Kamel Akrout : Le vide et son double
Par Contre-Amiral® Kamel Akrout - Le dixième anniversaire d’un décembre 2010 qui a soulevé un espoir national sonne comme une étape que redoutent les protagonistes de l’histoire nationale durant cette décennie. Ils la redoutent car dix ans est le tiers d’une génération au sens des démographes. Un tunisien qui aurait été à peine sorti de l’enfance en 2010 est aujourd’hui un jeune adulte dans un pays qui, osons le dire a perdu ses repères tout au long d’une expérimentation qui a été, jusqu’à aujourd’hui et sous réserve d’inventaire historique, un échec.
Le grand politologue français Raymond Aron nous a légué deux remarques fort à propos pour qui voudrait ne pas s’intéresser à l’écume des jours, ni à la cacophonie.
La première de ces remarques devrait être méditée ! Aron disait que seule l’histoire, spécifiquement l’histoire longue, nous dira ce que fut cette période et la valeur de cette césure de dix ans. Seule l’histoire labellise et sanctionne. La notre, celle profonde, nous rappelle depuis 1869 ce que fut le pays, ce que furent ses révoltes et ce que furent leurs lendemains. Cela invite à la modestie. Les hommes, les porteurs d’opinions seraient bien inspirés de relire certains des épisodes.
L’autre remarque de Raymond Aron concerne la justesse de l’action dans la conduite des affaires publiques. Il dit en substance que, l’incompétence des hommes qui décident a été plus le moteur des catastrophes historiques que leur génie ou leur intelligence supposée.
Vide d’Etat
En dix ans l’État s’est affaibli, avalé ou presque par un vide construit et organisé par un régime politique que tous les acteurs politiques sérieux et patriotes s’accordent à dire qu’il est agonisant des problèmes qu’il a lui-même crée. Le régime issu de la constitution de 2014 n’est en réalité que le prolongement du système qui s'est installé en 2011, une sorte d’accord entre des acteurs qui vivent du vide politique. 217 députés pour 11 millions d’habitants, c’est un des ratios les plus élevés du monde avec un mode de scrutin qui ne permet pas à la population de connaître ses députés. Le coût réel et le coût politique de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) est exorbitant pour le pays, l’ARP a causé une grande partie des problèmes du pays.
La Constitution de 2014, consacre la division du pouvoir et ne permet aucune alternance possible. Pendant dix ans, malgré les changements de noms, de postures, nous avons strictement les mêmes protagonistes qui détiennent désormais une portion du pouvoir, considérée par eux comme une sorte de propriété ou comme un dû légitime. Cette pratique a détruit l’esprit politique lui-même, devenu moyen, devenu carrière, et devenu outil d’accaparement des fruits du pouvoir. Du somment à la base, l’esprit de règne, le fractionnement du pays gagne, les régionalismes triomphent en bas reproduisant les accaparements des multiples corporatismes du somment de la pyramide et des échelons intermédiaires. Chaque corps de l’Etat veut pour lui les privilèges accordés à d’autres corps, dans une sorte de mimétisme collectif qui confine à un ridicule pillage de richesses que le pays n’a pas et ne pourra jamais avoir.
A la base de la pyramide, localement, chaque citoyen, chaque groupe, ville et village, s’est vu désormais à la tête d’un lambeau de territoire et de richesse, qui le sel, qui le pétrole, d’autres les phosphates, pour d’autres l’eau, d’autres se voient titulaires d’un droit de passage comme au Moyen-âge !
D’autres ont rayé d’un trait de crayon le plus ancien des pouvoirs dans le monde et la base même de la démocratie dont se réclament tous : le consentement à l’impôt. La contrebande a transformé le pays en une vaste friche fiscale et les villes en un désert d’entreprises détruites par le dumping du médiocre et de l’impropre à la consommation jusqu’à faire du grenier de Rome une déchetterie italienne à ciel ouvert. Rien n’a résisté à l’appauvrissement général que les tunisiens ont subi, au premier chef l’appauvrissement de l’esprit civique.
Dans ces fragmentations l’Etat s’est perdu. En dix ans, l’État (que certains confondent avec le régime politique du moment à tort) n’est plus en capacité d’imposer la loi. L’Etat, paye les limites de la culture politique de la caste qui s’est accaparée le pouvoir depuis dix ans et qui, il faut le souligner n’est pas le meilleur exemple qu’un nouveau régime politique peut donner à un peuple au moment d’une transition majeure.
Après le vide d’État, le vide d’avenir
Le simple citoyen observateur des mœurs politiques de ceux qui nous gouvernent est saisi par l’absence totale de projets d’avenir. Dix ans de débats identitaires dont les dégâts se mesurent en nombre de terroristes partis sur tous les fronts, d’immigration clandestine, de contrebande, de criminalité galopante, d’effondrement du système de la santé, de l’éducation, de fuite de cerveaux bref, de tout ce qui fait avenir.
