Yadh Ben Achour : Politiquement, nous sommes passés d’un excès à un autre
Yadh Ben Achour garde espoir et confiance. Ce qui se passe aujourd’hui en revendications sociales et politiques profondes qui secouent, dix ans après le 17 décembre 2010, la Tunisie, est signe de convulsions révolutionnaires. Dans une interview accordée à Marie Verdier, du quotidien parisien La Croix, il souligne l’ampleur de ce processeur et ne désespère pas de le voir aboutir dans de nombreux pays arabes, mais aussi et avec l’avancée accomplie, en Tunisie. Il réfute les appellations accolées.
« Le printemps arabe, tout comme la révolution du jasmin évoquent le bonheur et la douceur du climat, déclare-t-il. Mais les révolutions ne se font jamais dans la douceur ! Un changement constitutionnel est toujours une violence, un traumatisme dont les sociétés sortent exsangues. Les révolutions ne sont pas pacifiques non plus. »
Il affirme que ce s’est passé en Tunisie « était bel et bien une révolution qui a satisfait aux quatre conditions requises. Premièrement, une protestation sociale massive. Deuxièmement, un message. Nul ne peut contester le message démocratique pour la dignité, la liberté et la justice des Tunisiens. Troisièmement, la chute d’un régime avec ses hommes, ses institutions et ses symboles. Enfin, un nouveau pouvoir, révolutionnaire ou non, qui reconnaît la révolution. »
Et il livre sa lecture de la situation.
Ci-après l’interview publiée par notre confrère La Croix.
Pour le juriste Yadh Ben Achour, qui a présidé en 2011 aux destinées de l’instance tunisienne pour la réalisation des objectifs de la révolution, la noirceur du bilan, dix ans après les révolutions qui ont bouleversé le monde arabo-musulman, conduit à de fausses conclusions. Ces pays finiront par connaître des bouleversements démocratiques.
Le 17 décembre 2010, la tragique immolation de Mohamed Bouazizi allait déclencher la révolution tunisienne et, dans son sillage, des soulèvements en cascade dans les pays de la région, baptisés « printemps arabe ». D’où vient cette appellation?
Yadh Ben Achour : La métaphore saisonnière est classique. Mais c’est un piège linguistique dangereux, une invention médiatique que je réfute totalement. Le printemps arabe, tout comme la révolution du jasmin évoquent le bonheur et la douceur du climat. Mais les révolutions ne se font jamais dans la douceur ! Un changement constitutionnel est toujours une violence, un traumatisme dont les sociétés sortent exsangues. Les révolutions ne sont pas pacifiques non plus. Lorsqu’il y a des morts, et il y en a toujours, où est la paix ?
En Tunisie, nous avons vécu la période 2010-2011 dans un perpétuel champ de bataille avec des morts, des blessés, des snipers, des meurtres et des assassinats jusqu’en 2013, des procès à n’en plus finir. Au total 350 morts et des milliers de victimes. Le dossier des martyrs de la révolution n’est d’ailleurs pas clos. Vous trouvez que cela sent le jasmin ?
Certains contestent le fait qu’il y ait eu une révolution en Tunisie
La révolution dérange, elle a beaucoup d’ennemis qui veulent n’y voir qu’un regrettable accident de parcours. L’événement en lui-même n’a duré que 29 jours, jusqu’à la fuite de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Et la Tunisie est un petit pays. Quand elle tremble, elle ne fait pas chavirer le monde, même si elle a eu un effet certain de contagion !
Mais cela était bel et bien une révolution qui a satisfait aux quatre conditions requises. Premièrement, une protestation sociale massive. Deuxièmement, un message. Nul ne peut contester le message démocratique pour la dignité, la liberté et la justice des Tunisiens. Troisièmement, la chute d’un régime avec ses hommes, ses institutions et ses symboles. Enfin, un nouveau pouvoir, révolutionnaire ou non, qui reconnaît la révolution.
Dix ans après, le bilan de la révolution est assez sombre
La crise financière est telle que l’État, affaibli, ne peut plus se financer lui-même. Les services publics sont très dégradés. Le système scolaire est en pleine régression. Les mouvements sociaux quotidiens ne sont plus des petits feux, allumés ici ou là. On ne peut écarter le risque d’explosion sociale dégénérant en chaos généralisé.
Mais la révolution n’est pas directement responsable de cette dégradation économique, sociale et financière. Pas plus que du système politique élaboré par l’assemblée constituante, ou de la gestion calamiteuse des islamistes. Au pouvoir pendant la première période de la transition (2011-2014), les islamistes étaient obnubilés par leur volonté de faire triompher leur idéologie. Dénués de tout sens de l’État, ils ont massivement recruté et se sont copieusement distribués des primes jusqu’à faire crouler l’État.
Politiquement, nous sommes passés d’un excès à un autre, d’un État monolithique, de la voix unique du maître, à un État fragmenté, un pluralisme excessif et une zizanie permanente entre le président de la République, le président du parlement et le chef de gouvernement.
Cette crise de la transition n’est pas pour autant une crise de la démocratie. En dépit des turbulences actuelles, on peut s’enorgueillir de l’acquis de la liberté d’expression, de la constitution d’une société civile forte et de la mise en place des socles de la démocratie : état de droit, institutions, élections et contrôle du pouvoir.
