La symbolique de l’eau dans le roman d’Emna Rmili «Toujen»
Par Kahena Abbes - Soultan Ouled Ghazel, le personnage principal du roman d’Emna Toujen Rmili parut aux éditions «Perspectives» en 2018, décide dès son retour à sa ville natale «Toujen» de raconter son histoire.
Il nous invite ainsi à nous introduire dans son univers subjectif, décrit à la première personne du singulier, «le JE».
Les raisons qu’ils l’ont amenés à s’engager dans une telle aventure ne sont pas la singularité de son expérience et son importance, mais l’amour qu’il continue d’éprouver envers Sahra Bent Ouled Lahmar, la femme qu’il a aimée et qu’il s’impatiente de revoir après une absence qui a duré 20 ans.
Il espère ainsi, que cette rencontre pourra avoir lieu sur un rocher: l’endroit qui a donné naissance à Toujen, lorsqu’un aigle s’est posé là-dessus en laissant ses plumes, transformées par miracle, en plusieurs sources d’eau, pour donner la vie à cette terre aride.
Dès le départ, le roman d’Emna Rmili nous offre une vision métaphorique et symbolique du réel, puisque toute l’histoire va se développer, évoluer à partir d’un moment crucial relaté par le mythe fondateur : celui de l’émergence de l’eau.
C’est pour cette raison que toutes les histoires racontées par Soultan Ouled Ghzal, qu’elles soient la sienne, ou celles des autres personnages, s’articulent tout autour de l’eau, elles ont toutes pour but de nous révéler et sa pluralité symbolique et sa force mystérieuse.
On constate au fil des événements, que c’est l’eau qui a donné naissance, non seulement à Toujen, mais aussi à ses ancêtres, leurs descendants, à leur solidarité, adversité, histoires d’amour, conflits et même à leurs crimes.
Car le but ultime de l’histoire est de pouvoir révéler le grand mystère de l’eau, ses caractéristiques fluctuantes: fluidité, neutralité, abondance, force, pouvoir, renaissance, anéantissement.
À l’instar des grandes histoires d’amour connues dans l’histoire soit de Kaies et Leila ou de Roméo et Juliette, celle de Soultan et Sahra est impossible à réaliser puisqu’ils appartiennent à deux tribus ennemis dont le conflit remonte à plusieurs générations, il s’est déclenché lorsque la tribu de Sahra «Ouled Lahmar» s’est opposée à ce que la tribu «Ouled ghzal» puisse avoir accès à l’eau.
Mais Sahra va révéler à Soultan son bien aimé l’endroit de l’eau, aveuglé par le désir de vengeance, celui-ci ne gardera pas le secret longtemps pour lui, il ira chez elle accompagné des membres de sa tribu, n’hésitera pas à déclencher la guerre à l’encontre de la famille de sa bien-aimée, Sahra.
Suite à cette tragédie, il sera incapable d’assumer sa trahison, il finira par quitter le pays pour s’installer au Canada.
Dévoré par la culpabilité et les regrets pendant vingt ans, Soultan ne cessait d’avoir des nouvelles de Sahra et de Toujen à travers l’un de ses cousins appelé Hassen, jusqu’au jour où il décide de revenir et de revoir Sahra.
Après tant de sacrifices d’échecs et de souffrances, elle finira par perdre la vue et devenir aveugle.
La trame des événements romanesques nous éclaire sur les rapports du féminin/masculin, fertilité /sécheresse, amour/trahison, culpabilité/pardon.
Ainsi on pourrait dire que Sahra dont le prénom signifie en arabe désert est un personnage emblématique qui incarne le féminin, le don de soi, le sacrifice, l’amour, la fidélité, la patrie, c’est pour cette raison qu’elle va divulguer l’endroit de la source aquatique à son bien aimé Soultan, et transgresser les lois et traditions de sa tribu, en mettant sa vie, son honneur en danger, en avançant vers son autodestruction.
Comme nous l’avons déjà évoqué, l’eau en tant que symbole occupe une place centrale dans le roman; elle aura quelques attributs qui lui ont été accordés dans plusieurs traditions, mythologies, religions, qui la considère: purificatrice, destructive, protectrice, porteuse de guérison, de fertilité, nourricière de la terre, mais aussi la forme substantielle de la manifestation, de la paix et de la sagesse, c’est pour cette raison que la voix narrative de Soultan (dont le prénom signifie en arabe roi)va tenter de se concilier aussi bien avec Sahra qu’avec Toujen, dans l’espoir de se faire pardonner, de retrouver la paix en lui-même et l’amour de sa bien-aimée.
Quant à Sahra dont le prénom restera associé au désir de l’eau, elle deviendra une icône malgré sa défaite, sera condamnée à vivre comme une exilée, à ne plus revoir ni le monde qui l’entoure ni Soultan.
En réalité, Toujen suscite une pluralité de lectures, puisqu’il a été construit à partir d’une vision romanesque qui associe le symbolisme à la mythologie afin de décrire le réel, le roman se distingue aussi par la musicalité de la narration, orchestré suivant un certain tempo qui l’a fait passer à plusieurs niveaux de vitesse, d’intensité, de fluidité, à suivre aussi bien le déplacement que le croisement des lieux et des temps tels que racontés par Soultan afin de se libérer, se purifier.
Kahena Abbes
Avocate et écrivain