Covid-19: le primat de l’économie et des considérations politiciennes sur la santé
Par Habib Mellakh - La situation sanitaire se dégrade, dans notre pays, de jour en jour. Nous connaissons, depuis la réouverture précipitée, voire anarchique de nos frontières, une propagation continuelle du coronavirus dont les gouvernements d’Elyes Fakhfakh et de Hichem Mechichi sont, pour l’essentiel, les premiers responsables. Il ne fait pas de doute qu’une proportion importante de nos citoyens a aggravé la situation par son indiscipline et son comportement incivique. Face à cette grave détérioration, nous tenterons, en plusieurs articles, un premier bilan de cette épidémie. Nous nous arrêterons sur les erreurs et les errements des uns et des autres depuis la réouverture des frontières afin de tirer les leçons qui s’imposent. Notre démarche, citoyenne avant tout, est celle d’un militant associatif qui, sans nier les bons résultats obtenus au printemps dernier par le gouvernement Fakhfakh dans la lutte contre la Covid-19, tire la sonnette d’alarme et cherche à contribuer à la réflexion sur les moyens à même de permettre à notre pays d’éviter une catastrophe annoncée.
Les signes précurseurs de la catastrophe
Nous constatons aujourd’hui une dégradation épidémique sans précédent caractérisée par une propagation exponentielle du virus, un taux d’incidence très élevée et en continuelle augmentation (actuellement situé entre 300 et 600 pour 100000 habitants dans la plupart des régions) et des taux de positivité qui suivent eux aussi une courbe ascendante (28 % pour la journée du 14 janvier sur la base du dépistage de personnes symptomatiques). Nous avons dépassé la barrière symbolique des 5000 morts et nous nous acheminons vers 6000 morts (5921 à la date du 20 janvier). La Tunisie fait désormais partie du peloton de tête des pays les plus atteints par la covid-19. Au nombre de décès pour un million d’habitants, nous sommes, selon le journal Le Monde, qui publie régulièrement un état des lieux de la pandémie, les premiers de la classe dans le monde arabe avec 505.3 morts alors que des pays comparables au nôtre comme l’Algérie, le Maroc, la Jordanie accusent des taux de mortalité nettement moins élevés avec respectivement 67,3 morts, 222.3, 418.8 selon les statistiques publiées le 15 janvier. Nous sommes les seconds en Afrique, précédés uniquement de l’Afrique du Sud qui comptabilise 662 morts en vertu du même recensement.
Nos chiffres en hausse constante sont d’autant plus alarmants qu’ils sous-estiment la réalité. Les tests de dépistage, effectués d’une manière aléatoire à la faveur des dernières campagnes, qui ne sont pas massives, révèlent qu’en moyenne 3 Tunisiens sur 10 sont positifs au coronavirus. Les services de réanimation des hôpitaux sont saturés. La situation épidémiologique n’est plus sous contrôle malgré le déni du gouvernement et des autorités politico-sanitaires.
Navigation à vue d’un gouvernement soumis aux lobbys
Depuis la réouverture des frontières, le gouvernement d’Elyes Fakfakh a été incapable de capitaliser les succès obtenus dans la lutte contre la pandémie au printemps dernier.
Le gouvernement actuel, dépassé par les événements, a été impuissant à arrêter la dégradation sanitaire. Il pratique une politique de deux poids et deux mesures qui trahit un sens de l’équité à géométrie variable selon que l’on est influent puissant, homme politique, député ou citoyen ordinaire. Cette politique a permis aux lobbys politiques et économiques puissants et aux parties qui leur sont liées de ne pas être soumis à un protocole sanitaire jugé préjudiciable à leurs intérêts, à l’opposé des groupes peu influents auquel le gouvernement impose ces mesures de prévention. Certaines activités et certains rassemblements sont interdits alors que d’autres sont autorisés en raison de cette politique inéquitable.
Quand le gouvernement se décide à décréter des mesures préventives, le diktat des lobbys et la pression de la rue l’obligent à faire des volte-face préjudiciables à son image de marque ou à les appliquer d’une manière sélective comme on l’a vu récemment à l’occasion d’une inhumation soumise au protocole covid et qui a vu la présence d’une foule innombrable.
De nombreuses mesures, d’ailleurs tardives, sont restés lettre morte comme le port du masque, l’interdiction des rassemblements et de la circulation entre les gouvernorats. Elles sont transgressées à qui mieux par la plupart des citoyens qui sont dans le déni et qui ont été encouragés par le laxisme gouvernemental. La passivité du gouvernement apparaît, pour de nombreux citoyens, comme une volonté délibérée et cachée de ne pas réprimer les violations continuelles de ces mesures barrières et de laisser le virus circuler librement dans l’espoir illusoire de parvenir à l’immunité grégaire. On comprend dès lors pourquoi il a continuellement exclu le recours au confinement général et a érigé le rejet politique de cette mesure en dogme dans la lutte contre la covid-19 alors qu’elle a été considérée, par de nombreux experts comme une réponse scientifique proportionnée à la gravité de l’épidémie.