Pourquoi les révolutions ont-elles échoué partout ailleurs?
En Syrie, la révolution avait très bien commencé. En Libye, le congrès général national était prometteur. Au Yémen, le congrès du dialogue national était sur le point de réussir le défi de la transition, etc. Mais si chaque pays a son histoire unique, il est sûr que ces révolutions démocratiques n’auraient arrangé personne. Qui aurait pu les accepter dans le monde arabo-musulman ? L’Arabie saoudite ? L’Iran ? Impensable, car c’est contre la nature même de leurs États.
Avant même l’implication des grandes puissances étrangères, les puissances régionales se sont immiscées, déterminées à défendre leurs intérêts et à faire échouer ces révolutions, avec parfois la bénédiction des États eux-mêmes. Que serait devenu Bachar Al Assad sans le soutien russe ? Alors, ces révolutions se sont perdues dans les ténèbres de l’histoire, et ont laissé la place à des guerres à mi-chemin entre guerres civiles et guerres entre Nations.
Pourquoi la Tunisie a-t-elle échappé à cette emprise extérieure?
L’effet de surprise l’en a sans doute protégée. Sa révolution a pris de court le monde entier. Barack Obama le dit dans ses mémoires. Le complot selon lequel les États-Unis auraient fait partir Ben Ali me fait rire, même s’il est vrai qu’ils ne l’ont, par la suite, pas aidé à se rétablir. La Tunisie a, depuis le XIXe siècle, une tradition réformiste.
Cette culture libérale ancrée nous a permis, par exemple, d’empêcher la genèse d’une constitution islamiste en 2012-2013, lorsque les islamistes dominaient l’assemblée constituante. Et, non des moindres, l’armée est toujours restée en marge du pouvoir en Tunisie.
À la différence de l’Égypte?
L’Égypte n’a connu que des révolutions militaires. Le nassérisme fut une révolution militaire. À la chute de Moubarak, en 2011, un conseil militaire a présidé aux destinées de la révolution. Et le retour de flammes contre les islamistes, en 2013, est à nouveau le fait des militaires avec le putsch du maréchal Al Sissi installé au pouvoir avec l’aide des Américains. Le sociologue Anouar Abdel-Malek avait écrit « L’Égypte société militaire » en 1962. Cela reste vrai. L’armée n’est pas une institution de l’État égyptien, elle est l’État.
Le conflit entre sunnites et chiites n’a-t-il pas joué un rôle dans les échecs, comme au Yémen?
Les pires ennemis peuvent fraterniser. Les Yougoslaves ont fraternisé sous Tito pendant des décennies. Mais il suffit que l’on vienne gratter la fibre nationaliste pour provoquer une explosion. Après le départ du président Saleh, les Yéménites, quelle que soit leur confession, se sont mis d’accord sur des principes et des libertés, jusqu’à ce qu’à l’instigation de l’Iran, les Houthis chiites se manifestent, et qu’intervienne militairement l’Arabie saoudite transformant le pays en un tragique champ de bataille.
De ces révolutions écrasées, reste-t-il, malgré tout quelque chose?
Malheureusement tous les régimes autoritaires ne pouvaient trouver meilleur allié que le Covid. Mais des graines ont été semées, et reviendront à la vie tôt ou tard. Ces pays aujourd’hui écrasés finiront par connaître des bouleversements de type démocratique pour réclamer la liberté et l’état de droit.
Le tort, c’est de s’emmurer dans l’actualité, qui donne de faux sentiments, de fausses conclusions, et fait croire que la perpétuation de la dictature en Syrie, la guerre au Yémen, Al Sissi au pouvoir en Égypte ou le chaos en Libye sont la fin de l’histoire. Or le rideau n’est pas tombé. Il faut s’inscrire dans le temps long. Depuis des décennies, le monde arabo-musulman est en ébullition. Le hirak en Algérie, les manifestations au Liban, en Irak et au Soudan, en 2019, sont dans la filiation directe des révolutions de 2011. Le Soudan est dans une dynamique de « désislamisation ». Le destin du hirak en Algérie n’est pas terminé. Pas plus que la « déconfessionalisation » au Liban.
Ces révolutions prouvent-elles qu’il n’y a pas d’antinomie entre islam et démocratie?
Il n’y a aucune contradiction entre islam, en tant que religion, et démocratie. Ce sont les adeptes de l’islam qui sont très divisés. Et certains islams sont absolument incompatibles avec l’idée démocratique. Malheureusement les radicaux ont un énorme avantage. Ils monopolisent les médias et l’opinion, et bénéficient d’une publicité permanente avec leurs attentats et actes de violence.
Cela donne une idée fausse de la proportion des forces, dresse l’opinion contre l’islam, soit sous forme d’hostilité déclarée, soit en l’intériorisant, et cela empêche de voir ce qui agite en profondeur les sociétés. On ne voit que Daech, Aqmi, Boko Haram, les Chebabs, etc. On ne voit que les radicaux, les intégristes, les djihadistes, les salafistes, pourtant minoritaires à côté de l’islam des lumières, de l’islam libéral, de l’islam du for intérieur, majoritaire mais si peu visible.