Dix ans d’un incalculable nombre de ministères, de chefs de gouvernements, de ministres, de déclarations de politiques générales, de projets tous aussi grandiloquents les uns que les autres, sans concrétisation. Le pays, comme sa classe politique rumine le passé, régurgite le XXe siècle dans des projets dont le pays ne détient pas l’ombre d’un centime d’investissement, s’obligeant à en quémander les fonds au gré des visites et des passages par la capitale de tous ce que la scène internationale compte de puissants et de moins puissants. L’instabilité gouvernementale, a enfanté des gouvernements sans vision, stratégies ni programmes. Les dernières élections de 2019 ont mis à nu l’absence de projets et stratégies. Une absence présentée comme une vertu face à un pays médusé, accaparé par une campagne des à-côtés et parfois du caniveau. Au bout des dix ans, les carences du pays sont encore plus criantes que jamais. Il y a un an et demi, le ministre de l’agriculture en exercice, se fondant sur une étude réalisée par son ministère nous annonçait que le pays perdrait 50% de ses terres agricoles en moins de 30 ans, soit à l’horizon de 2040/50, c’est-à-dire demain. Ce constat, s’il devait se réaliser, viendrait s’ajouter à la suite de catastrophes économiques des dix dernières années. Rien que ce constat devrait devenir le fil conducteur d’un grand projet d’avenir. L’étude a dû atterrir dans l’un de ces profonds tiroirs, il est vrai que l’importation de produits de consommation courante doit aiguiser quelques appétits d’importateurs au mépris du bon sens économique.
Rien n’a été fait pour reconstruire une économie désormais obsolète, improductive, qui n’est plus en adéquation avec l’époque que nous vivons, ni bien sur en phase avec ce qui va advenir dans les mois qui viennent. Le pays a été bercé d’illusions sans rapport avec les efforts qu’il faut fournir pour se hisser au niveau des pays concurrents. La production industrielle s’est effondrée, en face aucune stratégie industrielle n’a été arrêtée. Le tourisme tunisien est obsolète, mais on s’évertue à en reproduire ses difficultés à l’infinie, on laisse entrer sur le sol national des sous-produits d’un dumping subventionné par des Etats sans égard à nos entreprises et nos emplois. Nos lacunes capacitaires en termes de services et de logistique semblent avoir échappé à toute la classe politique. Notre éducation, jadis fer de lance a été atteinte elle aussi par une rapide obsolescence, rien n’échappe au déclassement de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur. Tout ce qui fait économie s’est arrêté à la loi 72, tout ce qui fait avenir n’est jamais advenu.
Dix années perdues à satisfaire le paraitre et l’égo d’une classe politique fort peu intéressée par l’avenir du pays qu’elle a cru recevoir en un dû définitif et irrévocable. En dix ans, à l’exception d’une liberté d’expression menacée en permanence, toutes les moyennes, tous les ratios du pays se sont effondrés. Le plus alarmant est l’apparition d’un localisme populiste, fragmentaire, flatté par les uns, craint par les autres. Au vide d’Etat, s’est ajouté le vide d’avenir, le risque est de voir ce vide rempli par des aventuriers qui peuvent nous mener à de dangereuses extrémités. La lecture de l’histoire lointaine du pays le prouve. Ne pas revivre l’histoire, c’est poser les jalons d’un avenir inclusif pour tous, c’est retisser ce qui fait société et reconstruire d’abord ce qui fait Etat. N’en déplaise à certains, le problème de la Tunisie, la source de ses maux de dix ans, c’est son système politique et son mal gouvernement.
Conclusion
Le bon sens nous impose de reconnaître cependant, eu égard à la situation économique et sociale catastrophique, attestée par des rapports sérieux, que le pays ne peut pas continuer ainsi, il faut sortir du tunnel, de cet état de passivité, d'inconscience et d'indifférence d’une caste politique qui ne veut pas reconnaître qu'elle est la source du sabordage.
En urgence il faut prendre des mesures de sauvetage sociales économiques d'abord. Parallèlement, il faut procéder au changement du système électoral, de procéder ensuite à la révision de la constitution. Sur la base des réformes, des élections anticipées seraient nécessaires. Car en effet, on ne peut aller d'échec en dialogue national et de dialogue national en échec. Cette voie, maintes fois expérimentée est définitivement une voie d'échec.
A ceux parmi les élus du peuple, qui ont assez d'amour pour la patrie et de courage, qu'ils saisissent le moment pour imposer les réformes constitutionnelles qui doivent nous sortir de l'état de crise permanente, sans doute auront-ils assez d’humilité pour faire appel à des compétences pour proposer les mesures sociales et économiques urgentes de sauvetage. Parallèlement, ils imposeraient une autre commission de compétences indépendantes pour proposer des amendements constitutionnels au suffrage du peuple, source du pouvoir originel, par référendum.
Les élections législatives qui devraient suivre permettraient d'apaiser le climat politique et de centrer l'attention du pays sur les défis socioéconomiques.
Sans cette solution, conforme aux principes démocratiques, il n'y aura point de salut. Car, sous le règne de la constitution de 2014, aucun mécanisme ne fera sortir le pays de la situation dramatique dans laquelle il se trouve. Le type de séparation des pouvoirs, l'étendue des pouvoirs de chacune des institutions, ne sont pas de nature à permettre une sortie de crise au bénéfice du pays.
Contre-Amiral® Kamel Akrout
Fondateur du think tank IPASSS (Institute for Prospective and Advanced Starategic Security Studies)
et ancien Conseiller Principal à la Sécurité Nationale auprès du Président de la République.