L'édito de Taoufik Habaieb - Tunisie: Un archipel... à la dérive
Le pays se disloque. Les éruptions embrasées du violent volcan qui s’est déclenché il y aura bientôt dix ans, en janvier prochain, ont fait claquer les plaques tectoniques. Les points de rupture se multiplient, s’approfondissent, coupent les amarres. Les plaies ouvertes, au lieu de se cicatriser, par une solide conciliation nationale, s’infectent. Des membres du corps se gangrènent. Les virus du mal se métastasent.
Désinvolte, la classe politique s’y complaît, accrochée uniquement à ses intérêts. Comme si cette désintégration périlleuse ne représentait aucun danger pour la nation. Personne ne s’emploie à endiguer le mal, encore moins à oser des amputations devenues salutaires.
Au sommet de l’Etat, la distanciation négative, en sourdine, entrave la synergie entre institutions. Aucune perspective heureuse n’est donnée au peuple. Juste souffrir !
Le nouveau locataire de Carthage, Kaïs Saïed, poursuit, depuis un an, l’apprentissage de son nouveau métier. A sa manière. Impénétrable. S’il confie la gestion de la maison à sa directrice de cabinet, personne ne connaît les membres écoutés de son staff, ni à quel véritable saint il se voue. «Le Peuple veut». Il veut qu’il l’éclaire, le rassure, le conduise vers la sortie des ténèbres, lui dessine un bel avenir.
Ubu et Kafka sont à la Kasbah. Sur une ligne de crête, Hichem Mechichi avance, les pieds sur la braise, croyant entrevoir une lueur au bout du tunnel. Torpillé par les uns, proches de Saïed, harcelé par d’autres qui le soumettent à un chantage politique honteux, il garde l’espoir de s’en sortir. Des ministères échappent à son autorité, les Affaires étrangères en tête. Des ministres donnent libre cours à des déclarations fracassantes, sans la moindre retenue ou coordination. Face à l’ampleur des crises en tous genres et aux dérapages budgétaires erratiques, le gouvernement patine.
Céder aux plus violents devient une politique de gouvernement. Chercher à satisfaire ceux qui crient le plus fort, menacent le plus de bloquer le fonctionnement des institutions et les gisements essentiels, servir des prébendes, faire la sourde oreille aux grands scandales qui éclatent de partout, éclaboussant même des corps prestigieux comme la Justice : la puissance de l’Etat en prend un coup.
Sans parler du Bardo où les élus de la Nation confondent les priorités...
«Rassembler le peuple, défendre les intérêts de tout un chacun et protéger le pays ». Les trois premiers mots prononcés par Joe Biden, assuré de son accession à la Maison-Blanche, valent pour les Etats-Unis d’Amérique, comme pour toute démocratie. Où en sommes-nous ? Plébiscité, Kaïs Saïed s’y emploie-t-il du haut de son magistère ? La classe politique le soutient-elle suffisamment dans cette démarche ?
Le populisme, nourri de corporatisme et mâtiné de régionalisme, accélère le découpage du pays. A ce rythme, la Tunisie risque de devenir un archipel éclaté, d’îlots et d’atolls désarticulés, tous vulnérables aux aléas de la nature et à la myopie des dirigeants. Les courants marins, forts et imprévisibles, mettront tout à la dérive au milieu d’un océan indomptable.
Accrocher au vestiaire, durant les trois prochaines années qui nous séparent de l’année électorale de 2024, ces différends sans réelle importance devient une urgence. Unir les Tunisiens, plâtrer les fractures, panser les plaies, et surmonter ensemble les difficultés n’est pas un choix. C’est un devoir.
La crise sanitaire et ses suites n’ont épargné personne. Elle a montré que face à ses ravages, les Tunisiens ont tous été égaux dans la souffrance. Ils demeurent très exposés encore pour longtemps. Les batailles de la vigilance et du secours ne sauraient fléchir. Une nouvelle, celle de la vaccination, compliquée, coûteuse, et censée être consensuelle. Elle aussi doit être gagnée. Quel qu’en soit le prix, et avec les tests, le traçage et l’isolement, le salut sera dans le vaccin. Pas pour tous, mais au moins à commencer par les prioritaires, sans réfraction aucune.
Une Tunisie unie, saine et cohérente ou un archipel à la dérive ? Sans compter sur les dirigeants, c’est aux Tunisiens de prendre leur destin en main. D’en décider et de l’imposer.
Taoufik Habaieb