents Nord-Africains, tombes par dizaines de milliers de morts dans les champs d’honneur d’Europe, à Verdun, en Provence Cote d’Azur et à Mont-Cassino (Italie), l’ont été à vos côtés dans la lutte contre le fascisme et pour la liberté. Cela ne doit pas être oublié.
Car, je demeure profondément convaincu qu’en dépit des vicissitudes conjoncturelles du temps présent, notre avenir est commun, que le terrorisme islamique sera vaincu et que nos rapports connaitront des jours meilleurs. Dans les bouleversements géostratégiques planétaires qui s’annoncent en ce début du siècle et au lendemain de la pandémie du Covid-19, il ne fait pas de doute que l’Afrique du Nord au sens géographique du mot, en dépit de ses immobilismes et de ses pesanteurs politiques et sociétaux, demeure une pièce-maitresse dans l’échiquier régional aussi bien pour l’Europe que pour la Méditerranée et que l’avenir de cette dernière se jouera d’une certaine manière au Sud.
Dans ce sens, plus que jamais, la déclaration de Jacques Chirac, ami respecte du Monde arabe, en 1996 à l’Université du Caire «Il appartient à l’Europe, après avoir détruit un mur à l’Est, de construire un pont au Sud» reste de grande actualité , mieux ,la seule voie de salut , la seule alternative raisonnable pour tous les peuples de cette région du monde.
Quant à la communauté tunisienne et maghrébine en France et en Europe, elle est appelée plus que jamais à son tour à dépasser ses angoisses identitaires et à se départir de sa marginalité politique, de son introversion sociale et de son archaïsme religieux. Les impératifs de l’heure lui recommandent de s’engager dans la voie du dynamisme économique, de l’intégration sociale et républicaine, de l’ouverture culturelle et éducative, a l’instar de la communauté asiatique en France, laquelle a fait preuve de grande vitalité et de qualités impressionnantes d’organisation, d’adaptation , de souplesse et de discrétion.
Dans cette œuvre de grande haleine, peut-être même de grand sursaut salutaire, les chefs spirituels ainsi que ceux de la société civile de cette communauté maghrébine assument, aux cotes des pouvoirs publics français, une grande responsabilité morale pour aider cette communauté, notamment ses jeunes, à se ressaisir, à affronter ses propres démons intérieurs et ses brebis galeuses , à cesser de mener des batailles futiles d’arrière-garde à connotation identitaire ,( foulard, burkini, lieu de cultes, etc..), alors que les enjeux décisifs sont ailleurs, que les objectifs véritables pour les Maghrébins sont ceux de mieux se positionner dans la France et dans l’Europe de demain, dans un contexte de crises multiformes, de montée en puissance des adeptes de l’exclusion et du rejet de l’autre, de compétition impitoyable entre les groupes, les communautés et les nations.
A cet égard, a l’heure ou l’Islam et les Musulmans en France et en Europe se retrouvent au cœur d’une tempête médiatique et populiste transfrontalière, plus que jamais, les élites d’origine maghrébines et arabes en France, hommes de lettres, universitaires, médecins, journalistes et bien d’autres, doivent sortir de leur silence et de leur passivité, descendre dans l’arène sociale et politique pour barrer la route au charlatanisme religieux qui a dévoyé l’Islam et défendre, ce faisant, leur honneur et leur dignité. Ils doivent se mobiliser sans hésitation aucune pour combattre l’extrémisme et l’ignorance, restaurer une certaine image de l’Islam-civilisation, celui des sciences et des lumières, l’islam de la tolérance et de la coexistence tel qu’il se pratiquait jadis dans l’Andalousie heureuse, du Moyen âge à Cordoue, Séville, Tolède et Grenade.
Dans ce contexte tumultueux, la Tunisie, mon pays, devrait s’atteler à résoudre au plus vite ses problèmes socio-économiques à l’intérieur et faire preuve, à l’extérieur, d’une grande détermination pour maintenir le cap d’ouverture et de modernisme, et pour demeurer un pont entre les deux rives de la Méditerranée et bien au-delà entre le Nord et le Sud. A cet effet, elle est appelée plus que jamais à relancer une diplomatie active de médiation, de réconciliation et d’arbitrage à l’échelle maghrébine, arabe, méditerranéenne et africaine.
Cher ami,
En guise de conclusion a ce message de solidarité et d’espoir destine à apaiser les esprits et à dissiper un tant soit peu les malentendus des deux côtes de la Méditerranée,je ne saurais ne pas rapporter ce que le General de Gaulle, ce grand leader historique et visionnaire, dont le nom est à jamais inscrit dans la mémoire collective du Monde Arabe, n'hésitait pas écrire dès 1943, alors que la Seconde Guerre mondiale battait son plein et que les guerres d’indépendance étaient sur le point d’éclater:
" Un jour viendra où la paix rapprochera, depuis le Bosphore jusqu'aux Colonnes d'Hercule, des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l'histoire commandent de se grouper afin de se compléter".*
Il faut l'espérer et ne ménager aucun effort pour qu'il n'en soit pas autrement et pour que la raison et la sagesse des hommes puissent l'emporter un jour sur l'insensé!
Mohieddine Hadhri
Professeur émérite à l’Université de Tunis
Membre du Comité Scientifique International du Projet d’Histoire de l’UNESCO à Paris
www.hadhriconsulting.tn
* Mohieddine Hadhri, Dialogue de Civilisations en Méditerranée ,Edition CETIMA- L’Or du Temps,Tunis,1997,248 p
* Mohieddine Hadhri,La Méditerranée et le Monde arabo-méditerranéen : Choc de cultures ou Dialogue de Civilisations , Ed Centre de Publication Universitaire, Tunis , 2004 , 248 p
* Mohieddine Hadhri, L’Unesco et la Traversée du Siècle : Un monde plus que jamais à reconstruire ! , La Presse de Tunisie 16 -18 Novembre 2015 http://www.lapresse.tn/16112015/106513/un-monde-plus-que-jamais-a-reconstruire-ii.html