Fatma Marrakchi Charfi - Danger du financement de la dette publique par la BCT: Quelles solutions pour ce gouffre budgétaire?
Par Fatma Marrakchi Charfi - Le budget prévu par la loi de finance initiale était 47227 MDT et est passé à 51699 MDT dans la loi de finance rectificative. Non seulement les dépenses ont augmenté mais les recettes ont aussi diminué que ce soit les recettes fiscales suite au recul de la croissance ou les recettes non fiscales suite au recul des revenus pétroliers, de la redevance du gazoduc et des revenu des participations. Les dépenses ont augmenté suite à l’augmentation de la masse salariale, des dépenses de subvention, des transferts et des dépenses occasionnées par la pandémie de la Covid-19. De ce fait, l’enveloppe totale prévue par la LF rectificative en ressources d’emprunt est estimée à 21728 MDT contre 11368 MDT prévue par la LF initiale. Le fameux montant supplémentaire à financer est de 10360 MDT. Où trouver le financement ?
Comme on le sait, le ministère des finances a demandé à la BCT de financer ses 10 milliards supplémentaires que le conseil d’administration a refusé à juste titre (Fatma Marrakchi Charfi: Pourquoi la BCT ne peut pas financer le déficit du budget de l’Etat? ). C’est un montant extrêmement important, et en deux mois uniquement, il est demandé à la BCT de financer 9 à 10 fois le montant d’intervention de la BCT fait sur toute l’année 2019. Donc, comment faire dans les deux prochains mois à venir pour boucler le budget? En fait la solution n’est pas unique mais peut être multiple entre le secteur financier et réel:
• A part les 3,4 milliards de DT d’achat de BTAs par la BCT jusque-là effectués, en tant que participation de le BCT au financement du déficit budgétaire, ce qui constitue environ 3 fois plus que l’intervention faite par la BCT au titre de l’année 2019, le gouverneur de la BCT a proposé d’autres solutions de financement. En effet, en se basant sur ce qui se fait dans le monde, le gouverneur a expliqué que d’autres pays ont utilisé un mécanisme de facilité de caisse qui est un prêt consenti par la BCT à l’Etat et conditionné par le vote d’une loi exceptionnelle autorisant la BCT à prêter à l’Etat un montant bien déterminé sur une période courte. Il s’agit d’un mécanisme dit «facilités de caisse» qui peut aller à un montant maximum à 3,5 milliards de dinars. En effet, un financement peut être approuvé sur la base d'un pourcentage des ressources propres estimé sur la base des recettes moyennes des trois années précédentes, généralement compris entre 5% et 12% des recettes de l’Etat. La Banque du Canada, Banque centrale de Malaisie, Banque centrale du Kenya, Bank Al Maghrib et Bank of Albania, Banque du Botswana, Banque du Japon, etc.… y ont recours. Ainsi, si la BCT va s’inscrire dans cette logique, elle peut avancer à l’Etat un montant maximum de 3,5 milliards, octroyé au taux du marché sur une durée très limitée de 4 à 6 mois et pour cela il faut que l’ARP vote une loi exceptionnelle qui permet à la BCT d’opérer dans un cadre légal.
• Le ministère des finances doit prioriser ses dépenses pour parer au plus urgent et à l’essentiel (dépenses en médicaments)
• Par ailleurs, le ministère des finances doit faire un effort pour procéder au recouvrement des créances «recouvrables» de l’Etat du moins les plus simples à recouvrir.
• La vente des petites participations que l'État détient dans des banques privées, et qui ne lui donnent aucun droit et leur vente permettra d’avoir des liquidités pour l’économie.
• Renégocier avec le FMI un nouveau programme, ce qui est difficile en soi, mais le fait d’avoir l’appui du FMI, ramène les autres bailleurs de fonds (BAD, UE, BM, ….). Il est vrai que l’exercice semble difficile mais pas impossible. En effet, tout programme avec le fonds reposera nécessairement du ratio de la masse salariale par rapport au PIB. Or, la révision à la hausse des dépenses au titre de rémunérations dans le secteur public a fait passer la masse salariale de 19030 à 19247 MDT, qui représente plus que 17% du PIB, soit le ratio le plus élevé jamais atteint. Pour diminuer ce ratio, il faut soit comprimer la masse salariale, ou augmenter le PIB et créer des richesses, ce qui ne peut être réalisé dans le court terme.
• Renégocier et décaler certains paiements au titre du remboursement de la dette externe quand elle est bilatérale.
