Mouna Kraïem: Monsieur le Chef de l’Etat, la troisième République est une nécessité et non un choix
Par Mouna Kraïem - Une frange importante du peuple tunisien ne cesse d’exprimer son ras-le-bol de la classe politique de plus en plus impuissante à apporter des solutions à ses problèmes, et ce, en appelant à la dissolution de l’Assemblée des représentants du peuple qui ne la représente plus et à un passage en force à des scénarios de rupture avec le système politique qui a donné les preuves de ses limites en instaurant un régime politique instable et un Etat faible incapable de réaliser un développement économique et une justice sociale.
L’élite politique et certaines voix du milieu académique ont orienté le débat vers des scénarios le moins qu’on puisse dire chaotiques enfonçant encore plus la crise politique et ouvrant ainsi la voie vers l’inconnu sans pour autant apporter des solutions concrètes et efficaces.
Il convient dans ce cadre d’identifier, dans un premier temps, l’origine du mal qui entrave la bonne marche de nos institutions et de présenter, dans un deuxième temps, une feuille de route en adéquation avec la constitution pouvant ainsi constituer un scénario crédible de sortie de crise.
Le mal se situe à deux niveaux:
D’abord, dans la constitution elle-même. Ensuite, dans l’arsenal juridique infra-constitutionnel.
I. Si elle ne fait pas notre malheur, la constitution du 27 janvier 2014, ne fait pas non plus notre bonheur. En effet, tous ceux qui ont appelé à dissoudre le parlement en se basant sur l’article 80 relatif à l’état d’exception, oublient que le recours à cet article maintient le parlement en session permanente. Par conséquent, chercher une solution dans un article qui maintient en vigueur le problème relève tout simplement du non-sens.
Par ailleurs, si on peut se féliciter du fait que la constitution constitue un véritable catalogue des droits et des libertés, on ne peut s’empêcher de lui reprocher d’avoir mis en place un régime politique irrationnel dans lequel le Chef de l’Etat pourtant élu au suffrage universel direct n’est en réalité qu’un demi chef qui n’a pas les moyens de ses ambitions. Comment clamer sa responsabilité exclusive devant le peuple tout en sachant qu’il est démuni des pouvoirs qui vont de pair avec son statut ? Une incohérence à laquelle il convient d’y remédier. En effet, le Chef de l’Etat, symbole de son unité et garant de sa continuité paraît de plus en plus impuissant à mettre fin à cette crise multidimensionnelle en se basant uniquement sur le texte de la constitution dont il est le garant. Le rôle d’arbitre des institutions est totalement absent du texte et c’est dans ce sens que la constitution devrait entre autres être revue.
II. L’arsenal juridique infra-constitutionnel contient des failles dont la révision pourrait assainir l’atmosphère politique et garantir une meilleure gouvernance.
Je vise par-là essentiellement la loi électorale qui ne permet pas de dégager une large majorité parlementaire pouvant constituer une ceinture stable pour le chef du gouvernement. Du coup, les gouvernements qui se sont succédé ont été pris en otage par un parlement hétéroclite super puissant dominé dans la plupart des cas par des majorités contre nature fragilisant davantage l’action du gouvernement et réduisant au minimum sa marge de manoeuvre. Il va sans dire que si cette loi garantit une représentativité de l’Assemblée, elle permet à des évadés fiscaux et des corrompus d’accéder au parlement et jouir de la sorte d’une immunité qui les soustrait en pratique à toutes les poursuites judiciaires en raison de la complexité de la procédure de la levée de cette protection.
Cette dépendance vis-à-vis du parlement est accrue par un règlement intérieur dont certaines dispositions vont à l’encontre de la constitution notamment en ce qui concerne le passage obligé par la confiance du parlement à chaque fois que le Chef du gouvernement entend introduire un remaniement au sein de son équipe.
10 ans après, d’aucuns se demandent si la révolution du 14 janvier a réalisé les objectifs de dignité en pondant un régime politique instable dominé par un parlement proie à des querelles intestines et un exécutif éparpillé entre deux têtes et incapable de mener à leur terme les réformes structurelles indispensables.
III. Les jalons de la troisième République
Parler de la troisième République ne devrait pas nous conduire à penser à l’éventualité d’une rupture radicale avec l’actuel système politique et suspendre l’application de la constitution ou instaurer une dictature sous quelque forme que ce soit. Aucune proposition pouvant nous conduire vers l’inconnu ne devrait être acceptée. Bien au contraire, il s’agit de consolider nos acquis et de dépasser les incohérences et les blocages caractérisant les textes juridiques. Aussi bien la constitution que les institutions devraient être considérées comme des lignes rouges par tous les détracteurs de la transition démocratique.
Ceci étant dit, il est pourtant impératif de réformer ce qui peut être réformé selon les procédures déjà mise en place et d’envisager un dialogue national autour des axes qui constituent des sources de blocage aussi bien sur le plan politique que social et économique.
III.1 - Sur le plan constitutionnel, il convient de réfléchir sur les points suivants
• La révision des dispositions constitutionnelles relatives à la répartition des compétences entre les deux têtes de l'exécutif. Cette répartition a conduit à une dispersion des pouvoirs et à un blocage notamment lorsqu’une tension existe entre le président de la République et le Chef du gouvernement.
• Le statut du président de la République devrait être en harmonie avec le mode de son élection. Il ne sert à rien de déranger des millions d’électeurs pour choisir un Chef de l’Etat démuni de pouvoirs.
• Doter le Chef de l’Etat de pouvoirs d’arbitrage en cas de crise institutionnelle, tant la dissolution que le recours au référendum ou la mise en oeuvre de la responsabilité du chef du gouvernement deviennent de plus en plus sources de blocage
III.2 - Sur le plan juridique infra-constitutionnel, il faudra
• Revoir le système de scrutin afin de pouvoir dégager une majorité stable et cohérente à même de constituer une ceinture politique efficace aussi bien pour le gouvernement que pour le Chef de l’Etat.
• Revoir les dispositions du règlement intérieur qui mettent le chef du gouvernement en otage par rapport au parlement ; notamment celles relatives au renouvellement de la confiance en cas de remaniement ministériel.
• Voter une loi relative aux partis politiques qui va dans le sens d’une meilleure transparence et d’une démocratisation de leurs structures.
• Etablir un code de déontologie politique.
• Sur le plan institutionnel, la mise en place de la cour constitutionnelle est d’une nécessité impérieuse.
III.3 - Sur le plan économique et social, il devient impérieux d’entamer les réformes prioritaires nécessaires et engager un dialogue socio-économique dont l’objectif serait de définir une feuille de route établissant une vision au minimum sur cinq années validée par l’ensemble des acteurs politiques, économiques et les principales organisations syndicales.
En guise de conclusion, puisque la constitution est inapte dans sa forme actuelle à permettre d’engager les réformes sus-indiquées, il convient de réfléchir sur un processus légitime qui sans enfreindre la constitution permettrait de réaliser un consensus national. Pour ce faire, le seul moyen d’aboutir à un tel objectif serait d’engager un dialogue national ouvert à tous les acteurs politiques et nationaux sans exclusion aucune, lesquels acteurs se départiraient de leurs appartenances partisanes et idéologiques et mettraient l’intérêt de la patrie au-dessus de toute autre considération.
Monsieur le président, nous comptons sur votre sens de la responsabilité pour mener le pays sur la voie du salut tant espéré et c’est seulement ensemble que nous y parviendrons sinon l’histoire ne nous le pardonnera pas.
Mouna Kraïem
Docteur en droit public
Enseignante à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
Université de Carthage -Tunisie