Elections Américaines: de curieuses anomalies et une «démocratie du dollar»
Par Mohamed Larbi Bouguerra - Alors que ce mercredi matin 5 novembre, on attend toujours le nom du locataire de la Maison Blanche -Biden ou Trump-, on ne réalise pas souvent à l’étranger, que dans « la plus grande démocratie du monde », les Américaines et les Américains ne votent pas directement pour élire leur président. Anomalies et paradoxes à la pelle d’un système électoral à la Kafka !
Les électeurs votent en réalité pour 538 grands électeurs dans le cadre de chacun des 51 Etats et en fonction de leur population. Si le Maine élit deux de ces grands électeurs, l’Alaska en élit 3 mais la Géorgie en désigne 16, le Texas 38 et la Californie 55 par exemple.
Pour gagner la Maison Blanche, il faut avoir dans son escarcelle 270 de ces grands manitous. Mais, outre le fait que pratiquement chaque Etat a son code électoral particulier – qui diffère quant à la procédure d’inscription et de suppression sur les listes électorales, au vote par correspondance, au début et fin du scrutin*, au dépouillement, à la discrimination et à la criminalisation** des Africains-Américains pour les empêcher de voter, aux documents avec photographie ou pas….-, les grands électeurs ne sont pas tenus par un mandat. Un démocrate peut voter pour le candidat républicain par exemple ou inversement même si c’est rare voire carrément interdit par quelques Etats. C’est ainsi qu’en 2016, un grand électeur a donné sa voix à Bernie Sanders alors que les candidats étaient Hillary Clinton et Donald Trump.
En 2020, les résultats sont extrêmement serrés. Un coup de théâtre peut-il être exclu ?
En tout cas, Donald Trump a déjà annoncé faire appel à la Cour Suprême pour de supposées fraudes de la part de ses adversaires démocrates et des troubles sont signalés à Philadelphie et à Washington.
Autre bizarrerie sur le plan démocratique : le nombre de grands électeurs est l’addition des députés (calculé, comme déjà dit, en fonction du nombre d’habitants) et du nombre de sénateurs soit deux par Etat quelle que soit sa population. Ainsi, le Maine, Etat de l’extrême nord-est, avec une population de 1,344 million d’âmes ou le Wyoming avec 600 000 habitants envoient deux sénateurs chacun au Capitole à Washington exactement comme l’opulente Californie qui compte 39,5 millions d’Américains.
Le résultat de cette cuisine : l’Amérique rurale, l’Amérique profonde – qui vote traditionnellement conservateur, c-a-d « républicain », est surreprésentée tant au Sénat que dans le collège électoral des grands électeurs. C’est ainsi que le Parti Républicain – bien que minoritaire- a pu, en deux décennies, conquérir le pouvoir.
Autre détail stupéfiant légué par la Constitution de 1787 rédigée par les Pères Fondateurs : dans chaque Etat, prévaut le principe « Winner takes all », le vainqueur- ne fusse que d’une voix- remporte l’intégralité des grands électeurs !
Avec un collège électoral représentant fidèlement la répartition territoriale de la population, Donald Trump n’aurait jamais occupé le Bureau Ovale en 2016 puisque Mme Clinton avait 3 millions de voix d’avance sur lui ! En 2000, la Cour Suprême de Floride n’est pas parvenue à départager les candidats George W. Bush et Al Gore, séparés par quelques milliers de voix dans cet Etat. La Cour Suprême fédérale à Washington a fini par trancher en faveur de Bush.
Il y a peu de chances que les choses changent puisque les dispositions actuelles de la Constitution favorisent le Parti Républicain.
Dernière étrangeté de ce système électoral : il y a un interrègne de 78 jours avant que le président élu le 3 novembre ne prenne ses fonctions le 20 janvier.
Démocratie du dollar
Mardi 3 novembre 2020, la chaîne franco-allemande Arte a montré à travers une émission intitulée « La démocratie du dollar » à quel point l'argent joue un rôle clé dans les élections américaines, qu'elles soient locales (pour élire un sheriff, un juge ou un sénateur) ou fédérales (président, sénateurs, députés) , avec un risque accru de conflits d'intérêt.
La démocratie du dollar de Sylvain Pak, détaille, avec le scalpel du chirurgien, un fonctionnement politique, mais aussi judiciaire, où tous les enjeux démocratiques sont soumis aux forces de l'argent, et à ceux qui en possèdent le plus (le 1% , les plus riches). Une véritable épée de Damoclès sur la tête de la démocratie alors que la population de « gauche » est contre le néolibéralisme et la financiarisation de la société.
Arte a mis l’accent sur l’arrêt « Citizens United » qui permet aux entreprises, aux lobbies et aux milliardaires de verser des millions de dollars en financements politiques en toute légalité aux candidats au Sénat ou à un Conseil municipal. Les élus qui bénéficient de cette manne ne voteront pas des lois pour plus d’impôts pour les entreprises ou pour empêcher un industriel de rejeter des eaux polluées dans les cours d’eau ou des gaz toxiques dans l’atmosphère. Ils ne voteront pas pour gêner une entreprise pharmaceutique qui s’enrichit en vendant des médicaments sans intérêt ou des anxiolytiques et des anti-douleurs provoquant une grave dépendance qui tue des milliers d’Américains chaque année. Les sujets les plus importants pour la population passent alors au second plan. La vente d’armes - qui permet ces atroces carnages dans les écoles- se maintient plus vivace que jamais par la grâce des millions de dollars que versent la NRA (fabricants d’armes) aux politiciens de tout bord pour qu’ils laissent libre cours à la vente des armes. Avec les conséquences que l’on connaît !
En 2020, pour l’élection présidentielle pas moins 14 milliards de dollars ont été dépensés par les deux candidats notamment en publicité dans les médias.
Même au plan local, les chiffres sont faramineux. "Tous les candidats locaux doivent chercher de l'argent, même si cela coûte moins cher qu'une élection fédérale", confirme le réalisateur de « Démocratie du dollar » Sylvain Pak. C’est ainsi que des juges sont élus avec l'aide des plus riches dans certains Etats.
Le philosophe américain Dick Howard (Université de l’Etat de New York) constate : « Nous vivons actuellement une crise constitutionnelle larvée qui se traduit, en termes théoriques, par une opposition entre la démocratie qui est au fondement du pays et la République censée l’encadrer. Je crains que cette crise ne soit pas près d’être résolue. Les minorités ou les salariés pauvres font face parfois à des obstacles pour voter, or ils représentent aussi cette démocratie. » (Politis, n° 1625, 29 octobre-4 novembre 2020, p. 13).
Mohamed Larbi Bouguerra
*La Pennsylvanie permet, dans l’élection opposant Biden à Trump, de glisser son bulletin dans l’urne jusqu’à vendredi 7 novembre 2020.
**Privation des droits civiques pour les personnes condamnées.