• Reporter une partie des paiements dus à la STIR et à l’office des céréales, au titre de subventions. Même si la baisse mondiale du prix du pétrole a permis à l’Etat de réaliser une épargne de 1190 MDT sur les subventions énergétiques, l’enveloppe des subventions est prévue d’augmenter sensiblement en passant de 4180 MDT (LF initiale 2020) à 6236 MDT (LF rectificative 2020) car l’Etat compte procéder à une régularisation des arriérés des entreprises publiques (STIR, Office des céréales, …).Ce qui est superflu avant l’assainissement et la restructuration financière de ces entreprises.
• La reprise de la production au niveau de l’industrie extractive au plus vite et de manière définitive, permettra d’alléger les besoins de l’Etat en financement.
Même si aujourd’hui on arrivera à boucler le budget 2020, et si on n’attaque pas les problèmes à bras le corps, les problèmes ne feront que s’aggraver et les besoins de financement ne feront que s’accroitre en explosant la dette publique. Ce qui arrive aujourd’hui, c’est un bras de fer entre la BCT et le ministère des finances, car la BCT trouve qu’elle a fait sa part du travail pour alimenter le marché en liquidité, assurer la stabilité des prix et la stabilité financière et demande au ministère des finances de faire sa part du boulot. Toutefois, à quelque chose malheur est bon ! ce refus du conseil d’administration de financer ce déficit au moins tel que l’a présenté le gouvernement doit amener le gouvernement à discuter avec les partenaires sociaux d’une manière franche et transparente sur les priorités et les réformes à mettre en place. En effet, les solutions résident dans l’avancement de l’implémentation des réformes et surtout les réformes transversales pour alléger l’endettement de l’Etat et dégager de l’espace fiscal nécessaire pour améliorer les services fournis au citoyen tunisien (éducation, santé, transport …). Pour dégager cet espace fiscal, l’avancement sur l’implémentation des reformes n’est plus un luxe. Un dialogue franc, basé sur des données transparentes entre le gouvernement et les partenaires sociaux est essentiel pour avancer sur les réformes qui permettront de rationaliser les dépenses publiques et d’améliorer les ressources de l’Etat.
Ces réformes sont indicatives mais non exhaustives:
• L’accélération de la digitalisation de l’administration: En effet, la digitalisation des services aux entreprises et aux citoyens devrait être le point fort et saillant de la LF 2021 et peut même faire l’objet d’un volet important d’un plan de relance. En effet, la digitalisation ainsi que la généralisation des caisses enregistreuses permet établir la traçabilité des opérations et à réduire l’évasion fiscale, limite l’informel et la corruption.
• La réforme des subventions énergétiques et alimentaires : Si le gouvernement décide de passer de la subvention des produits vers le ciblage des revenus en recourant à un système volontaire et déclaratif, il pourrait drainer une grande partie de l’informel vers le formel et éviter le gaspillage dans les dépenses des produits subventionnés et le détournement de ces produits vers les pays voisins. Dans ce cadre, l’utilisation de l’identifiant citoyen peut être une très bonne piste ainsi que l’inter-portabilité des bases de données (Madanya, base de données de la CNAM, du ministère des finances, ministère des affaires sociales, des services des mines etc. …) qui assurent la traçabilité des opérations. Le gouvernement peut commencer par un produit type et qui soit le moins sensible tel que le sucre et dont la subvention constitue une source de problèmes de santé publique et par la suite d’étendre progressivement par la suite le ciblage aux autres produits.
• La réforme des entreprises publiques : Les entreprises publiques sont devenues un gouffre pour le budget de l’Etat et continuer à les financer sans réforme est un gaspillage de l’argent du contribuable. La bonne gouvernance des entreprises publiques, la professionnalisation et la responsabilisation des conseils d’administration sont obligatoires et urgents. Ces conseils d’administration ainsi que la direction générale doivent présenter des plans de sauvetage de ces entreprises et des plans de restructuration financière dont ils auront l’obligation du résultat.
• La réforme de la fonction publique qui est une réforme très importante avec la haute fonction publique ainsi qu’une bourse de travail au sein de l’administration pour permettre la mobilité des fonctionnaires avec une meilleure gestion de plan de carrière et qui permettra une meilleure allocation des fonctionnaires.
Ces réformes sont déjà pensées et réfléchies au sein de l’administration tunisienne. Pour avancer dans l’implémentation, l’administration doit s’approprier ces réformes et en être convaincue et pour cela aussi il faut un vrai Leadership au sein du gouvernement et au sein de la présidence du gouvernement. Ces réformes doivent être bien expliquées et bien comprises par la population pour qu’elle y adhère. Tout retard dans l’implémentation des réformes sera très couteux et de plus en plus couteux. Et même si on arrive à boucler le budget de l’année 2020, les budgets des prochaines années seront de plus en plus compliqués et on va vers une explosion de la dette et/ou une inflation galopante ou carrément une implosion sociale si on sera amené à réduire les salaires et / ou les retraites.
Fatma Marrakchi Charfi
Professeure universitaire en Economie