Tout passe avant la santé
Cette désinvolture et cette navigation à vue sont donc traduites par l’absence d’une réponse rapide, proportionnée et graduée à la dégradation épidémique. Elles sont responsables des pertes humaines enregistrées, très considérables quand elles sont rapportés à notre population et compte tenu des réalités de pays comparables au nôtre. Ces pertes touchent, à des degrés variables, toutes les catégories, toutes les familles, les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux, les enseignants et leurs élèves, et de plus en plus de médecins et de cadres médicaux, tous sacrifiés à l’autel de l’incurie, de l’incompétence et de la désinvolture du gouvernement. En fait, c’est l’ensemble de la classe politique qui privilégie les considérations économiques et qui se montre peu préoccupée par la situation sanitaire, se laissant prendre dans l’engrenage des querelles partisanes et des jeux vils et dangereux de la politique politicienne. Un bon nombre de ses représentants, au parlement au gouvernement ou au sein des partis politiques, souvent aux premières loges, se sont fait remarquer par l’ostentation impudique de leur violation constante des mesures barrières alors qu’ils devraient donner le bon exemple. Ce triste constat vaut aussi pour une grande partie du personnel des administrations, des banques, de la poste intransigeants avec les citoyens au sujet du port du masque alors qu’ils s’en dispensent outrageusement.
Pour les honorables membres de notre gouvernement, la situation sanitaire n’est pas une priorité et vous êtes d’une ingénuité légendaire si vous pensez qu’ils sont capables de prendre des dispositions à la mesure de l’urgence sanitaire. La récente décision saugrenue et rarissime, d’un confinement express de quatre jours, présentée ironiquement par les internautes comme une exception tunisienne en est la preuve. Elle a été prise contre l’avis des membres du comité scientifique et jugée, par de nombreux experts, fantaisiste et inefficace pour limiter la propagation du virus. Considérée par de nombreux observateurs comme une décision politique destinée à empêcher les marches de protestation à l’occasion de la commémoration de la révolution et peu coûteuse pour l’économie nationale, elle montre que la santé des Tunisiens est relégué au second plan au profit des considérations politiciennes et économiques. N’en déplaise à l’ingénu qui, comme moi, a caressé l’espoir, en fait, insensé que le chef du gouvernement annoncerait des mesures sanitaires à la hauteur des attentes, l’annonce lors de la conférence de presse du 16 janvier du remaniement ministériel exigé, entre autres, par Ennahdha, est venue confirmer que nos hommes politiques et, à leur tête, le chef du gouvernement accordent la priorité au jeu des chaises musicales aux dépens de nos vies.
Le gouvernement Fakhfakh, qui est à féliciter pour avoir fait, au printemps dernier, du contrôle de l’épidémie sa priorité, a privilégié, à la suite du confinement général les considérations économiques au détriment de la santé des Tunisiens. Tandis que Youssef Chahed a décidé dès le début de la pandémie en Tunisie la fermeture des frontières suggérée par la ministre de la santé Sonia Ben Cheikh et le ministre du tourisme et de l’artisanat, René Trabelsi, pourtant tour opérateur, Elyes Fakfakh les a rouvertes sous la pression du lobby touristique, bien représenté dans son gouvernement. Il a osé le faire sans astreindre les Tunisiens de retour de l’étranger à un protocole sanitaire rigoureux avec l’exigence de la présentation de tests PCR négatifs et l’astreinte au confinement dans des établissements appropriés et comme cela s’est passé au printemps dernier, astreinte jugée salutaire par tout le monde. Cette mesure montre que le gouvernement Fakhfakh a fait passer, au cours de l’été dernier, l’économie avant la santé, au risque de perdre les dividendes engrangés après la première vague.
Il est vrai que le confinement général du printemps dernier, qui a eu un impact économique négatif avec une baisse très importante de la croissance, légitime le souci de relancer l’économie en ouvrant les frontières mais il aurait fallu le faire sans courir le risque d’une catastrophe sanitaire. Il aurait été en effet possible de concilier les impératifs économiques et les exigences sanitaires dans le but de préserver l’économie rudement touchée par le confinement général et de limiter dans une proportion importante la propagation de la maladie et les pertes humaines. Il est donc vrai que la réouverture des frontières était indispensable pour la reprise économique et, au moins, pour stopper la baisse de la croissance. Mais il n’est pas moins vrai que la réouverture accompagnée d’un protocole sanitaire rigoureux avec tests PCR négatifs et confinement obligatoires pour tous les voyageurs aurait permis de circonscrire l’épidémie. L’abandon de ce protocole sanitaire aura été en quelque sorte la faute originelle responsable du retour en force de l’épidémie, des conséquences désastreuses de ce retour sur la santé des Tunisiens et d’un impact économique qui s’avérera sans doute négatif au moment du bilan. Quand on est pris dans une spirale infernale, il est difficile d’en sortir rapidement. Quand on s’y enfonce, on risque d’y rester pendant une très longue période.
Ce réquisitoire accablant contre les gouvernements qui ont géré la pandémie ne décharge pas les Tunisiens de la responsabilité qui leur incombe dans la recrudescence de la maladie.
A suivre
Habib Mellakh